L'éditeur Philippe Rey et le romancier lauréat Mahir Guven. |
Premier jour de Foire du livre à Bruxelles et proclamation du Prix Prem1ère de la radio La Première de la RTBF. Doté de 5.000 euros, ce prix d'auditeurs récompense chaque année un premier roman francophone choisi dans une liste de dix (lire ici), établie par un comité de professionnels du livre. Par neuf voix contre trois, Mahir Guven est devenu ce 22 février le lauréat du Prix Prem1ère 2018, le douzième, pour son roman, "Grand frère" (Editions Philippe Rey, 2017, 271 pages).
Joie supplémentaire pour l'éditeur Philippe Rey venu de Paris partager la joie du lauréat et des jurés: sa maison avait été à l'honneur lors de la première édition du prix, en 2006, Houda Rouane ayant été choisie pour "Pieds blancs", un premier roman qui demeurera sans doute son seul livre.
Le premier roman "Grand frère" a été préféré à "Il ne portait pas de chandail" d'Annick Walachniewicz (L'Arbre à paroles) et "Ces rêves qu'on piétine" de Sébastien Spitzer (Editions de l'Observatoire).Dans "Grand frère", Mahir Guven, 31 ans, fait entendre les voix croisées de deux frères qui ne se sont plus vus depuis trois ans. Fils d'un réfugié syrien en France devenu chauffeur de taxi et d'une Bretonne disparue trop tôt, ils ont emprunté des routes différentes. L'aîné est chauffeur de VTC (voiture de transport avec chauffeur), comprenez qu'il est chauffeur Uber. Enfermé dans sa carlingue, il rumine le monde avec amertume, dans son langage fleuri. Connecté en permanence, il ne sort souvent de sa Japonaise qu'au bout de onze ou douze heures. Pour se précipiter sur un joint, un "oinj" dans le texte. Le cadet est très différent. Il s'interroge, questionne la société, s'instruit, bosse comme infirmier, bosse tellement bien qu'il pourrait être chirurgien. Cet idéaliste part faire de l'humanitaire en Syrie. Ce que tout le monde traduit par "il rejoint le jihad".
Tel est le cadre du premier roman, original, intéressant et percutant, de Mahir Guven. On découvre alternativement les points de vue des deux frères, dans leurs langues respectives, sur un rythme narratif plutôt lent, même si par moments, les choses s'accélèrent drôlement. Par exemple quand Grand frère voit sortir Petit frère d'un autocar en provenance de l'Allemagne au moment où on annonce des actions terroristes dans Paris. Par exemple quand Petit frère vient sonner chez Grand frère. Il en sera ainsi jusqu'aux ultimes lignes. Entre-temps, on aura découvert l'itinéraire de la famille, les deux grands-mères, la Bretonne et la Syrienne, le quotidien de la banlieue. On aura passé une tête à la mosquée, chez les flics et au resto rendez-vous de la fine équipe des VTC. On aura appris les rudiments de la chirurgie et ceux du terrorisme. On aura découvert l'humanitaire musulman en Syrie, la guerre et le reste, les arrangements pour rester en vie et les dévouements infinis à différentes causes.
Mais "Grand frère" n'est pas le récit d'un petit gars de France parti faire le jihad en Syrie, alors que son père et son frère se font un sang d'encre. Il est le cri de colère d'un trentenaire contre les raccourcis d'une société bien-pensante. Pour lui, Syrie ne veut pas dire terrorisme et il en donne une belle leçon dans ce roman coup de poing, écrit dans la langue des banlieues (un glossaire en fin d'ouvrage traduit les mots de cette langue vernaculaire teintée de verlan, ce procédé né au Moyen-Age et grandement utilisé dans la société française depuis la Seconde Guerre mondiale comme on ne le sait pas assez). Bien pensé avec les voix de ces deux frères en parallèle, riche de sa perception de l'immigration politique, miroir de la débrouille en banlieue, cri d'amour à une famille comme il y en a mille, ce premier roman nous ouvre les yeux sur ce qui se passe à côté de nous.
Mahir Guven. |
Le jeune écrivain nous dira aussi que s'il n'y avait pas eu 200.000 sans papiers régularisés en France dans les années 80 grâce à Jack Lang, il n'en serait pas là, car ses parents étaient du nombre. Et lui estime être le résultat gagnant de cette régularisation. En effet, il était né sans nationalité, en 1986 à Nantes, d'une mère turque et d'un père kurde, réfugiés en France. Aujourd'hui, après des études de droit et d'économie, Mahir Guven a rejoint l'équipe de l'hebdomadaire " Le 1" dont il est le directeur exécutif.
Cinq questions à Mahir Guven
Comment êtes-vous devenu écrivain?
Il n'y a pas vraiment de raison au fait que j'ai publié un livre. Dans le milieu où j'ai grandi, à Saint-Sébastien-sur-Loire, près de Nantes, il n'y avait ni écrivain, ni journaliste, à part sur une plaque de rue ou comme nom d'école. C'était une notion dématérialisée pour moi. Quand je suis arrivé à Paris pour collaborer avec la revue "Le 1", j'ai compris ce qu'était un écrivain. J'en ai rencontré plusieurs. La notion s'est matérialisée.Comment est né ce premier roman?
J'écrivais déjà auparavant, des textes courts, des nouvelles. Un jour, après une déception amoureuse, j'étais très mal. J'ai écrit un texte à toute vitesse, "l'ailleurs, c'est exister pour soi" (lire ici), et je l'ai publié sur Facebook. L'éditeur Philippe Rey que je connaissais un peu l'a lu. Il m'a contacté et m'a invité à déjeuner. Il m'a proposé d'écrire un livre. Cela m'a pris trois ans au total dont un an d'écriture.Comment l'avez-vous commencé?
Quand je suis tombé sur le sujet. J'ai toujours été passionné par la vie des taxis, comme dans les films "Taxi driver" ou "Taxi Téhéran" ou comme dans le livre "Taxi" de Khaled Al Khamissi. Je pense que les chauffeurs de taxi connaissent la société mieux que nous. Ma première idée pour le livre a été celle du taxi. L'autre est que je suis choqué par le fait que des jeunes de mon âge choisissent de se diriger vers la mort et non vers la vie. Ils sont de MA génération. Qu'est-ce qui leur passe par la tête? Et puis, quand j'attrape mon os, j'aime le ronger jusqu'au bout. Souvent, quand on est en marge de la société, on voit les choses différemment.Vous abordez la question du jihad.
Oui, par l'autre côté. Pourquoi conclure très hâtivement comme le fait la société française que partir en Syrie équivaut à partir faire la guerre? On imagine la catastrophe dès le départ alors qu'il y a toujours de l'amour dans l'humanité, de la foi en l'humain.Vos deux frères sont rarement mis en avant dans la littérature.
Je voulais raconter une histoire d'amour fraternel dans un milieu auquel les arts s'intéressent peu à part le rap. J'avais à cœur de faire entrer dans mon livre ce milieu et cette langue du grand frère afin que le lecteur soit le premier psychologue de ce dernier. La caractéristique de cette jeunesse est qu'elle ne parle pas en public, qu'elle cache ses émotions, qu'elle est tournée vers elle-même. Or, quand on n'extériorise pas par les mots, on le fait d'une autre manière.
Mais comment dialoguer en famille dans une famille d'immigrés, avec cette langue nouvelle que les parents ne parlent pas toujours bien, quand ce sont les enfants qui remplissent les papiers officiels? Sans doute que moi aussi, si j'avais dû émigrer enfant en Chine avec mes parents par exemple, j'aurais été celui qui complète les documents.
Chaque génération a eu sa langue d'ados, pour s'opposer au monde des adultes. La langue du livre, c'est ma langue, cela a été ma langue. J'avais à cœur de montrer cette langue vernaculaire.
Les précédents lauréats du prix Prem1ère
2017 Négar Djavadi, "Désorientale" (Liana Levi, lire ici)
2016 Pascal Manoukian, "Les échoués" (Don Quichotte, lire ici)
2015 Océane Madelaine, "D'argile et de feu" (Editions des Busclats, lire ici)
2014 Antoine Wauters, "Nos mères" (Verdier, lire ici)
2013 Hoai Huong Nguyen, "L'ombre douce" (Viviane Hamy)
2012 Virginie Deloffre, "Lena" (Albin Michel)
2011 Nicole Roland, "Kosaburo, 1945" (Actes Sud, lire ici)
2010 Liliana Hazar, "Terre des affranchis" (Gaïa)
2009 Nicolas Marchal, "Les Conquêtes véritables" (Les Éditions namuroises)
2008 Marc Lepape, "Vasilsca" (Galaade)
2007 Houda Rouane, "Pieds-blancs" (Philippe Rey)
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