Les habitudes printanières ont repris à Bruxelles. La
Foire du livre est
revenue à Tour & Taxis, dans un espace légèrement décalé par rapport aux
années antérieures : une partie seulement des magasins habituels, désormais
dénommés Shed 1 et Shed 2, mais toute la Gare maritime voisine, à portée de
passerelle. L'inauguration a eu lieu mercredi soir, drainant le tout-Bruxelles
littéraire. Les jours suivants, le public a été présent, les auteurs et les
éditeurs aussi - des centaines d'éditeurs, regroupés la plupart du temps selon leur origine
géographique. Pire que les giboulées autorisées, la pluie a douché avec
régularité les amateurs de livres.
Selon la tradition, le premier jour de la FLB a été celui de la proclamation
du lauréat du 17
e
prix Prem1ère de la RTBF (5.000
euros). Sur les dix primo-romanciers francophones finalistes (lire
ici), c'est le Français
Anthony Passeron,
auteur de
"Les Enfants endormis" (Globe,
278 pages, août 2022), qui a été couronné par le jury d'auditeurs/trices. Un
roman formidable. Encore un homme lauréat, diront peut-être ceux qui se
souviennent des éditions précédentes, toutes masculines, alors que le prix a
déjà récompensé huit femmes (lire en fin de note). Ont également été appréciés
par le jury cette année les premiers romans "La mémoire de nos rêves" de
Quentin Charrier (Grasset) et "Brûleurs" de Neïla Romeyssa (JC Lattès/La
Grenade, collection dirigée par Mahir Guven, lauréat du prix 2018).
Le premier roman d'Anthony Passeron, né en 1983, a en réalité été remarqué dès sa sortie en août 2022. A raison. Ce
livre surprend et emporte par sa double narration sans pathos. D'une part, un
récit autobiographique teinté de fiction où le narrateur brise le silence sur un déni familial. D'autre part, une enquête sociologique où il détaille les débuts de la
recherche sur le sida. Nous sommes dans les années 80. Du nom de ces gamins
qui se piquent à l'héroïne jusqu'à tomber, abattus, en pleine rue,
"Les Enfants endormis"
a figuré dans le top 15 des meilleures ventes en France de la rentrée
littéraire automnale. Il est apparu dans trois sélections de prix littéraires,
Décembre, Flore, Wepler, avant de remporter ce dernier. Réimprimé à plusieurs
reprises, il est actuellement en lice pour un autre prix d'auditeurs, le prix
du Livre Inter (France Inter).
L'écrivain, par ailleurs musicien, est issu d'une famille vivant dans
l'arrière-pays niçois, régentée hier par des grands-parents ayant "réussi"
dans la vie professionnelle. Sans doute moins dans la sphère familiale où il y
a ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qui se dit et ce qui ne se dit
pas. Par exemple, on n'y parle jamais de Désiré, son oncle, le premier de la
fratrie, le fils aîné, le fils préféré. Mort quelques années après sa
naissance, et depuis, comme effacé de l'arbre généalogique. Mort de quoi ? Du
sida. Impossible à admettre pour ses grands-parents à une époque où le virus
était associé à l'homosexualité.
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Anthony Passeron. (c) Jessica Jager.
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Professeur de lettres et d'histoire-géographie dans un lycée professionnel, le
lauréat portait en lui depuis longtemps ces douleurs familiales, ces dénis
engendrant jalousie et colère, ces morts qu'on ne pouvait pleurer. Que faire
de ce fardeau ? Un livre ? Quel livre ? Jusqu'au jour où ce qui était en latence
a germé :
"Je ne suis pas d'un endroit où on écrit", me dit
Anthony Passeron,
venu à Bruxelles recevoir son
prix Prem1ère.
"Tout d'un coup, en 2017, dans la salle des profs, j'ai eu l'inspiration.
J'allais faire alterner un chapitre sur la famille et un chapitre
scientifique. Avant, j'ai traîné cette idée de livre sur ma famille dans une
réflexion qui existait depuis des années. J'ai tout de suite écrit le
prologue. Pour la suite, autant mener l'enquête scientifique était reposant
alors que l'enquête familiale m'était pénible. Les souvenirs sont tellement
douloureux."
Dans ce prologue, l'auteur explique comment, ses grands-parents décédés, il a
pu se lancer dans son enquête familiale, comment dans sa famille,
"chacun à sa manière a confisqué la vérité", effaçant cette histoire
qu'il a voulu écrire, sachant, lui,
"que la vie de Désiré s'est inscrite dans le chaos du monde." Ensuite,
dans les deux parties du livre comme dans l'épilogue, on trouvera en
alternance un chapitre sur les recherches scientifiques à propos du sida et un
chapitre retraçant l'histoire familiale à travers le prisme de Jacques, le
deuxième garçon, le père du narrateur. En face de lui, le prisme de la
grand-mère, force incontestable. Une belle écriture, sans gras, posant les choses sans juger, associant régulièrement les mots de façon originale.
Du côté familial, on suit l'ascension sociale de grands-parents devenus
bouchers de village pendant les Trente Glorieuses. Ils ont bossé comme des
fous. Ils ont suivi et organisé les conventions sociales. Quelle revanche pour
la grand-mère italienne qui avait fui la guerre dans son pays! Ils ont eu des
enfants, quatre, dont deux interviennent dans le roman.
"Il y a d'autres membres de la famille à qui j'ai peu donné la parole dans
ce roman. Ils apparaîtront dans d'autres livres, traitant d'autres sujets", me glisse l'écrivain. On découvre le frère aîné, le préféré qui
peut tout faire, et même ne rien faire, est adulé, le frère suivant qui va
tout tenter pour se faire aimer de ses parents. Désiré le flambeur qui, comme
beaucoup de jeunes de son âge dans le coin, va tomber dans les drogues dures
et en hériter du sida. Une maladie que ses parents vont nier jusqu'à la
dernière limite. C'est une terrible comédie humaine qui s'égrène dans les
belles pages d'Anthony Passeron. Lui qui a voulu rendre à la lumière tous les protagonistes de son histoire.
En parallèle se joue une autre comédie humaine tout aussi désastreuse, dans
les milieux scientifiques cette fois qui se bagarrent entre continents. La recherche sur le sida débute tôt en
France, mais n'est portée que par une petite équipe de médecins inquiets, les autorités
sanitaires préférant se voiler la face. De son côté, la recherche américaine fait fausse
piste et refuse de l'admettre pour ne pas perdre son prestige établi de longue
date. Lire "Les Enfants endormis", c'est aussi retrouver les noms d'hommes et de femmes, pour peu qu'on ait suivi les
informations sur le mystérieux virus apparu en 1981. Vertigineux, cet effet
rétroviseur permet de réaliser tout ce qu'on doit à ces chercheurs et ces
chercheuses qui n'ont voulu ni se taire ni s'arrêter. Une mise en lumière bien
nécessaire.
Six questions à Anthony Passeron
Votre écriture peut se dire blanche. Est-ce en hommage à Annie Ernaux ou
Didier Eribon que vous avez lus ?
Pas du tout, j'ai opté pour l'écriture blanche pour que ma famille
adhère à ce projet de livre. Ma famille qui avait fait le choix du
silence. J'ai fait ce choix pour que ma famille puisse se reconnaître
dans ce livre, avec sa pudeur. Je ne voulais pas esthétiser leur
douleur, pas les froisser non plus. Ma forme a été guidée par la forme
de leur expression à eux, ne pas se faire remarquer, ne pas se plaindre,
ne pas revenir sur cet événement très factuel.
On ne voit pas aujourd'hui la parole de la même façon qu'hier.
Oui, c'est une question de générations. Maintenant, la parole est
libératoire. Pas pour mes grands-parents qui visaient l'ascension
sociale. Eux sont de la génération de l'immédiat après-guerre. Pensant
qu'il ne faut jamais se plaindre, qu'il y a toujours plus grave. Il
était impossible pour ma grand-mère de parler d'un sujet comme la
toxicomanie ou le sida qui, à l'époque, était systématiquement associé à
l'homosexualité. Ils ne voulaient pas parler mais quand il s'agissait
d'agir, comme de s'occuper des malades, ils le faisaient. Ma grand-mère
en est d'ailleurs morte. C'était un déni géographique.
Vous parlez souvent de la colère de votre père contre son frère,
Désiré. Ne s'agit-il pas aussi de jalousie ?
Mon père essaie de s'assurer l'affection de ses parents par son travail
de boucher dans le commerce familial. Mais la jalousie entre les deux
frères est terrible. La jalousie de mon père pour son frère Désiré,
l'aîné, le mieux aimé, est cristallisée par le sida et son déni.
On a un peu de peine à catégoriser votre livre.
C'est à la fois un roman, autobiographique, et un récit des découvertes
de l'époque. J'ai lu Annie Ernaux, Marguerite Duras, Pierre Bergounioux
et leur manière de raconter l'intime. Ce sont les membres de ma famille qui apparaissent mais revus par la fiction.
Je voulais montrer la solitude d'une famille, et en parallèle, le
désarroi des professions médicales, leur ténacité, leur courage. La
ténacité de ma grand-mère aussi, qui a soigné son fils, puis sa
petite-fille, et y a laissé finalement sa vie. Je voulais montrer ces
deux solitudes qui finalement ne se rencontrent jamais.
Vous rappelez aussi tout ce que la science ignorait à l'époque.
On espère que les traitements vont aboutir pour ma cousine Emilie, la
fille de Désiré et Brigitte. Avec la bithérapie, cela crée un suspense.
Mais elle est née trop tôt. Une autre question arrive : pourquoi
ses parents lui ont-ils donné la vie ? Ils étaient contaminés sans
symptômes. Il faut se remettre dans les hypothèses de l'époque. On ne
savait pas grand-chose. Avant d'écrire, j'ai beaucoup fréquenté les
associations. Quand le risque existe, quel droit a-t-on de décider pour
eux ? L'histoire de ma cousine est une tragédie d'une telle violence. La
mort d'une enfant ! Cela a sûrement causé une partie de la colère de mon
père.
La littérature ne s'est jamais intéressée à des enfants séropositifs
comme Emilie.
Non, un enfant séropositif comme Emilie n'apparaît pas dans la
littérature. Aujourd'hui, avec les nouveaux traitements, ces enfants
séropositifs ont eux-mêmes des enfants qui ne sont pas contaminés. Tout
cela n'aurait pas été possible sans cette épopée scientifique. On a
oublié ce qu'on doit à ces médecins. Je voulais leur rendre grâce.
Montrer aussi la détresse des toxicomanes, la culpabilité des familles,
rappeler que le pays n'a pas pris conscience du risque malgré les
alertes et n'a rien mis en place.
Lauréats précédents
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2022 Mario Alonso pour
"Watergang" (Le Tripode, lire
ici)
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2021 Dimitri Rouchon-Borie pour "Le Démon de la Colline aux Loups" (Le Tripode, lire ici)
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2020 Abel Quentin, pour "Sœur" (Editions de l'Observatoire, 2019, lire ici)
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2019 Alexandre Lenot, pour "Écorces vives" (Actes Sud, 2018)
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2018 Mahir Guven, pour "Grand frère" Editions Philippe Rey, 2017, lire ici)
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2017 Négar Djavadi, pour "Désorientale" ;(Liana Levi, 2016, lire ici)
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2016 Pascal Manoukian, pour "Les échoués" (Éditions Don Quichotte, 2015, lire ici)
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2015 Océane Madelaine, pour "D'argile et de feu" (Les Busclats, 2015, lire ici)
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2014 Antoine Wauters, pour "Nos mères" (Verdier, 2014, lire ici)
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2013 Hoai Huong Nguyen, pour "L'ombre douce" (Viviane Hamy, 2013)
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2012 Virginie Deloffre, pour ;"Léna" (Albin Michel, 2011)
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2011 Nicole Roland, pour "Kosaburo,1945" (Actes Sud, 2011)
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2010 Liliana Lazar, pour "Terre des affranchis" (Gaïa Éditions, 2009)
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2009 Nicolas Marchal, pour "Les Conquêtes véritables" (Les Éditions namuroises, 2008)
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2008 Marc Lepape, pour ;"Vasilsca" (Éditions Galaade, 2008)
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2007 Houda Rouane, pour "Pieds-blancs" (Éditions Philippe Rey, 2006)