Auteur d'un superbe premier livre, dense, fort, original et touchant,
"Les mots qu'on ne me dit pas" (Stock, 144 pages),
Véronique Poulain n'apparaît étrangement dans aucune des sélections des prix littéraires de la saison.
"En fait, je m'en fous", me dit-elle, de passage à Bruxelles,
"mais y être relance les ventes."
Celle qui a été l'assistance personnelle de Guy Bedos pendant quinze ans y va à l'oral sans s'embarrasser de formules. Elle fait pareil à l'écrit, finalement.
La
première page de son premier livre se présente ainsi:
"Mes parents sont sourds.
Sourds-muets.
Moi pas."
Tout est dit.
Véronique Poulain va raconter en courtes séquences sa vie d'enfant (unique) et d'adolescente entendante entre deux parents sourds - et des grands-parents également entendants. On passe des histoires des uns aux histoires des autres. Celles d'une famille différente. Franco.
Ça permet des choses marrantes, car inconcevables dans notre logique, comme quand elle les salue d'un sonore
"Salut, bande d'enculés!" au retour de l'école.
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Véronique Poulain. (c) Benjamin Colombel.
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Ça permet de prendre conscience d'un autre monde, parallèle au nôtre souvent, perméable à certains moments. Sans esprit de revanche ni tabou.
"J'ai toujours été dans l'oral", explique la nouvelle venue en littérature.
"Mais j'ai toujours écrit pour mes amis, des nouvelles, des petites choses. Parce que je suis une amoureuse de la littérature."
Une formidable prof de français l'y a plongée dès sa sixième, repérant chez elle un certain appétit dont l'origine est contée dans le livre.
Amoureuse de la littérature, ah oui? Et quels sont les
dix livres préférés de
Véronique Poulain alors? En rafale, elle énumère:
- "L'idiot", et tous les Dostoïevski
- "Le ventre de Paris", et tous les Zola (lus à 12 ans)
- "Le marin de Gibraltar", de Marguerite Duras
- "Kafka sur le rivage", d'Haruki Murakami
- "Histoire de l'œil", de Georges Bataille
- "Portnoy et son complexe", de Philip Roth (le livre qui l'a fait basculer dans l'écriture, offert par Guy Bedos)
- tous les livres de Michel Houellebecq
- "Les mots", de Jean-Paul Sartre
- "Tout est illuminé", de Jonathan Safran Foer
- "Mort à crédit", de Céline
- "L'attrape-cœur", de Salinger
Il y en a plus de dix? Et alors? Ils permettent toutefois de comprendre ses hésitations à écrire:
"Avec ces auteurs comme grandes figures littéraires en tête, on se dit «Non, je ne vais pas écrire»
. Mais j'ai montré dix pages à Bedos et il m'a dit «Continuez, essayez de faire 120 pages»
. Je me suis dit: «Et si tu racontais ton histoire qui n’est pas banale?»
Cela répondrait aussi aux questions que tout le monde se pose."
Vacances, sorties, soirées, repas,
"Les mots qu'on ne me dit pas" rend aussi pudiquement compte d'une vie où deux oreilles performantes faisaient le tri entre ce qui est à entendre et ce qui ne l'est pas. Pourquoi l'intimité des parents ne s'est-elle révélée de façon sonore qu'après un déménagement qui a donné une chambre à la fille du couple?
Tout au long du livre,
Véronique Poulain raconte, se raconte, les raconte. Et on la suit dans ses joies car elle a toujours été formidablement accompagnée et soutenue par ses parents et ses grands-parents.
"Je viens d'une famille où on rit beaucoup, j'ai eu de la chance avec ma famille." Dans ses manques aussi, dont celui des mots en rapport avec les relations sentimentales:
"Il n'y a qu'à mes enfants que je suis parvenue à dire que je les aimais. J'ai du mal à mettre les bons mots sur les sentiments, positifs ou négatifs: dire «je t'aime»
ou «tu me soules»
. C'est lié à mon histoire avec mon père qui ne m'a jamais dit ses sentiments pour moi. Je n'ai jamais entendu ces mots et c'est difficile. Mais je pense que c'est encore plus difficile quand on ne les entend pas dans des familles d'entendants."
A ce propos, à la fin du récit, elle glisse:
"Dans la famille, la vraie muette, c'est moi."
Le livre est composé de séquences courtes, de souvenirs, d'anecdotes, super agréables à découvrir.
"Mon écriture est simple et directe", analyse l'auteure.
"Elle est issue de ma langue maternelle, la langue des signes. Ces récits courts imposent un rythme. J'écris et puis je relis à haute voix. Quand j'entends un mot qui plombe la phrase, je change de mot même si cela crée une répétition."
Pas de notion psychologique.
"J'ai une tendance naturelle à psychologiser, mais cela pèse sur le livre et crée un rythme différent." Un choix fait aussi pour que chacune ait sa propre lecture, sa propre projection.
"Je suis avant tout sincère." Et les lecteurs le sentent.
"Tous les enfants de sourds me disent qu'ils se sont retrouvés. Tous, nous avons détesté nos parents, tous, nous avons regretté avoir détesté nos parents."
Dans le rétroviseur, elle voit son enfance dans les deux mots de
"mélancolie joyeuse".
Et aujourd'hui que le livre est terminé, Véronique Poulain va se remettre à lire.
"Pour moi, ce n'est pas possible de lire et d'écrire en même temps."
Mais elle s'assume:
"Je suis paradoxale. J'ai souvent le cul entre deux chaises.
Je veux le bruit et le silence.
Je suis fière mais en colère."
Et aussi:
"J'ai la patate.
Merci maman, merci papa.
Je crois en mes rêves et en ceux des autres."
Tout ça à retrouver dans
"Les mots qu'on ne me dit pas", en attendant un autre livre, car une auteure est née.