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jeudi 21 août 2014

Deux Pétronille pour le prix d'une seule, celles d'Amélie Nothomb et de Claude Ponti

C'est une habitude pour moi, la rentrée littéraire commence avec Amélie Nothomb. Je l'avais expliqué l'an dernier. "Pétronille", le vingt-troisième roman d'Amélie Nothomb (Albin Michel, 169 pages), sort donc en librairie aujourd'hui.

Pétronille! Un prénom qui, dès son annonce, m'a immédiatement fait penser à un des premiers albums de Claude Ponti, "Pétronille et ses 120 petits" (L'école des loisirs, 1990, lire en fin de note).

Le portrait court de la Pétronille d'Amélie apparaît en quatrième de couverture: "Au premier regard je la trouvai si jeune que je la pris pour un garçon de quinze ans." Amélie ne reconnaît pas tout de suite, lors de cette séance de dédicace, la jeune femme avec laquelle elle correspond. Mais bon, c'est elle.

On en saura plus sur elle tout au court du roman qui débute fin 1997, Amélie a alors trente ans - elle est née le 13 août 1967 à Kobé. Le récit portera sur plusieurs années, plus de dix. Pétronille est écrivain comme Amélie. A vingt-deux ans, elle débarque dans le milieu de la littérature avec l'idée d'un premier livre. Elle aime le champagne comme elle. Ce nouveau roman d'Amélie Nothomb, écrit à la première personne, commence d'ailleurs avec les effets du précieux vin à bulles: "L'ivresse ne s'improvise pas. Elle relève de l'art, qui exige don et souci." Le ton est donné, Amélie va nous entretenir de ses chères bouteilles de champagne et de l'ivresse à nulle autre pareille qu'elles lui valent. De son souci de trouver un compagnon ou une compagne de beuverie. Ce sera Pétronille, elle le comprend tout de suite.

Amélie Nothomb. (c) Patrick Swirc.
Dans ce vingt-troisième roman, la romancière nous parle de tout, de littérature, d'édition, de libraires, de sa vie, d'auteurs contemporains, de sa sœur Juliette, de ses parents, mais surtout de rien. Les petites bulles qu'elle fait naître tout au long des pages ne provoquent pas d'ivresse, laissent surtout l'impression d'un texte transparent, même s'il se présente comme autobiographique. Que ce soit l'escapade à Londres ou en montagne, les promenades à Paris, le chemin d'une jeune auteur, le nouvel an à Antony, le voyage à pied de Pétronille au Sahara, son retour, jusqu'à la finale.
"Foutreciel!", Amélie, reprends-toi.

Laissons la question habituelle à Pascal Fioretto, auteur de l'excellent livre "Un condamné à rire s'est échappé" (Plon, à paraître le 4 septembre): "Comment Amélie Nothomb fait-elle pour accoucher de plusieurs romans par an, en noyer deux ou trois et ne laisser vivre que son préféré?" Son préféré pour 2014 a donc été "Pétronille", tant pis pour nous.

Pour s'en faire une idée, la lecture du début de "Pétronille".




Mais revenons à l'autre Pétronille, celle de Claude Ponti, une maman de 120 petits ("douze fois tous les doigts des deux mains") qui navigue entre mille péripéties
On découvre dans "Pétronille et ses 120 petits" (L'école des loisirs, 1990), premier album de Ponti chez cet éditeur qui deviendra le sien, que la maman s'occupe seule de ses cent vingt petits car son mari, l'explorateur Everest - look Tintin, pantalon de golf et chandail -, est au loin.

Si ce format à l'italienne est un délicieux pot-pourri dédié aux enfants, les parents ne seront pas déçus. On y trouve des comptines, celles de la souris verte et de la poule sur son mur et des clins d'yeux littéraires, une madeleine proustienne, une petite Adèle et des poussins. Déjà!

Pétronille et ses 120 petits. (c) L'école des loisirs.

Mille détails dessinés, insolites ou carrément fous, font de chaque situation une scène complète à observer. De quoi parler, sourire et rire. A la première page, le soleil se lève: il repousse oreillers et couverture et s'étire. Plus loin, on fait la connaissance des cent vingt petits de Pétronille, habillés pour moitié de bleu et pour moitié de rose. Affamés, ils prennent tous ensemble sur les genoux de leur maman (!) leur biberon (!). Un astucieux système multi-tétines permet ce repas simultané... Dans un coin de la chambre, une boîte de mille couches-culottes... Et ainsi de suite.

Le scénario est simple: Pétronille part faire ses courses - elle achète, entre autres, cent vingt sucettes chez l'épicier. Sur le chemin du retour, elle est attrapée par le gros et bête Cafouillon. Comment arrivera-t-elle à lui échapper? Claude Ponti n'hésite pas à utiliser tous les artifices, même les plus gros, pour faire progresser l'histoire. Les enfants vivent aussi dans un monde où se mêlent réalité et imaginaire. Il leur est facile d'admettre que Pétronille soit sauvée par la casserole où elle est prise pour une souris verte par des messieurs qui veulent la transformer en escargot: le récipient prend tout simplement ses jambes à son cou! Sa passagère, après avoir consolé un troupeau de roches endormies, passe de l'autre côté du rideau - de pluie -, et prend un mauvais chemin, "qui fait exprès de perdre les gens".

Elle échappe à des plantes féroces grâce à une corde de poussins mais n'a pas encore retrouvé son chemin pour autant. Les événements s'enchaînent: Pétronille réconforte une madeleine chagrine, se retrouve prisonnière d'un océan. Là, elle récupère un de ses enfants et apprend que pendant son absence, ses petits ont reçu la visite d'un horrible monstre. Ils les a tous enlevés sauf deux.

Pourra-t-elle les sauver? Heureusement la Maman-de-Toutes-les-Mamans lui vient en aide. Pétronille se précipite. Elle arrive au moment où le vilain Sagoinfre s'apprête à dévorer ses petits...

Un terrible combat s'engage. Son issue sera bien entendu favorable à Pétronille et ses petits, grâce à une intervention providentielle du papa, Everest, de retour parmi les siens.

Tout est donc bien qui finit bien, si ce n'est qu'enfants et parents se trouvent toujours en territoire inconnu. La plume d'une poule découverte sur un mur permettra à tous de rentrer chez eux, histoire d'organiser une grande fête.







mercredi 20 août 2014

La fine fleur du livre pop-up chez Studio 002

On le sait, "Studio 002" est un magazine gratuit sur le web, concocté par les équipes d'Agent 002, Illustrissimo et Lezilus, trois agences d'illustration créées par Michel Lagarde. On y trouve donc principalement, fatalement, les actualités des auteurs-illustrateurs représentés.

Ce qu'on sait sans doute moins, c'est que "Studio 002" est aussi un magazine papier de bon format, émanation directe du site, mais pas que.

Le numéro 7 est sorti cet été (Illustrissimo, 80 pages, 2 euros, disponible en Belgique à la librairie Candide, Place Brugmann, 1050 Bruxelles), relance du titre. Il consacre son dossier principal au pop-up, ces livres aux pages animées par différentes techniques.

Pour ce faire, différents articles présentent le duo Icinori, créateur de la couverture, qui s'y dédie, Gérard Lo Monaco,  présenté comme un concepteur historique du genre, les éditions jeunesse des Grandes Personnes qui en publient et un promoteur du pop-up comme Les libraires associés. Le dossier est largement illustré et composé essentiellement d'entretiens (quelques approximations dans les noms cités et l'orthographe sont à regretter). C'est complet et bien fait, mêlant le passé, le présent et le futur, suffisamment fouillé pour que même les connaisseurs y trouvent de l'intérêt.

Parmi les autres sujets:
  • les quinze ans d'Agent 002
  • quelques portraits dont celui de notre cher Brecht Vandenbroucke, qui a exposé récemment à Paris et à Anvers, mais aussi les Jeanclode, Charlie Poppins, Federica del Poposto, Monsieur Z, Emmanuel Romeuf et d'autres à découvrir
  • des avis de sortie
  • et des actualités

dimanche 17 août 2014

Pour comprendre le conflit israélo-palestinien

"Israël-Palestine, une terre pour deux" (Actes Sud Junior, 144 pages, 2013), l'ouvrage documentaire de Gérard Dhôtel, illustré par Arno,  est destiné aux adolescents mais rien n'empêche les adultes d'en prendre connaissance. Ce n'est pas pour rien qu'il a reçu la Pépite du documentaire 2013 au Salon du livre jeunesse de Montreuil en décembre dernier. C'est un bouquin formidable qui retrace la naissance et les étapes du conflit israélo-palestinien. Et il est fort bien illustré de photos et de cartes de la région.

Sa lecture est facile car il est bien construit en 25 chapitres aux intitulés clairs. Mais il réunit de très nombreuses informations tant historiques que géographiques ou politiques. Il permet de démonter les idées reçues qu'on a en général sur les protagonistes. Il empêche surtout ceux qui, au motif de ne pas comprendre ce conflit majeur et qui semble inextricable, qui hante le monde depuis plus de 70 ans, préfèrent l'ignorer.

Le livre commence par une chronologie qui s'arrête en 2013, date de sa parution. John Kerry, le secrétaire d'Etat américain, annonçait la reprise du dialogue entre Israéliens et Palestiniens. Bien sûr, l'été que nous venons de connaître n'y figure pas. Mais Gérard Dhôtel permet remarquablement de s'orienter, de tenter de comprendre cette guerre. C'est la condition pour envisager une solution, non?

En route alors pour découvrir:
  1. L'histoire du judaïsme
  2. D'où viennent les Palestiniens
  3. Le sionisme
  4. La Palestine sous mandat britannique
  5. La Shoah
  6. Une terre pour les juifs
  7. La naissance de l'Etat d'Israël
  8. La première guerre israélo-arabe
  9. Les réfugiés palestiniens
  10. L'expédition de Suez
  11. La guerre des Six jours
  12. La guerre du Kippour
  13. La paix avec les pays arabes
  14. La résistance palestinienne
  15. La guerre au Liban
  16. Les colonies israéliennes
  17. Les deux Intifada
  18. Les accords d'Oslo
  19. Quel Etat pour les Palestiniens?
  20. Les territoires palestiniens
  21. Le problème de Jérusalem
  22. Où en est le processus de paix?
  23. Les Palestiniens déchirés
  24. Israël aujourd'hui
  25. Scénarios pour le futur

On le voit, les chapitres sont équilibrés entre les parties.
"Ce livre", fait savoir Gérard Dhôtel, "se veut le plus simple et le plus complet possible. Mais il ne peut être ni neutre, ni objectif, car souvent, les faits historiques eux-mêmes sont sujets à diverses interprétations... De plus, certains de ces faits ne peuvent pas être justifiés tant ils sont injustes, inqualifiables, cruels...donc condamnables."

"Israël-Palestine, une terre pour deux" permet de comprendre cette situation qui paraît inextricable. Merci Gérard Dhôtel.



mardi 12 août 2014

Papa ne sera plus femme de ménage

Robin Williams fut Madame Doubtfire.
L'acteur américain  Robin Williams est mort ce 11 août 2014 à Tiburon en Californie.
Il avait 63 ans.

Entre ses multiples rôles, il fut l'inoubliable "Madame Doubtfire" dans le film de Chris Columbus, sorti chez nous en 1994, tiré du formidable roman pour ados "Quand papa était femme de ménage" d'Anne Fine (traduit de l'anglais par Florence Syvos, L'école des loisirs, 1989), retitré "Madame Doubtfire" à la sortie du film.

"Quand papa était femme de ménage" est l'histoire d'un père divorcé, prêt à entrer au service de son ex-femme et à se déguiser en gouvernante pour voir ses enfants.
Déjà alors, il y  a 25 ans, Anne Fine avait capté ce qui fait souvent le quotidien des familles.

Terriblement vivant, le roman est doublement passionnant. D'une part, l'abondance des dialogues et l'humour incitent à sa lecture. D'autre part, l'auteur évoque par petites touches discrètes toute la gamme des sentiments par lesquels passent les protagonistes: la vie en famille, simple ou éclatée, n'est pas facile tous les jours. Anne Fine apporte également des réponses nuancées aux questions relatives au mensonge: se justifie-t-il? Si oui, peut-il être vécu de manière permanente...

Traduit en français en 1989, le roman "Quand papa était femme de ménage" connaît un tel succès qu'il passe en poche deux ans plus tard. Il changera de titre en 1994, à la sortie du film de Chris Columbus et deviendra "Madame Doubtfire". Mais dans le livre, malgré le titre, Madame Doubtfire est appelée "Mademoiselle". L'éditeur explique avoir préféré ce mot qu'utilisent traditionnellement les enfants qui ont affaire à une gouvernante.






lundi 11 août 2014

La mort de Simon Leys, le Belge d'Australie

Simon Leys.

La technologie ne touche pas de la même façon tous les individus peuplant la Terre.

La preuve avec Pierre Ryckmans, mieux connu sous le nom de Simon Leys, qui vient de mourir ce 11 août à Canberra en Australie, pays  où il avait choisi de s'installer en 1970, avec sa femme chinoise et leurs quatre enfants. Né à Bruxelles le 28 septembre 1935, il allait avoir 79 ans.

Technologie, disais-je... Pour le joindre, si loin de notre petite Belgique dont il était originaire, il fallait soit lui écrire par voie postale, soit, comble de modernité, lui envoyer un fax. Ni téléphone, ni mail... Ce qui donnait des échanges curieux d'un bout à l'autre de la planète, le télécopieur sorti pour l'occasion de son rebut crépitant alors comme un jeune premier.

C'est à 19 ans que le jeune homme découvre la Chine, elle ne lâchera plus l'étudiant en droit et en histoire de l'art. En 1959, Pierre Ryckmans part poursuivre ses études à Taiwan, Singapour et Hong Kong où il s'installe et se marie. Mais c'est l'Australie qui sera son pays de résidence définitif, même s'il conserve sa nationalité belge. Il enseigne la littérature chinoise à l'université de Canberra et mène en parallèle une carrière d'écrivain, essayiste, critique littéraire, traducteur et sinologue.

Il prend le nom de plume de Simon Leys en 1971, quand il publie son essai sur la révolution culturelle chinoise, "Les Habits neufs du président Mao" (Champ libre, 1971). Il livrera d'autres critiques du mouvement chinois, ce qui lui attire les foudres de penseurs français. Bernard Pivot se souvient encore de l'émission de 1983 où il réunit sur le plateau d'"Apostrophes"  Maria-Antonietta Macciocchi et Simon Leys, le second tournant la première en ridicule avec une autorité simple.

L'homme poursuivit son œuvre d'amoureux de la littérature chinoise, l'étudiant et la traduisant inlassablement. Dans ses autres centres d'intérêt, la littérature et la mer. Lui qui écrivait en anglais ou en français ne laisse qu'un roman, "La mort de Napoléon" (Hermann, 1986). Parmi ses essais principaux, on peut citer "Protée et autres essais" (Gallimard, 2001), Prix Renaudot, "La Mer dans la littérature française" (2003) ou encore "Orwell ou l'horreur de la politique" (Champs n° 1111).

Simon Leys fut également membre, depuis 1990, de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Il y occupe le fauteuil de Georges Simenon.

Laissons le mot de la fin à Amélie Nothomb dans l'évoque dans "Biographie de la faim", comme le rappellent Wikipédia et Pierre Maury: "Pendant quelques jours, nous logeâmes dans notre misérable appartement un monsieur qui ne souriait pas beaucoup. Il portait une barbe, ce que je croyais l'attribut du grand âge: en vérité, il avait l'âge de mon père, qui parlait de lui avec l’admiration la plus haute. C'était Simon Leys. Papa s'occupait de ses problèmes de visa."




dimanche 10 août 2014

Un texte d'Hubert Haddad, en écho à l'actualité

Hubert Haddad.
Hubert Haddad ("Palestine", Zulma, 2007, Le livre de Poche, 2009) me fait l'amitié de me confier son texte, "L'espérance endormie", publié il y a treize ans dans un ouvrage collectif pour la paix (Joëlle Losfeld).
Un geste qu'il fait en pensant à la tragédie en cours et à tout ce qu'il faut de candeur pour encore espérer.

L'écrivain publiera à la rentrée le livre "La condition magique" (Zulma). En librairie le 18 septembre.




L’ESPÉRANCE ENDORMIE

Etre juif aujourd’hui, c’est avoir appris à ses dépens les leçons indignes de l’histoire. C’est accorder autant de crédit à Kafka qu’aux maîtres de la Thora. Il n’existe de communauté que par la culture et l’esprit, et celle-là ne se perpétue que dans l’accueil et le partage. Toute restriction d’altérité est réduction de l’humain en soi, car nulle assise matérielle ne vient fonder la singularité ethnique, nationale ou religieuse. De l’humain se distingue ici ou là dans l’incréé des langues et des savoirs pour s’affirmer comme entité au sein de représentations collectives dont la valeur est chose éminemment culturelle. Le substrat animal et naturel qu’on voudrait mettre en avant appartient à l’aveugle et au chaos. La civilisation, dans ses conquêtes et ses déboires, invente l’homme à partir d’une identité partagée. Toutes les distinctions communautaires qui font des peuples des sortes de chœurs ininterrompus portant à travers les siècles la mélodie complexe d’une langue jusque dans ses légendes et ses mutations que la vie quotidienne joue et dramatise, n’ont d’exemplarité que par ce lien universel rassemblant chacun de nous dans l’espace civilisateur de l’altérité. Etre juif en ce sens, c’est admettre que le plus lointain est le plus proche, puisque nous sommes tous des créatures d’exil pétries de songes et de symboles. Les noces de l’attente et de la mémoire, en toutes langues, s’appellent espérance. Dès lors, je considère absolument le Palestinien comme mon semblable, compagnon immédiat du mystère d’exister. Au même titre qu’un membre de ma famille ou qu’un Indien de Bombay. C’est d’une seule voix qu’il faut réclamer la paix au Moyen Orient, la fin des guerres civiles organisées par des douaniers intempestifs vendus aux marchands d’uniformité, la mise au ban des extrémistes religieux ou laïcs. Temporiser, c’est massacrer. Pour des biens, pour une intégrité maudite, ceux qui ont connu la pire perdition, l’abandon universel, peuvent-ils accepter de bafouer leur droit inaliénable à l’incréé? Juifs ou Palestiniens, la haine est un suicide. Nous sommes une même âme, un même chant d’avenir. La terre est toujours assez vaste aux vivants, mais les morts sont à l’étroit. Tous enfants de notre lâcheté, ils sont réconciliés dans la nuit insondable. Soldats, si vous aviez répondu par des fleurs aux pierres des offensés, elles auraient roulé à vos pieds comme les débris d’un mur impossible. Quant à vous, hommes de foi, on ne tue pas son frère, même loin du Nom, même à l’antipode. Qu’avez-vous à perdre de l’instant béni? Et toi qui refuses toute mesure, l’autre reste à jamais ta loi. Le pays vertical où s’entassent cultures, croyances et territoires comme les étages d’un temple inca ne doit inspirer que l’ascension radieuse, au détriment des conflits ethniques, des mercantilismes et des pouvoirs. Assez de place au sommet rassemble les prophètes et les juges. Mais elle dort à poings fermés, l’espérance, aujourd’hui. Il n’y a pourtant d’autre issue que dans la fraternisation.
Hubert Haddad (mai 2001)





samedi 9 août 2014

Le chien, l'éléphant, le mouton, le singe et moi

Mario Ramos.
Dès 1995, Mario Ramos (1958-2012)  a fait ses albums en solo. Il en était à la fois l'auteur et l'illustrateur. C'était le vœu absolu de celui qui était entré en littérature de jeunesse trois ans auparavant avec "Djabibi" (texte de Rascal, L'école des loisirs, Pastel, 1992).

Réalisé seul, "Le monde à l'envers" (L'école des loisirs, Pastel, 1995) est un album qui le rend heureux et lui permet d'explorer plein de nouvelles pistes.

En 1997, Mario Ramos se lance un nouveau défi, double de plus: s'adresser aux tout-petits et utiliser la peinture acrylique. C'est le coffret de quatre titres "Moi pas, moi aussi" (L'école des loisirs, Pastel, 1997).

Dans chacun de ces quatre petits livres, un enfant invisible se compare cinq fois à un animal visible, chien, éléphant, mouton, singe. Les vérités qui sont énoncées pour l’animal ne le sont pas pour l'enfant qui répond chaque fois: "Moi pas." Exemple: "L'éléphant est immense. Moi pas. L'éléphant a un très long nez. Moi pas. (...)" Sauf en finale où le trait est commun à l’animal et à l’enfant qui peut alors répondre: "Moi aussi." Exemple: "L'éléphant aime beaucoup sa maman. Moi aussi."

Cet ancien coffret de Mario Ramos est aujourd'hui réédité sous la forme d'un gros livre cartonné reprenant les quatre histoires à la suite l'une de l'autre.
"Moi pas, moi aussi" (L'école des loisirs, Pastel) a gardé toute son importance dans le paysage éditorial. Il s'adresse si joliment aux plus jeunes, ces enfants de deux ou trois ans qui se comparent aux autres pour mieux se situer et se comprendre.

Les comparaisons enfant-animal sont déclinées sur des modes différents: l'humour pour le chien, le comique pour le singe, le sentiment avec l'éléphant, la réflexion grinçante sur notre société avec le mouton. "Sans doute, les jeunes enfants ne comprendront-ils pas tout tout de suite", s'expliquait l'auteur à la sortie du coffret. "Mais c'est bien qu'il demeure une part de mystère."

Première des cinq comparaisons. (c) L'école des loisirs, Pastel.

Deuxième comparaison (c) L'école des loisirs, Pastel.

Dernière comparaison et chute de l'histoire. (c) L'école des loisirs, Pastel.

Ce double premier essai d'alors, livres pour tout-petits et peinture acrylique, demeure une réussite. On y retrouve avec tant de plaisir le goût de Mario Ramos pour des images fortes et enlevées, et son immense capacité à raconter des histoires avec des dessins, à dessiner avec des idées.





jeudi 7 août 2014

Eloge de l'hospitalité en papiers déchirés

Sara.
Les papiers déchirés de Sara,
on ne s'en lasse pas.
Ses albums se suivent
et ne se ressemblent pas.

Deux sont déjà sortis
en cette année 2014.
Un troisième est annoncé le 24 septembre,
"Blancheneige" (Le Genévrier).


"L'invité arrive", de Du Fu et Sara (Hongfei Cultures, 40 pages), est tout en harmonies de verts, ocres et roses. Avec son accueillante terrasse en fer forgé en couverture, ses verres et sa bouteille à partager, on pourrait croire que l'histoire se déroule aujourd'hui.
Pourquoi pas? Même s'il s'agit en réalité d'un poème chinois classique, écrit au VIIIe siècle, sur les joies de l'amitié et de l'hospitalité. La poésie n'est-elle pas éternelle?

L'album est conçu par doubles pages que remplissent peu à peu les papiers déchirés de Sara. Le texte de Du Fu apparaît, quant à lui, en lettres blanches sur les fonds de couleur. A la fin, un texte présente la poésie classique chinoise et le poème lui-même apparaît en caractères chinois.

Le livre s'ouvre sur l'esquisse d'un paysage: une silhouette, deux oiseaux, trois arbres, pas de texte. En page suivante, "Les eaux printanières se répandent au nord et au sud de ma maison" est la première phrase qui sous-titre le même paysage, vu avec un effet de zoom avant. On se rapproche ensuite encore un peu pour lire "tandis que des nuées de mouettes passent jour après jour."

L'homme apparu en silhouette sombre est assis sur une marche dans son jardin. Trois mouettes lui tiennent compagnie durant ses réflexions. Il entame ensuite ses préparatifs pour accueillir son invité.

L'homme se prépare à accueillir son invité. (c) Hongfei culture.

Le portillon au bout de l'allée aux fleurs s'ouvre enfin: c'est le visiteur, tout de blanc vêtu.

Le portillon s'ouvre, l'invité est là. (c) Hongfei Culture.

Même s'il n'est pas riche, l'hôte fait de son mieux pour bien recevoir son invité. Il convie aussi auprès d'eux son voisin, habillé de gris. Les tons de fond ont changé: de l'ocre brun à l'ocre rouge en passant par le bleu et le vert sur lesquels se découpent des plantes souvent fleuries.

Quel bonheur de contempler la page où les trois hommes vont lever ensemble une coupe à l'amitié! La sobriété de Sara épouse superbement le texte classique, en huit strophes de sept caractères. Quel art de vivre! Et la joie qui naît d'être reçu de telle manière.

L'album "L'invité arrive" refermé, les yeux pleins d'images, l'imagination emplie de poésie, il ne reste qu'à se préparer de façon identique avant qu'arrive le prochain invité.


En format à l'italienne à dos toilé, où classiquement textes et illustrations se font face, "L'homme des villes de sable", de Sara et Edith de Cornulier-Lucinière (Chandeigne, 32 pages), rapporte une histoire vraie, celle d'un marin des Sables d'Olonne en Vendée. Il s'appelait Paul Imbert et vécut au XVIIe siècle.

Malgré les naufrages, malgré les tempêtes et les dangers, Paul Imbert a la mer en lui. Il veut devenir marin. Le jeune mousse devenu capitaine à l'âge de vingt-cinq ans ne rêve que de voguer sur l'océan Atlantique. Il sera moins bien servi lorsqu'il sera capturé par des corsaires au large du Maroc. Le capitaine et ses matelots sont ensuite débarqués dans la ville de Salé.

L'appel de la mer. (c) Chandeigne.

Paul Imbert sera acheté par le pacha de Marrakech, le caïd Ammar el Feta, lequel se verra bientôt confier une expédition vers Tombouctou. Paul Imbert deviendra ainsi le premier Européen à entrer dans la ville aux mille trésors et aux 333 saints. Il n'en reviendra toutefois pas malgré le navire français qui tente de le délivrer.

L'arrivée à Tombouctou. (c) Chandeigne.

Voilà un album biographique qui raconte une vie peu ordinaire et peu connue à la façon d'une histoire. La longueur des textes le réserve à des enfants sachant déjà bien lire. Mais les illustrations de Sara permettent d'en aborder la lecture plus tôt, avec l'aide d'un adulte médiateur.



mercredi 6 août 2014

Un triangle amoureux dans le puzzle familial

Retrouver ses notes trop longtemps après les avoir griffonnées et ne plus trop savoir si elles débutent par des infos ou des blagues (*).
Je sais, c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute.
Je lis donc, écrit de ma main: "55 ans - 95 kilos - 5772 amants", dans les pages libres à l'arrière du dernier livre en date d'Alex Taylor, le magnifique "Quand as-tu vu ton père pour la dernière fois?" (JC Lattès, 232 pages). Bigre...

Le titre un peu étrange s'explique dès les premières pages: c'est la seule toile connue du peintre anglais de l'ère victorienne William Frederick Yeames, "And when did you last see your father?" Un tableau qui a fasciné l'auteur petit. "Si, à l'époque, j'avais compris pourquoi cette scène m'avait tellement rivé sur place, je ne pense pas que j'aurais écrit ce livre...", note Alex Taylor, concocteur, durant l'année, de la revue de presse internationale sur France Inter chaque matin tôt - avant 7 heures.

"And when did you last see your father?", de William Frederick Yeames.

Officiellement, ce troisième livre d'Alex Taylor est consacré à son père, veuf remarié, atteint de la maladie d'Alzheimer - dementia pour les Britanniques. Après l'intro sur le tableau, il débute pour de vrai avec la phrase "Mon père possédait de vieilles pendules".

En réalité, c'est sa vie entière que le journaliste britannique, installé en France depuis trente ans, Européen convaincu, nous raconte. Son identité d'homosexuel, son déracinement aussi. Né dans une famille considérée comme moderne, le gamin a grandi dans un village des Cornouailles. On se remémore en le lisant les années Thatcher, sans doute oubliées. Etre homosexuel était illégal alors! "J'ai su à sept ans que j'étais gay et j'ai eu la force de partir vivre ailleurs pour cela", me dit-il. "J'ai grandi avec les lois homophobes de Thatcher."

En parallèle, il déroule la vie de ses parents, l'officielle et l'officieuse. Les découvertes qu'il a faites adulte alors que tout se trouvait devant lui enfant. "Les réponses sont souvent cachées dans les endroits les plus simples", glisse-t-il dans son texte, en avertissement au lecteur. Encore faut-il avoir les questions...

A la fin de ce livre aussi remarquable que touchant, on aura eu le portrait de magnifiques personnes, celui de la société britannique de l'époque et différentes manières de lui échapper. Une réflexion et un jeu sur le temps par un étudiant en littérature française à Oxford qui n'a jamais lu Proust! "Les pendules sont un élément de construction. Je joue avec le temps comme mon père jouait avec les pendules qu'il collectionnait", m'explique l'écrivain.

Si "Quand as-tu vu ton père pour la dernière fois?" a opté pour la forme du récit, on y trouve toutefois une vraie construction. Le cheminement chronologique dans le puzzle familial est pimenté d'éléments contemporains comme un voyage dans l'Eurostar. "Je voulais du sens et du suspense au livre aussi", plaide Alex Taylor. "Un jour, je me suis levé et j'ai bougé de place tout ce que j'avais écrit précédemment." Cette version est devenue ce très beau livre.


Alex Taylor.
Cinq questions
à Alex Taylor

Comment est-né ce livre?
Mon éditrice voulait un livre sur le déracinement. "Vous êtes la personne pour l'écrire",  m'a-t-elle dit. J'ai essayé de faire un roman. Je ne sais pas en écrire, malgré mon diplôme en littérature française  obtenu à l'université d'Oxford. Par contre, des récits, oui, je sais en faire. Quand mon père est tombé malade, j'ai ressenti davantage le déracinement. Son décès a été la perte définitive de mes racines. J'en ai eu la révélation deux ou trois mois après sa mort. Mais je n'ai pas d'enfant et j'ai éprouvé également une sensation de libération. 

Vous avez écrit ce livre en français.
J'ai voulu parler de la mort de mon père comme si quelqu'un d'autre s'exprimait. Je tiens un journal depuis que j'ai l'âge de vingt ans, en anglais. J'écris mes sentiments, je fais des photos. Quand je mets en scène ma propre vie, je ne pourrais pas le faire en anglais.Je partage notre intimité familiale dans ce livre. Je ne pouvais pas l'écrire dans ma langue maternelle, mais en langue étrangère. Comme un poème où on s'interroge sur le sens de chaque mot: on a besoin de la distance.
Mais je voudrais écrire mon premier livre en anglais.

Avez-vous eu des surprises en l'écrivant?
Oui, l'histoire est celle d'un triangle amoureux, en silence. Chacun a pactisé. C'était une belle relation. Mais c'est en écrivant le livre que j'ai véritablement reconstitué le puzzle. Le petit garçon que j'étais ne s'en était pas rendu compte. Les enfants se protègent. L'enfant contourne, appréhende ce qui n'est pas bien mais ne sait pas comment le gérer.

Vous vous présentez toujours comme un Européen.
Mon goût pour l'Europe vient du premier croissant que j'ai pris à Bruxelles où j'étais venu, petit garçon, avec mes parents. On avait pris le hovercraft et la tente se trouvait dans la voiture.

Vous vous intéressez constamment aux mots et aux langue.
Oui. Mon précédent livre, "Bouché bée, tout ouïe" (JC Lattès, 2010,  Points, 2011), s'est vendu, à ma grande surprise, à 40.000 exemplaires, poches compris.
J'ai remarqué récemment que le mot "tendresse", comme dans la chanson de Daniel Guichard, n'a pas d'équivalent en anglais. En anglais, "tenderness" est réservé à la viande. La phrase des Beatles, "Love me tender", ne s'emploie jamais dans ce sens-là. La tournure est même inconcevable!

(*) Ah oui. Mes notes... C'était tout simplement trois extraits du livre. Une manière de se présenter  différente de l'habituelle, pour Alex Taylor!




dimanche 3 août 2014

Des dimanches à la puissance dix

En 1997, un album grand format déboulait en librairie, "Le papa qui avait 10 enfants", de Bénédicte Guettier (Casterman, 48 pages, réédité dans le même grand format). Il marquait un changement de public pour l'amie de bébés: elle passait avec ce livre à la catégorie d'âge supérieure. Et l'album amenait l'idée, neuve alors, du père célibataire.

Une réussite que ce "Papa...", vaste programme débordant de tendresse et d'humour. On s'y amuse devant les bouilles réjouies des bébés (à compter et recompter) et leur mèche de cheveux en tire-bouchon. On y rigole devant la mine changeante du père: content, fatigué ou épuisé, il a toujours non pas une mais dix choses à faire! Dix petits-déjeuners à préparer, dix micro-culottes à enfiler, ainsi que vingt mini-chaussettes... C'est beaucoup. Trop? En cachette, le papa se construit un voilier: pour partir seul dix mois! Mais entre ses rêves et la réalité, il y a l'amour de ses petits. Après dix jours, il rebrousse chemin: ses bébés lui manquent trop. Ce sont onze navigateurs qui reprendront la mer... Une histoire nuancée aux images fortes.

Cette année paraît "Les dimanches du papa qui avait 10 enfants", de la même Bénédicte Guettier évidemment (Casterman, 48 pages), suite remarquable du précédent.

On reprend les choses au début: le papa dans son lit, ouvrant difficilement les yeux, avec ses dix petits qui cabriolent sur la couette. Ensuite, opération petit-déjeuner à table, soit 10 croissants, 10 chocolats chauds et 10 oranges pressées. Alors, opération habillage dans une joyeuse ronde de chaussettes, de pantalons et de chaussures - et Papa qui est toujours en pyjama! Tout cela pour sortir. Car c'est dimanche après tout!

Pour se déplacer, habillé mais non rasé, Papa, qui est écolo, installe tout son petit monde sur son vélo rose ou dans la remorque assortie qui y est accrochée. Quel tableau!

C'est parti pour un dimanche à l'extérieur. (c) Casterman.

Au programme de la journée: promenade dans le bois, tour sur le lac, pique-nique à bord de la barque - on sait que Papa est amateur de voile. On imagine tout ce que ces activités peuvent donner à onze. Chaque fois, un texte minimal laisse aux images éloquentes l'espace de s'exprimer.

Pique-nique en barque sur le lac. (c) Casterman.

Mais on n'a encore rien vu. C'est quand la famille arrive au  musée que les choses vont vraiment se corser. Papa est plein de bonnes intentions: il emmène ses enfants au musée "voir les tableaux des grands peintres". A la grande joie du gardien qui envahi par quelques-uns des petits... A son grand plaisir à lui, qui se détend complètement devant sa toile préférée: un voilier sur la mer, vous l'avez deviné.

Mais que font dix bébés quand leur papa dort? Ils disparaissent. Et à son réveil, Papa doit chercher ses dix enfants (ce qui nous vaut à partir de cet instant un amusant parcours dans les cimaises du musée: plein de toiles célèbres sont détournées par Bénédicte Guettier). Ouf, en voilà un, et puis deux autres, et puis trois, et les quatre derniers sont près des sculptures. Les quatre derniers? Non, ils ne sont que trois là. Il manque toujours un enfant à Papa... qui parcourt avec les neuf autres les allées du musée en l'appelant.

Le premier enfant est retrouvé dans le musée. (c) Casterman.

L'histoire s'achève sur une nouvelle aventure, permise par l'endroit où est retrouvé le dernier manquant.

Après ces nouvelles péripéties, Papa peut rentrer chez lui avec ses 10 enfants, non sans remarquer qu'ils ont bien grandi.

Bénédicte Guettier a très joliment réussi cet album qui fait suite à un autre. On retrouve l'atmosphère du précédent, mais légèrement différente, on retrouve les dix enfants, mais grandis, on retrouve le Papa, sans doute un peu plus philosophe. Avec son agréable grand format, ses dessins percutants sur leur fond blanc, son propos rigolo, "Les dimanches du Papa qui avait dix enfants" est une parfaite lecture dominicale. Mais peut bien entendu se lire tous les autres jours de la semaine.

vendredi 1 août 2014

Parce qu'on n'en a jamais fini avec la poésie

Soleil à peine voilé, jardin jungle, terrasse accueillante.
Qu'y picorer au mitan de l'été?
De la poésie.
Justement, deux anthologies viennent de paraître et permettent cette cueillette itinérante.

"Vivre sa vie et autres poèmes" (Espace Nord, 256 pages), de Jan Baetens, "critique et poète flamand d'expression française" comme le présente l'éditeur, propose un parcours dans ses ouvrages poétiques.

On trouve dans le format poche les recueils "Autres nuages" (2012), illustré par Olivier Deprez, et "Vivre sa vie" (2005), novellisation du film de Godard, ainsi que des fragments de "Cent ans et plus de bande dessinée" (2007) et de "Cent fois sur le métier" (2003). Des livres parus aux Impressions nouvelles.

Jan Baetens.
Les très nombreux poèmes de l'anthologie sont suivis de plusieurs textes de réflexion de l'auteur flamand je le rappelle (il est né à Saint-Nicolas le 5 septembre 1957), sur son choix de la langue française pour l'écriture. Mon cher français qui n'est ni sa langue maternelle, ni sa langue d'adoption, ni sa langue de travail! A découvrir.


"Autres nuages" batifole notamment entre arbres et nuages.
Plutôt que de pérorer, je vous en présente quelques extraits, dont une des seize études de nuage. Ils parlent très bien tout seuls.


Dans "Comment les sujets viennent aux poètes" (page 20)

"Le nuage au ciel:
Mot que le texte
Ne comprend pas.
Et l'arbre au sol:

Phrase restée
A l'état-mot.
Tout nuage est arbre
Qui marche à force
D'être récrit."



Dans "Hommage à Stieglitz, mais léger" (page 51)

"Étude de nuage (I)

Voilà l'avion, voilà l'oiseau, voilà Batman,
Et voici le poète sur sa feuille volante.

Toujours en quête de nuages qui le poursuivent,
Il joue des joues pour imiter le vent.

Ses mots claquent, puis pètent,
Ils sont libres de laisser des traînées.

Vive notre poète. Le voilà qui s'endort.
A son réveil un siècle a passé.

Le soleil est maintenant d'avant-garde.
Il change toutes les nuits telle une lune.

La poésie d'antan est un papier de verre
Qu'on passe sur le nouvel objectif.

S'il savait tomber de son tapis,
Le poète inventerait de nouvelles figures."


Dans "Petit précis d'art et de littérature" (page 86)

"Librement d'après Mattotti, "Feux" (1984)

Il est là depuis le début.
C'est un mot.
Il revient jour et nuit, à l'instar d'une rime on dirait.
Il teint l'eau, couvre toute l'île, étouffe les ciels.
Il se répand, feu follet, brûlure d'âme, prairie en flammes.
Il saigne la langue, condamnée à redire comme poule sans tête qui court à plus mais.

"Le vert", "le vert", "le vert", "le vert".

Le rouge qu'on voit est vert aussi.
Pour le rouge qu'il cherche
Mattotti devra passer au noir et blanc,
Commencer à faire des dessins au bic,
Nus comme des mots,
Blancs comme les mots qui ne sont plus là."

"Vivre sa vie" présente de nouvelles formes poétiques à chaque nouvelle section - dont le détail est donné en fin de texte. Mais je laisse Jan Baetens présenter son travail: "Vivre sa vie n'est pas seulement un essai de transposer en vers le film homonyme de Jean-Luc Godard (1962). Le sujet de cette œuvre (la prostitution) ainsi que sa forme (la prostitution) ainsi que sa forme (le tournage hors studio, le découpage en tableaux ou "chapitres") m'ont finalement moins intéressé que la poésie et l'amour du quotidien que ces images continuent à évoquer en moi. Banalité, grisaille; ennui, par moments un peu de dégoût et quelques illusions d'amour, voilà, faussement habillés d'une musique de fait divers, le thème et le corps de ce recueil).
(...) Ce qui suit est bel et bien une histoire, mais racontée avec des ruptures de ton et de forme systématiques, dont j'espère évidemment qu'elles collent bien aux péripéties du sujet."

Soit quinze poèmes, une note finale et une longue postface.


Dans les fragments de "Cent ans et plus de bande dessinée", on trouve bien sûr des portraits, courts, de maîtres du neuvième art. Et dans ceux de "Cent fois sur le métier", prix triennal de poésie 2007 de la Fédération Wallonie-Bruxelles, différentes professions cernées par le trait poétique de l'auteur.



A noter que paraît aussi l'ouvrage de Jan Baetens "Pour en finir avec la poésie dite minimaliste" (Les Impressions Nouvelles, 158 pages, ou en version numérique). Un de ces livres de combat comme il sait les faire.

Son essai analyse la poésie française contemporaine, en plein renouvellement aujourd'hui  mais qui peine parfois à se défaire de ses historiques contraintes de forme. Il prend appui sur le travail d'auteurs contemporains comme Pierre Alferi, Vincent Tholomé, Virginie Lalucq, Stéphane Bouquet, Philippe Beck, Sophie Loizeau ou Jean-Christophe Cambier.


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L'autre anthologie qui vient de sortir est "Les poètes du Taillis Pré, une anthologie partisane" (Le Taillis Pré, 300 pages), composée par Yves Namur.
Partisane parce que seuls les auteurs publiés au Taillis Pré y figurent. Une manière de célébrer les trente ans de la maison d'édition que dirige Yves Namur, également médecin et auteur. De sa première profession, il a gardé l'écriture, plutôt difficile à déchiffrer. Pas grave, j'en souris.
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Cet important travail anthologique reprend donc des fragments des publications de la maison trentenaire, établie à Châtelineau. Le premier titre publié en 1984 avait été  le livre calligraphié "Dans l'autre scène" de Cécile et André Miguel. Il fut alors publié à partir d'une photocopieuse!

Près de quatre-vingts auteurs y ont vu depuis leur nom apparaître au catalogue. Beaucoup de Belges mais aussi des Portugais, des Espagnols, des Français, des Israéliens, des Syriens, des Argentins, des Vénézuéliens, des Suisses, des Italiens, des Libanais, des Américains... On voyage avec les auteurs du Taillis Pré!

Yves Namur.
Comment sont-ils arrivés là? Yves Namur s'en explique: "On le devine: il n'y a pas d'école du Taillis Pré, il y a simplement la curiosité, l'émotion, l'amitié, et je crois, l'enthousiasme d'un éditeur. Mais ne faut-il pas être de ceux-là pour éditer aujourd'hui de la poésie? Et cela dure depuis trente ans!"

Etablir une anthologie au départ d'un catalogue implique de faire des choix. "Dans cette présente anthologie", poursuit joliment Yves Namur (qui n'y figure pas), "la part de chacun ne tient pas toujours compte du nombre de livres publiés au Taillis Pré. Peu importe en soi le nombre de pages des uns ou des autres - certains avec un seul titre nous ont offert un moment unique de poésie - pour d'autres nous avons marché à leurs côtés d'un livre à l'autre, et le Taillis Pré les a suivis, les a aimés." Un moment unique de poésie...

Les poèmes sont titrés du nom de leurs auteurs et organisés selon des thèmes dont les titres sont une œuvre existante, "Ce fragile aujourd'hui", "Figures de l'ouvert", "Le bestiaire insoupçonné", "L'étrange langue", "Mesures de la vie", "La lueur des mots", "L'écart, la distance", "Témoignage du lieu", "Le temps qui bat", "Le corps voisé" et "La chose humaine".

Extraits.

Dans "Figures de l'ouvert"

Roberto Juarroz (page 33)

"Il ne s'agit pas de parler
non plus de se taire:
il s'agit d'ouvrir quelque chose
entre la parole et le silence.

Lorsque tout sera passé,
la parole comme le silence,
restera peut-être cette zone ouverte
comme une espérance à reculons.

Et sans doute ce signe inverse
sera-t-il une marque d'attention
pour ce mutisme illimité
où manifestement nous nous enfonçons."

Onzième poésie verticale, 1992.


Dans "Le bestiaire insoupçonné"

Saleh Diab (pages 77 et 78)

DEUX POISSONS ROUGES

"Je voudrais écrire un livre érotique
le plus beau livre
le meilleur, sans discussion.
il sera traduit dans plusieurs langues.
il aura un titre facile
qui se prononcera aisément
"deux poissons rouges"
même pour ceux qui détestent la lecture
je le remplirai d'histoires torrides
de la première à la dernière page
tout s'unira avec tout

les insectes, les oiseaux, les poissons
les arbres, les fleurs, les légumes avec les herbes
la pluie et les champignons, le tonnerre et les éclairs
les rivières avec les ruisseaux et leurs pierres
les couleurs et les goûts et puis les odeurs
les falaises et les ciels de neige, les nuits avec les jours
et aussi les hommes et les femmes"

J'ai visité ma vie, 2012.


Dans "Mesures de la vie"

Vera Feyder (pages 112 et 113)

FAIRE TRIOMPHER

"Faire triompher la vie
quand en bas meurent les arbres

Le hasard ne peut servie à tout

J'ai peu compris les pierres
mal aimé les hommes
Chaque jour je m'apprête à vivre pour demain
frère de ce jour sans frontière

Survit le bruit du dehors au dedans
et je vais à l'échelle
d'heure en heure montante
dans l'après-midi des maisons
surprenant la tragédie lente des grues

Tandis qu'un cri fait route vers la mémoire
jusqu'à rejoindre loin un train passé
je guette le dernier sifflet de six heures
pour ouvrir la soirée
comme une lettre attendue."

Contre toute absence, 2006.

Dans "Le corps voisé"

Liliane Wouters (page 246)

"Aimer, c'est à travers le corps
Rencontrer l'âme, c'est aussi
Par les sentiers de l'âme aller
A la découverte du corps.
Aimer, c'est mêler l'âme au corps,
Le corps à l'âme, c'est encor
Du bout des doigts, au fond de l'être,
Toucher, sentir et reconnaître
Avec la chair, avec l'esprit,
Sans deviner lequel est pris
Et lequel prend, sans pouvoir dire
Qui se réveille et qui s'endort,
Lequel commence, où finit l'autre,
Quel est le vif, quel est le mort."

Le livre du soufi, 2009.


Voilà, la journée s'achève, la fraîcheur revient.
Deux anthologies m'ont joliment accompagnée.
Je vous souhaite la pareille.