Etienne Delessert. |
Du célébrissime "Yok-Yok" à l'immense chapeau (Gallimard Jeunesse, son éditeur principal) à "Siné Hebdo" (devenu "Siné mensuel") en passant par plus de quatre-vingts albums pour enfants dont les quatre "Contes de Ionesco", de très nombreux dessins de presse ("Le Monde", "The New York Times", "The New Yorker", "Time Magazine", etc.) et plusieurs expositions thématiques, le Suisse Etienne Delessert arpente le monde de l’illustration avec originalité et talent depuis plus de 45 ans et l’album "Sans fin la fête" ("The endless Party", avec Eleonore Schmid, Harlin Quist/ F. Ruy-Vidal, 1967).
Fameuse bibliographie pour quelqu’un qui n’avait pas le dessin comme vocation première! Passionné d’"images qui communiquent des idées", l’adolescent est marqué par les livres de Saul Steinberg, les dessins de Siné dans "L’Express" lors de la guerre d’Algérie, ceux de Paul Perret, son compatriote proche de Ronald Searle, les affiches publicitaires suisses, "dans la lignée de Savignac mais en mieux"...
"Le dessin a été pour moi une décision prise à un moment de ma vie", dit l’autodidacte, né à Lausanne le 4 janvier 1941. "Après mon bac, j’ai eu envie d’apprendre des choses pratiques. Je suis entré dans un studio graphique à Lausanne". Trois ans d’un travail de moine, à raison de 14 heures par jour, lui font entrer le métier de graphiste dans les doigts mais "élaguent ses relations sociales".
A 21 ans, Delessert quitte cependant l’atelier et la Suisse. Direction Paris, à bord d’une 2 CV dont la suspension casse sous le poids des livres. Free-lance, il est de l’aventure de "Elle", de magazines pour adolescent(e)s. Il a une maison d’édition, Tournesol, un studio de dessin animé… En parallèle, il dessine, illustre, expose, peint. La nature, les oiseaux qu’il adore, surtout le corbeau de Poe. Jamais d’après nature: "Je prends des photos ou j’en fais faire et je travaille à partir de cela."
L’air de rien, il révolutionne la littérature de jeunesse. Ses dessins en rondeur frappent par leur ambiguïté et invitent à réfléchir. L’oiseau qui tient un œuf dans son bec, est-ce pour le protéger ou pour le casser? Son trait dit la joie et la tristesse, les anges et les humains, le bien et le mal. "Comme dans la vie", sourit l’artiste, adepte de l’aquarelle et du crayon de couleur, aussi tenté aujourd’hui par l’acrylique.
Après plusieurs allers-retours entre la Suisse et New York, Etienne Delessert se fixe aux Etats-Unis en 1985, à Lakeville dans le Connecticut, près du lac Wononscopomuc, avec Rita Marshall (des excellentes éditions Creative Company), sa troisième épouse, "la meilleure graphiste du monde". Avec elle, il mène de formidables projets éditoriaux en littérature de jeunesse et ailleurs, les siens et ceux d’autres. L’album "Rose-Blanche", de Christophe Gallaz, illustré par Roberto Innocenti (Gallimard), c’est eux! "C’est formidable de tout recommencer à 40 ans", commente l’infatigable créateur débordant de projets. Revenir au cinéma d’animation et, dans l’immédiat, reprendre Yok-Yok, celui qui "amenait la nature à la grande ville", dont onze titres sont actuellement parus. "Il sera le médiateur entre différents groupes sociaux, la tribu des “pas minces”, celle des “pas riches”, etc."
Conte de Ionesco n 4. (c) Etienne Delessert/Gallimard. |
Ce programme de publications déjà fameux vient de se compléter d'un album de moyen format, assez particulier dans la bibliographie d'Etienne Delessert car complètement autobiographique. Son titre est aussi bref que singulier: "Un verre" (Editions MeMo, 32 pages). Voilà une première pour celui qui n'avait jamais rien raconté de lui dans ses livres. Même s'il n'avait rien caché non plus.
Dans un entretien accordé en 1991 à Paola Vassalli à l'occasion d'une exposition sur son travail à Rome, il lui dit:
"Ma mère naturelle est morte à ma naissance. Mon père était le pasteur d'une grande paroisse à Lausanne. Il m'a élevé avec l'aide de ma grand-mère paternelle jusqu'à la mort de cette dernière. Ensuite il a dû trouver quelqu'un pour l'aider à s'occuper de moi.
C'est mon plus ancien souvenir: j'avais deux ans et demi quand j'ai vu, pour la première fois, la personne qui, plus tard, allait devenir ma mère. J'ai attendu longtemps la fin de l'entrevue, puis ma mère, alors "Mam'selle Besson", est venue dans ma chambre pour voir "le fauve". Nous étions très intimidés, nous avons échangé quelques mots. Elle s'est aperçue que je fixais avec insistance une petite broche en bois - un canard jaune avec un bec rouge - qu'elle portait sur son pull, et elle m'en a fait cadeau. Ce fut le début d'une entente parfaite et c'est à elle que je dois mon talent de narrateur. Elle savait inventer des histoires absurdes, avec quelques éléments de mise en scène que nous construisions ensuite ensemble, animant des heures durant toutes sortes de personnages; elle savait aussi me laisser continuer tout seul les histoires où j'étais le loup et l'agneau, le poisson et le matelot, l'arbre et l'oiseau. J'avais sept ans lorsqu'ils se sont mariés, je fus heureux d'annoncer l'événement."
L'histoire de la broche en canard revient dès les premières pages de l'album "Un verre". Etienne Delessert conte son enfance en compagnie d'Eglantine Besson, "M'zelle Besson" comme il l'appelle. Une époque pleine d'amour, d'attention et d'imagination. "Tous mes amis auraient voulu une maman comme la mienne", une phrase qui dit tout de ce lien.
La vie avec M'zelle Besson. (c) Etienne Delessert/MeMo. |
Etienne Delessert ne se souvient que de deux vraies bonnes grandes disputes avec sa mère. A la première, il est ado et refuse de poursuivre les leçons de piano. A la seconde, il a vingt-et-un ans. Il dit avoir oublié le motif de la colère maternelle, mais se rappelle toujours très bien de la scène: "elle me lança un lourd verre à la tête!". Le jeune homme évite le projectile qui heurte le mur, rebondit sur le sol et finit contre la paroi d'en face. C'était un verre incassable... ("On a ri, on s'est embrassés... pour le reste de sa longue vie."), à l'image de leur relation.
S'il raconte cet épisode personnel aujourd'hui, c'est tout simplement parce que le verre en question ne l'a jamais quitté.
Il se trouve sur sa table à dessin et contient pinceaux, tubes de couleurs, plumes d'oiseaux et autres petits jouets. Un verre ange gardien, doudou, présence invisible et constante de la mère aimée disparue...
L'occasion pour l'artiste d'aborder la question de l'amour filial et celle de l'amour maternel, de brosser un portrait tendre de cette solide Eglantine aux particularités attachantes - elle vécut jusqu'à 92 ans - et de rappeler qu'à ses yeux, elle fut sa "vraie mère". Toute une déclaration! "Un verre" est une histoire privée qui touche à l'universel, servie par des illustrations retenues aux couleurs souvent sourdes, invitant les lecteurs à partager ces tranches de vie autobiographiques.