Tahar Bekri. (c) Sophie Bassouls. |
Ce jeudi 20 juin, l'Académie française a communiqué son palmarès pour l'année 2019. Un palmarès fort de 64 distinctions (lire en fin de note), sachant que le Grand Prix du Roman sera, comme de coutume, décerné à l'automne. 64 distinctions, cela fait du monde, et du beau monde. On relève avec plaisir les noms d'Olivia de Lamberterie, Michel Le Bris, Vincent Delerm, Guy Boley, Hervé Bentégeat dont la pièce "Meilleurs Alliés" a été créée par des acteurs belges, dix ans après son écriture, sans oublier celui du poète tunisien Tahar Bekri, né à Gabès en 1951 mais vivant à Paris depuis 1976 après deux séjours dans la prison de Borj Erroumi et qui participa notamment au "Journal des poètes" publié à Bruxelles.
Les derniers livres parus de Tahar Bekri
Le dernier ouvrage en date de Tahar Bekri est le livre de poésie "Désert au crépuscule" (Editions Al Manar, 2018). Dans la grande tradition poétique arabe qui évoque le désert, ce recueil se soulève contre une réalité mondiale habitée par la volonté de mort. Les quarante chants adressés au désert comme à une personne sont complétés d'un quarante-et-unième, liste de crimes jihadistes. Des invocations qui célèbrent la vie, l'attachement à la beauté des êtres et des lieux mais se heurtent à la réalité. Passé et présent personnels et collectifs, Histoire et actualité s'entremêlent et se dressent contre l'insoutenable.
Extrait.
"XIII
Te revoilà désert
Aux piliers brisés
Dans la litanie des remparts
Les portes ouvertes aux brigands
Il y a le Livre des morts
Remplissant la vallée des Anubis
Il y a les restes âcres de mon acacia
Brûlé au couchant qui décline
Et des échassiers englués
Au dépôt des plumes"
Notons aussi le récent passage en poche de l'ouvrage "Le livre du souvenir - Dans la beauté du monde et sa fureur" (Editions Elyzad, 2007 et 2016). Paris, Copenhague, Kairouan, Montréal, Istanbul, Barcelone, Madagascar, Boston, Fort-de-France, Gabès... Ses voyages d'exilé permettent à Tahar Bekri de parler de mémoire, de la fuite du temps, de la nostalgie du pays natal.
Le poète apporte une réflexion sur la littérature et l'art et réagit aux événements dans le monde (le 11 septembre 2001, le Liban...). Dans son écriture habitée par l'émotion, le souvenir est à la fois pilier contre l'oubli et fenêtre ouverte sur le large.
"Poésie de Palestine" (Editions Al Manar, 2013) est une anthologie rassemblée par Tahar Bekri. Il en dit ceci: "Tous les poètes [rassemblés ici] disent avec humanité leur besoin de justice. Sans haine ni violence. Parfois avec humour. Ou plutôt, avec ironie et dérision. Ils revendiquent une vie simple, presque ordinaire, sans guerre, ni occupation. Avoir le droit de vivre libre, en paix, parmi les siens, sur sa propre terre. Ils ont choisi, malgré le poids de la tragédie et la violence du désespoir, la parole poétique pour dire leur être. Le poème est un acte de civilisation. Leur vérité est universelle, généreuse, fraternelle. Tant de souffrance fait écrire à leur poème le besoin d’amour, de beauté. Ils écrivent l'attention au monde, sa réalité insoutenable, rêvent d'un monde possible, à construire comme une utopie commune, sans arrogance ni mensonge."
"Au souvenir de Yunus Emre" (Editions Elyzad, 2012) a la particularité d'être en édition bilingue français-arabe. Inspiré par son voyage en Turquie sur les traces du grand poète soufi de l'amour Yunus Emre (1238-1320), Tahar Bekri réaffirme, avec modernité, la liberté humaine.
Loin des visions et des dogmes obscurs, sa poésie, habitée d’interrogation philosophique et de sagesse universelle, célèbre la vie, l’amour, la paix sur la terre, ici-bas.
Dans "Je te nomme Tunisie" (Editions Al Manar, 2011), Tahar Bekri propose des poèmes ne répondant pas à l'urgence, mais la précédant. Il faut se rappeler que les textes ont été écrits au moment de la révolution. Ils disent l'amour de la Tunisie, avec émotion et passion, et reviennent sur le passé douloureux du poète (il fut emprisonné longtemps), le liant au présent d'un peuple qui s'est soulevé pour sa dignité et sa liberté. En Tunisie, à Paris ou en Bretagne, les souvenirs personnels, les paysages, les rythmes et les métaphores s'entremêlent pour célébrer la vie et s'opposer à la volonté de mort.
Extrait
"Je t'aime
Dans les lueurs étincelantes
Dans l’envolée des rayons comme des rubis
Dis au soleil
Libère ta lumière
L’éclipse est sœur des potentats
Suppôts tapis dans les pliures sans relâche
Dis au soleil
La rumeur par-delà les haies
Paraphe nos désirs de pleine lune
Cyprès figuiers de barbarie et alfa
Pour tanner nos visages
Nulle peur ne se terre
Mais la torche neuve et résolue"
Enfin, "Salam Gaza" (Editions Elyzad, Tunis, 2010) est un journal personnel, traversé de poésie, dans lequel s'esquisse une interpellation morale de l'Histoire. Il a été écrit au jour le jour, à partir du 27 décembre 2008, date à laquelle l'armée israélienne a déclaré la guerre à Gaza. Meurtri, le poète note au jour le jour son indignation, échange via Internet avec des intellectuels de toutes origines, dénonce les projets expansionnistes, l'indifférence internationale, ou presque. Qu'en est-il de la conscience universelle? Il ira aussi en mars 2009 à Ramallah, à Naplouse, à Jérusalem-Est et à Bir Zeit pour un cycle de lectures où il sera confronté à la réalité de la vie en Palestine occupée. Il livre aussi ce voyage, ses rencontres, ses impressions où affleurent colère et émotion.
Extrait.
"Salam sur GAZA
Dans les bras de la lumière
Et la beauté du monde
En dépit du plomb durci
A la barbe des sanguinaires
Ces flocons de neige
Pour apaiser la terre
Du feu qui lui brûle les lèvres
Pourquoi aimez-vous tant les cendres
Quand la braise nourrit mon cœur
Tendre dans les cours des rivières
Pourquoi détruisez-vous mon limon
Réduit en poussière
Le soleil vous fait-il peur
De voir votre propre ombre"
Paris 30 décembre 2008
Littératures de Tunisie
Bien entendu, Tahar Bekri n'est pas le seul écrivain à avoir vu le jour en Tunisie. Curieusement, les écrivains tunisiens ne sont pas vraiment répertoriés. La preuve. Qui peut en citer cinq sans réfléchir, alors qu'on le fait sans problème pour de nombreux autres pays? C'est dire si l'épais ouvrage que signent Samia Kassab-Charfi et Adel Kheder, "Un siècle de littérature en Tunisie 1900-2017" (Honoré Champion, 550 pages) est providentiel et bienvenu. On y trouve tout ce que les littératures contemporaines ont produit dans ce pays et ailleurs, car sont repris dans cette gigantesque et passionnante recension aussi bien ceux qui habitent toujours en Tunisie que ceux qui ont choisi de la quitter pour diverses raisons. En plus, sont associés ici aussi bien les écrivains en langue arabe que ceux en langue française. Le reflet de l'association des auteurs qui sont respectivement Professeure de littératures française et francophones à l'Université de Tunis et Professeur de littérature et de civilisation arabe à l'Université de la Manouba (Tunis).
Si l'ouvrage est érudit, il se veut surtout un guide pour celui qui s'intéresse au sujet sans trop connaître l'histoire de la Tunisie. Ainsi le premier chapitre rappelle-t-il les grands chapitres de son histoire. Ensuite place à une traversée littéraire longue d'une centaine d'années, du début du XXe siècle jusqu'au début du XXIe. En tout, on recense 800 entrées dans l'index des noms, preuve que toutes les parts des littératures tunisiennes ont été explorées, poésie, nouvelle, roman, essai, théâtre, et cela par des plumes tunisiennes ou issues des minorités et des diasporas, d'hier et d'aujourd'hui. C'est passionnant, varié, riche,agréablement structuré, complété d'une anthologie de textes d'auteurs arabes, d'une de textes d'auteurs français, d'un index des personnes et d'un index des lieux.
Alors ces cinq noms? Personnellement, sans réfléchir, je dirais, Tahar Bekri, Hubert Haddad (lire ici), Colette Fellous (lire ici), Fawzia Zouari (lire ici) et Mustapha Tlili (lire ici). Il y en a évidemment quelques centaines d'autres, dont certains noms me reviennent déjà, Abdelwahab Meddeb, Sophie Bessis, Hélé Béji, Gisèle Halimi, Hédi Kaddour....
Formidable boulot que ce "Siècle de littérature en Tunisie" qui donne une immense envie de plonger dans les œuvres de tous ceux et celles qui ont été croisés au fil des pages.
Le palmarès complet de l'année 2019
GRANDS PRIX
Grand Prix de la Francophonie
M. Abdeljalil Lahjomri (Maroc) et M. Petr Král (République tchèque)Grande Médaille de la Francophonie
M. Jean Pruvost (lexicologue)
Grand Prix de Littérature
M. Régis Debray, pour l'ensemble de son œuvre (divers prédites)
Grand Prix de Littérature Henri Gal
Prix de l'Institut de France
M. Michel Le Bris, pour "Pour l'amour des livres" (Grasset) et l'ensemble de son œuvre
Prix Jacques de Fouchier
M. Claude Martin, pour "La diplomatie n'est pas un dîner de gala. Mémoires d'un ambassadeur" (L'Aube)
Grand Prix Michel Déon
M. Stéphane Hoffmann (Albin Michel)
Prix de l'Académie française Maurice Genevoix
M. Jean-Marie Planes, pour "Une vie de soleil" (Arléa) et l'ensemble de son œuvre
Grand Prix Hervé Deluen
M. Dai Sijie (Chine, Gallimard principalement)
Grand Prix de Poésie
M. Pierre Oster, pour l'ensemble de son œuvre poétique
Grand Prix de Philosophie
M. Jacques Bouveresse, pour l'ensemble de son œuvre
Grand Prix Moron
Mme Barbara Stiegler, pour "Il faut s'adapter" (Gallimard)
Grand Prix Gobert
M. Philippe Joutard, pour "La Révocation de l'édit de Nantes ou les Faiblesses d'un Etat" (Gallimard) et l'ensemble de son œuvre
Prix de la Biographie (littérature)
M. Georges Forestier, pour "Molière" (Gallimard)
Prix de la Biographie (histoire)
M. Olivier Varlan, pour "Caulaincourt" (Nouveau monde Eds)
Prix de la Critique
M. Jean Céard, pour l'ensemble de ses travaux critiques
Prix de l'Essai
Mme Anne de Lacretelle, pour "Tout un monde. Jacques de Lacretelle et ses amis" (Editions de Fallois)
Prix de la Nouvelle
M. Louis-Antoine Prat, pour "Belle encore et autres nouvelles" (Somogy)
Prix d'Académie
Mme Dominique Schnapper, pour "La Citoyenneté à l'épreuve. La démocratie et les juifs" (Gallimard) et l'ensemble de son œuvre
M. Michel Collot, pour son œuvre poétique et critique
M. René Hénane, pour "Aimé Césaire, une poétique" (Orizons)
M. Denis Lalanne, pour "Dieu ramasse les copies" (Atlantica)
Prix du cardinal Grente
P. Jean-Yves Lacoste, pour l'ensemble de son œuvre
Prix du Théâtre
M. Edouard Baer, pour l'ensemble de son œuvre dramatique
Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin
M. Hervé Bentégeat, pour "Meilleurs Alliés"
Prix du Cinéma René Clair
Mme Valeria Bruni-Tedeschi, pour l'ensemble de son œuvre cinématographique
Grande Médaille de la Chanson française
M. Vincent Delerm, pour l'ensemble de ses chansons
Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises
Mme Silvia Baron Supervielle, femme de lettres franco-argentine
Mme Nurith Aviv, cinéaste israélienne
M. Tahar Bekri, poète tunisien
Mme Marie-Noëlle Craissati, d'origine égyptienne, fondatrice des éditions Alexandrines qui publient notamment la collection "Le Paris des écrivains"
M. Gérald Larose, chef de file du syndicalisme québécois, qui a œuvré pour la défense du français dans la société québécoise
PRIX DE FONDATIONS
PRIX DE POÉSIE
Prix Théophile GautierM. James Sacré, pour "Figures de silences"
Prix Heredia
M. Denis Rigal, pour "La Joie peut-être"
Prix François Coppée
M. Sébastien Fevry, pour "Solitude Europe"
Prix Paul Verlaine
M. Pascal Riou, pour "D'âge en âge"
Prix Maïse Ploquin-Caunan
M. Gabriel Zimmermann, pour "Depuis la cendre"
PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE
Prix MontyonMme Olivia de Lamberterie, pour "Avec toutes mes sympathies" (Stock, lire ici)
Prix La Bruyère
M. Martin Rueff, pour "Foudroyante pitié. Aristote avec Rousseau, Bassani avec Céline et Ungaretti" (Mimésis) et pour "À coups redoublés. Anthropologie des passions et doctrine de l'expression chez Jean-Jacques Rousseau" (Mimésis)
Prix Jules Janin
M. Jean-Claude Schneider, pour sa traduction des "Œuvres complètes" d'Ossip Mandelstam (Le Bruit du temps/La Dogana)
Prix Émile Faguet
M. Stéphane Zékian, pour son édition critique des éloges de Ronsard, Michelet, Chénier, Gautier, Fontenelle, Vigny et Taine, proposés par Thibaudet au concours d'éloquence de l'Académie française
Prix Louis Barthou
M. Michel Bernard, pour "Le Bon Cœur" (La Table Ronde)
Prix Anna de Noailles
Mme Paule Du Bouchet, pour "Debout sur le ciel" (Gallimard)
Prix François Mauriac
M. Bruno Pellegrino, pour "Là-bas, août est un mois d'automne" (Zoé)
Prix Georges Dumézil
M. Alain Boureau, pour "Le Feu des manuscrits. Lecteurs et scribes des textes médiévaux" (Les Belles Lettres)
Prix Roland de Jouvenel
M. Florent Couao-Zotti, pour "Western tchoukoutou" (Gallimard)
Prix Biguet
M. Florian Michel, pour "Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique" (Vrin)
Prix Jacques Lacroix
M. Baptiste Morizot, pour "Sur la piste animale" (Actes Sud)
PRIX D'HISTOIRE
M. Marcel Gauchet, pour "Robespierre, l'homme qui nous divise le plus" (Gallimard)
M. Jean-Pierre Cabestan, pour "Demain la Chine: démocratie ou dictature?" (Gallimard)
Prix Thiers
M. Philippe Apeloig, pour "Enfants de Paris (1939-1945)" (Gallimard)
Prix Eugène Colas
M. François Dosse, pour "La Saga des intellectuels français (1944-1989)" (Gallimard)
M. Gérard Noiriel, pour "Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours" (Agone)
Prix Eugène Carrière
Mme Sophie Mouquin, pour "Versailles en ses marbres. Politique royale et marbriers du roi" (Arthena)
Prix du maréchal Foch
M. Jean-Vincent Holeindre, pour "La Ruse et la Force. Une autre histoire de la stratégie" (Perrin)
Prix Louis Castex
MM. Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, pour "Là où se mêlent les eaux. Des Balkans au Caucase, dans l'Europe des confins" (La Découverte)
Prix Monseigneur Marcel
Mme Catherine Kikuchi, pour "La Venise des livres (1469-1530)" (Champ Vallon)
M. Shinichiro Higashi, pour "Penser les mathématiques au XVIe siècle" (Garnier)
Prix Diane Potier-Boès
Mme Oissila Saaïdia, pour "L'Algérie catholique. Une histoire de l'Église catholique en Algérie" (Payot)
Prix François Millepierres
Mme Claudia Moatti, pour "Res publica". Histoire romaine de la chose publique" (Fayard)
Prix Augustin Thierry
M. Jean-Charles Ducène, pour "L'Europe et les géographes arabes du Moyen Age" (CNRS Editions)
PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE
Mme Charlotte Hellman, après "Glissez, mortels" (Philippe Rey)
Prix Amic
Mme Diane Mazloum, après "L'Âge d'or" (JC Lattès)
Prix Mottart
M. Guy Boley, après "Quand Dieu boxait en amateur" (Grasset)
On le voit, Gallimard est l'éditeur qui ramasse le plus de récompenses.