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jeudi 18 avril 2013

LB nit Etienne Delessert



Etienne Delessert qui lui a donné un texte sur la naissance et la vie de la Fiera del Libro per Ragazzi de Bologne, née il y a tout juste 50 ans. Pour que son blog ne s'endorme pas.










Voici son texte.

"On quittait l’hiver suisse pour descendre vers le printemps, découvrir les arbres roses. On s’est retrouvés avec les amis de Paris, Pierre Marchand, Jean-Olivier Héron et Christian Gallimard, pour les aider à "monter le stand" pour la première fois, sous l’oeil narquois de quelques éditeurs qui ricanaient (on les entendait) :
- Ces gamins ne feront qu’un seul Bologne…
Les stands étaient minuscules, tapissés d’un vilain tissu rouge, et l’on a passé la moitié du temps à replanter des punaises, immédiatement rejetées par la paroi. Tout s’écroulait, mais ce fut là le vrai début d’un empire.
Jean-O avait conçu d’admirables structures éditoriales, que Pierre allait développer en séries de non-fiction pendant des années, et de découverte en "Découvertes", ils imposèrent le style Gallimard autour du monde.
On était joyeux alors, on travaillait dur - je faisais partie de la bande -, puis on allait s’amuser. On louait des bicyclettes pour de grandes courses nocturnes dans un Bologne assoupi, ou on filait à Florence pour le repas du soir. Christian conduisait alors sa Ferrari à 300 km/h (le monde vous apparaît alors totalement différent…) et en fin de soirée, on décidait d’aller rendre hommage à la tombe de Dante, au haut d’une petite colline. Les Beccaria, patrons de Bayard Presse étaient des nôtres, et nous avons fait la courte-échelle pour passer le haut mur qui entourait le cimetière. La tombe n’était pas là, bien sûr (on ne devrait jamais écouter Christian) mais nous avons découvert des ruelles assez profondes entre de hauts arbres, bordées de cases où brillaient des bougies. Un petit frisson, et nous avons repassé le mur, sans éveiller l’intérêt des gardes: il aurait été assez drôle de voir la direction de Bayard et de Gallimard dans une cellule florentine…
Mais ce furent ces aventures qui nous ont liés, et donné la force de bousculer le petit monde de l’édition et de la presse pour enfants. Alors tout nous semblait possible, l’imagination et la déraison de l’enfance étaient encore au pouvoir, et on repartait voir le lever du jour à Venise. Pour être au stand à 9 heures pile.

En 1981, j’eus le plaisir de voir - comme éditeur de Tournesol - la série de mes petits livres de "Yok-Yok" recevoir le Prix Graphique de la Fiera. On avait commencé par de courts films pour des TV européennes, puis ils avaient été adaptés en albums pour enfants, en disques (avec des musiques d’Henri Dès sur des paroles d’Anne van der Essen et Pierre Grosz) et en jouets: le jury du Prix avait relevé la cohésion de l’aventure. Il était rare alors, c’est vrai, de décliner ainsi un personnage en lui laissant un peu de charme.
Bologne m’avait aussi permis d’organiser de multiples coéditions internationales.
C’est l’année suivante que George Peterson et Ann Redpath, de Creative Education (devenue Creative Editions) dans le Minnesota, m’ont donné rendez-vous en Italie pour me proposer de créer avec eux une série de vingt livres de contes célèbres, mis en scène de façon originale par de grands dessinateurs.
Rita Marshall venait de me rejoindre en Suisse, et c’est ensemble que nous avons convaincu Edelmann, Topor, Tardi, Chermayeff, Stasys, Dumas, Lemoine, Chwast ou André François de participer à cette collection (ces livres, en plus grand format, restent aussi neufs aujourd’hui).
Rita est une admirable graphiste, et, directrice de création, elle eut l’idée de demander à Sarah Moon de s’attaquer au Petit Chaperon Rouge. Rita connaissait bien les photos de mode souvent troublantes de Sarah pour Cacharel, riches de réflexions floues et granulées, d’ombres violettes qui laissaient deviner un monde inquiétant et superbe.
Aussi fut-elle ébouriffée de découvrir chez Delpire et Sarah (alors qu’André François regardait la scène avec un petit sourire) des images d’une noirceur expressionniste, mises en scènes comme un film de Lang. Une traction Citroën des années de guerre était le loup.
Pour nous, c’est de loin la meilleure version de ce conte, tendue, mystérieuse, avec la fin brutale qui fut écrite par les frères Grimm.
Les vingt contes furent publiés par Creative aux USA, en France par Grasset, dans ma collection "Monsieur Chat" (je devais avoir eu une petite brouille amicale avec Marchand!…) et dans trois ou quatre autres pays.
Et en 1984, la Fiera décerna son Prix…au "Chaperon noir" de Sarah Moon! Je me souviens des titres en première page de plusieurs grands quotidiens italiens, qui tous, à propos de ce choix audacieux, s’interrogeaient: que peuvent donc lire les enfants?
On connaît la réponse de Sendak, de Tomi Ungerer ou la mienne à cette question.

Un dimanche de 1983, tard dans cette dernière soirée de Fiera, aplatis de fatigue, Rita et moi avions vraiment hésité à rouler vers Florence pour y rencontrer, pour la première fois, un certain Roberto Innocenti.
On est arrivés vers trois heures du matin, avons prié une voiture de police de nous guider à notre hôtel. Nous n’étions donc guère frais lorsque nous avons visité le studio graphique dans lequel Roberto travaillait à coller des textes. Et il ne parlait que l’italien.
Mais de cette rencontre sont nés son interprétation "années 1920" de "Cendrillon", et "Rose Blanche", dont je découvris trois originaux dans un tiroir ce matin-là.
C’était ça, la Fiera!

Mon plus mauvais souvenir? Le soir de 1989 où je devais recevoir, avec l’éditeur de FSG, le Prix pour "A long Long Song" (Chanson d’Hiver). Rita était avec moi, tout comme notre fils Adrien, âgé d’un an, à qui je faisais découvrir des dindes sauvages dans les hautes herbes d’un pré tout proche de la Foire.
On était venus des Etats-Unis, mais nous n’avons pas pu nous frayer un chemin à travers la foule compacte qui occupait l’escalier du Palazzo. On est finalement arrivés dix minutes trop tard, la cérémonie s’était déroulée sans nous, et la directrice d’alors s’excusa sèchement:
- Les gens se fichent du prix, ils viennent pour le buffet!"

Etienne Delessert, décembre 2012.

Avez-vous vous aussi des souvenirs de la Foire de Bologne
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