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samedi 31 décembre 2022

Aventures sensorielles à l'expo Petit Poilu

L'expo "Carrément poilu". (c) Daniel Fouss-CBBD.

Il y a plus de quinze ans naissait un drôle de petit personnage, tout rond, tout mignon, tout noir, Petit Poilu. Imaginé par Céline Fraipont et dessiné par Pierre Bailly, il deviendra vite le héros des enfants des classes maternelles. Sa particularité? Les bandes dessinées, 27 actuellement, où figurent ses aventures sont muettes (Dupuis). Idéal quand on ne sait pas encore lire. Albums muets, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas écrits. Au contraire! En témoignent les cimaises de l'exposition "Carrément poilu" qui s'est ouverte il y a quelques semaines sous la verrière du Centre belge de la bande dessinée (CBBD) et s'y tiendra jusqu'au 15 août 2023 (infos ici). A noter qu'une valise pédagogique en lien avec l'expo est disponible, à destination des écoles maternelles et primaires ainsi que des associations travaillant avec des enfants entre 3 et 7 ans (infos ici).

Petit Poilu et ses créateurs, Céline Fraipont et Pierre Bailly.
(c) Daniel Fouss-CBBD.

"Le fait que Petit Poilu soit des albums sans texte impliquait pour nous qu'il y ait un travail sensoriel dans l'exposition", explique Pierre Bailly. Un long travail de préparation avec des classes de l'école Boulle à Paris a abouti à l'idée que huit livres soient déclinés en cubes sensoriels où les jeunes visiteurs puissent pénétrer. "A l'épreuve de la réalité, résistance, solidité, quatre cubes ont été retenus. On en a ajouté trois autres ainsi qu'une mise en scène pour les parents." Pas facile de passer d'une bande dessinée en 2D à l'exposition en 3D.

Cubes à explorer et panneaux à regarder. (c) Daniel Fouss-CBBD.

Les quatre albums retenus pour être déclinés en cubes sont les premier et dernier parus ainsi que deux autres assurant une diversité. On circulera ainsi de l'univers marin de la "Sirène Gourmande" aux longs arbres de "La Forêt des Ombres", en passant par les légumes de "Pagaille au Potager" pour arriver à l'album "Grosso-modo".

"Grâce aux panneaux aux cimaises", précise Céline Fraipont, "l'exposition s'adresse à tous les âges." Commissaire de l'exposition, Sophie Baudry renchérit: "La question était de savoir comment transcrire en mots super simples ce qu'on voulait expliquer, pour tout public, aussi bien les enfants que les ados et les parents." Le choix fut tout de suite fait de monter une exposition à l'ancienne, sans technologie ou QR code, "pour se concentrer sur ce qui se passe. Une exposition en réalité diminuée!"

Une exposition à hauteur d'enfants. (c) Daniel Fouss-CBBD.

De cube en cube, on découvrira la naissance de Petit Poilu, une tache d'encre devenant un personnage qui accompagne de jeunes lecteurs autonomes. On apprendra ce qui se passe avant que le livre ne soit là, l'écriture, le découpage, l'ellipse. On verra que dans chaque album, Petit Poilu résout ses problèmes grâce à ses trucs. On admirera un grand nombre de dessins originaux, accrochés à hauteur d'enfant. Et surtout, on jouera et on s'amusera. Car l'expo "Carrément poilu" est avant tout une exposition pour les enfants, ludique, pleine de surprises et d'expériences sensorielles à mener. 


Quatre univers à explorer dans les cubes. (c) Daniel Fouss-CBBD.



jeudi 29 décembre 2022

Le poète Abdellatif Laâbi dénonce l'Iran


Ecrivain et poète franco-marocain, Abdellatif Laâbi sait ce que répression veut dire. Il l'a expérimenté lui-même au Maroc dans les années 1970 - il a été libéré en 1980. Installé en France en 1985, il ne cesse de défendre la liberté (lire ici). Indigné par ce qui se passe en Iran, il dénonce ce qui s'y passe actuellement contre les poètes, les écrivains, les journalistes. 

Iran
La répression s'abat sur les écrivains!

Chers amis, poètes et écrivains du monde entier,

La répression qui s'abat sur les femmes iraniennes et les hommes qui soutiennent leur combat pour la liberté, l'égalité et la pleine dignité, est connue de vous toutes et vous tous. Cette répression n'a pas épargné non plus les journalistes et les artistes (cinéastes, comédiens, peintres, musiciens…).

Je voudrais maintenant attirer votre attention sur la vague d'arrestations et de condamnations à de lourdes peines de prison qui touche depuis des années les poètes et écrivains iraniens, mais qui a pris une ampleur sans précédent depuis le déclenchement du mouvement populaire de dénonciation du régime dictatorial régnant dans le pays.

Je joins à ma lettre une première liste de ces écrivains touchés par la répression, avec des renseignements précis pour certains d'entre eux, en attendant d'en savoir davantage sur d'autres.

J'appelle à une grande vague de dénonciation de la terreur que fait régner le régime iranien, et de soutien aux écrivains emprisonnés ou poursuivis pour leurs écrits, ou pour avoir exprimé librement leur opinion sur la situation qui prévaut dans leur pays.

Faut-il rappeler que la vie de ces femmes et de ces hommes est réellement menacée?

Est-il besoin de réaffirmer que notre rôle d'écrivain comporte aujourd'hui plus que jamais le devoir impératif d'élever notre voix pour dénoncer l'écrasement des libertés partout où la barbarie piétine toutes les valeurs qui nous poussent à écrire?

Merci de faire passer ce message, et de le concrétiser par les actions que vous jugerez utiles.

Abdellatif Laâbi, poète et écrivain, Maroc/France


Liste des poètes et écrivains concernés


علی اسداللهی
M. Ali Asadollahi
Poète, étudiant en littérature persane
Né en septembre 1987
Date d'arrestation: 21 novembre 2022

علیرضا آدینه
M. Alireza Adineh
Poète
Né en janvier 1975
Date d'arrestation: 30 novembre 2022

آیدا عَمیدی
Mme Aida Amidi
Poète
Née le 14 janvier 1982
Date d'arrestation: 5 décembre 2022

آرش گنجی
M. Arash Ganji
Auteur et traducteur
Né en 1986
Date d'arrestation: 1er novembre 2021

میرحسین بِریمانی
M. Amirhossein Berimani
Poète, écrivain et réalisateur
Né le 27 mars 1997
Date d'arrestation: 29 septembre 2022
Condamné à cinq ans de prison

آتفه چهارمحالیان
Mme Atfe Charmahalian
Poète
Née en 1981
Date d'arrestation: 3 octobre 2022
Libérée sous caution le 13 décembre 2022, jusqu'à l'audience du tribunal.

امیرحسین آتش
M. Amirhossein Atash
Poète
Date d'arrestation: 22 octobre 2022

آرش قلعه گلاب
M. Arash Ghalegolab
Écrivain et journaliste
Date d'arrestation: 26 mai 2022

بهروز یاسمی
M. Behrouz Yasmi
Poète
Né le 31 mai 1968
Date d'arrestation: 17 octobre 2022

بنفشه کمالی
Mme Banafche Kamali
Poète
Date d'arrestation: 24 septembre 2022

فرهاد میثمی
M. Farhad Maithami
Auteur et traducteur
Né le 17 novembre 1969
Date d'arrestation: 31 juillet 2018

هادی حکیم شفایی
M. Hadi Hakim Shafaei
Écrivain
Date d’arrestation: 1er octobre 2022

کیوان مهتدی
M. Keyvan Mohtadi
Auteur et traducteur
Date d'arrestation: 9 mai 2022

محمود طراوت روی
M. Mahmoud Taravatroy
Poète
Date d'arrestation: 1er novembre 2022

مونا برزویی
Mme Mona Borzoui
Poète
Née le 9 mai 1984
Date d'arrestation: 28 septembre 2022

محسن زهتابی
M. Mohsen Zéhtabi
Écrivain
Date d'arrestation: 21 septembre 2022

مژگان کاووسی
Mme Mozhgan Kavossi
Écrivaine
Date d'arrestation: 22 septembre 2022

نگین آرامش
Mme Negin Aramesh
Traductrice
Date d'arrestation: 23 septembre 2022

پوران ناظمی
Mme Puran Nazémi
Écrivaine
Date d'arrestation: 18 septembre 2022

روزبه سوهانی
M. Roozbe Sohani
Poète
Né en 1985
Date d'arrestation: 5 décembre 2022

سجاد رحمانی ماسال
M. Sajjad Rahmani Masal
Poète
Né en 1985
Date d'arrestation: novembre 2022

سعید مدنی
M. Saeed Madani
Écrivain et sociologue
Né en 1959
Date d'arrestation: 25 avril 2022
Condamné à 9 ans de prison

سعید هلیچی
M. Saeed Halychi
Écrivain et poète
Date d'arrestation: 19 octobre 2022

سیدنوید سید علی اکبر
M. Syed Navid Syed Ali Akbar
Auteur et traducteur
Né en 1981
Date d'arrestation: 16 octobre 2022




mardi 20 décembre 2022

Au fond, n'est-ce pas bientôt Noël?

Inégalé Raymond Briggs! (c) Grasset Jeunesse.


Sacrément bonne idée! 


Les deux histoires du Sacré Père Noël du génial Britannique Raymond Briggs, décédé cet été (lire ici), sont rééditées en un seul album, "L'intégrale du Sacré Père Noël" (Grasset Jeunesse, pas de nom de traducteur, 72 pages). On y retrouve avec un plaisir fou ces deux aventures du héros, souvent hors des clous du politiquement correct, très représentatives des années 1970. Tellement libres dans les propos et dans la façon! Jusqu'à déborder les cases du gaufrier BD choisi pour nous présenter le bonhomme dans son quotidien.

En effet, "Sacré Père Noël" date de 1974 en français (1973 en anglais) et "Les vacances du Sacré Père Noël" de 1975. Quasi cinquante ans et on s'amuse toujours autant à découvrir que le Père Noël est un sacré râleur au sacré cœur d'or et un sacrée travailleur qui ne renâcle pas à l'effort pour se glisser de cheminée en cheminée afin d'apporter leurs cadeaux en temps voulu à tous les enfants du monde. Même à ceux qui habitent des logements sans cheminée. Sacrément british, Sacré Père Noël est aussi un vrai humain, avec son chat et son chien, ses poules et ses cerfs qu'il nourrit et chérit quand il ne les morigène pas, et qui, lors de sa tournée, n'hésite pas à faire une pause pique-nique sur un toit enneigé pour reprendre des forces avec son attelage. Tant de détails en marge de l'histoire! On est sous le charme et en plus, on rit beaucoup.

La mise en route. (c) Grasset Jeunesse.

On rit encore davantage dans la deuxième aventure où le Sacré Père Noël décide de prendre des vacances. On le voit parcourir le monde, qu'il arpente avec son traîneau transformé en camping-car, toujours tiré par ses cerfs, jusqu'au moment où des enfants, parfois des adultes, le reconnaissent. On le découvre touriste gourmand, même goinfre, en France, en Ecosse, à Las Vegas... Les clichés sur tous ces lieux sont présentés de façon tellement sincère et amusante qu'on ne peut faire aucun reproche. Juste savourer cet album hilarant jusqu'au retour chez lui du vacancier voyageur. 

Sacré Père Noël est de retour de ses vacances,
fidèle à lui-même. (c) Grasset Jeunesse.


Si Raymond Briggs est dans la veine du Père Noël traditionnel (d'autres titres, plus anciens, ici), les nouveautés 2022 semblent davantage tourner autour de la personne ou de l'idée du 24 décembre.


Un roi de la forêt


Une couverture découpée en forme de sapin, des pages cartonnées bien épaisses, un titre évident, musical. Avec "Mon beau sapin" (Seuil Jeunesse, 14 pages), Pauline Kalioujny revient aux fondamentaux de l'arbre de Noël en un livre pour enfants qui est aussi un livre d'artiste. La simple première page où se dessine en linogravure le sapin tout vert est une merveille. "J'ai voulu ramener les gens à la véritable tradition du Sapin de Noël", explique-t-elle. "Celle que je raconte dans mon album "Mon Beau Sapin": une tradition venue du fond des âges, lorsque les Celtes allaient, au solstice d'hiver, au fond des forêts, pour y décorer un arbre beau et vivace, afin de célébrer le renouveau de la Nature, et la lumière qui va revenir dans le coeur des êtres vivants." Rien à voir avec ce que nous pratiquons aujourd'hui et une splendide occasion d'y réfléchir.

"Mon beau sapin" est un album plein d'agréables surprises. Au fil des paroles de la chanson traditionnelle, la nature se raconte. Le vert merveilleux des rameaux de sapin, l'orangé doré des autres arbres, la parure persistante du sapin, même sous la neige, les interventions solaires des enfants, la recherche de l'arbre à décorer - sans le couper - de pommes de couleur et de marrons ou de tissus multicolores... Plus précisément, la célébration du retour de la lumière et de la paix intérieure. Un sapin qui continuera de grandir et deviendra un havre de paix et un lieu de sagesse.

L'album comporte aussi un sapin à déployer et un calendrier de l'Avent.

Merveilleuse linogravure. (c) Seuil Jeunesse.



Drôles de rencontres


Il commence assez mal l'album "Drôle de Noël", le troisième volume des aventures de "Filippa & compagnie" du couple Juha Virta et Marika Maijala (traduit du finnois par Claire Saint-Germain, Versant Sud Jeunesse, collection "Petites histoires nordiques", 40 pages), après "Piano en fuite" et "Le chat caché" (même éditeur, 2021).

Le soir du réveillon de Noël, les quatre amis, Filippa la petite fille, Roupillon le Chat, Anton l'Ane et Lapin, tombent en panne de chocolats. Vraiment pas de chance. Chacun à son tour va sortir en chercher d'autres et chacun va rencontrer un autre père Noël, bien différent de celui qu'on connaît. L'occasion de côtoyer diverses personnes se réclamant du Père Noël, une marmotte, un opossum enrhumé et une mamie lourdement chargée. Un album farfelu en format à l'italienne, à tenir parfois à la verticale, qui célèbre autant les amis imaginaires que l'amitié et la générosité.

La sortie "chocolats" de Filippa. (c) Versant Sud Jeunesse.


Entre voisins


Couleurs polaires pour cet album qui convoque une belle série d'animaux de la banquise fort expressifs. Dans "24 décembre", du duo fils-mère québécois Arthur Drouin (texte) et Geneviève Després (illustrations), Fanny le lièvre et Montmartre le renne ont appris qu'un gros monsieur barbu habillé de rouge leur apporterait des cadeaux cette  nuit-là "s'ils faisaient tout bien". Mais qu'est-ce que tout bien faire et comment le faire là-bas? 

D'abord avoir une cheminée, ensuite y accrocher des chaussettes et également préparer des biscuits. Et aussi prévoir un sapin pour y déposer les cadeaux. Pas simple en ce lieu. Tous les animaux du coin vont s'entraider pour réaliser le projet en l'adaptant parfois à leur mode. Quand il passe chez eux, vidé et la hotte vide, le père Noël admire leurs efforts et leur dégotte des cadeaux de dernière minute, tout en leur lançant une invitation pour l'année suivante. Après tout, ils sont voisins. Un album original, joyeux, plein de péripéties et joliment illustré.

Les animaux ont suivi les codes comme ils ont pu. (c) D'Eux.



Noël dans la jungle


On connaît bien désormais le chimpanzé grognon Gaston. Dans l'album "Noël, c'est nul" de Suzanne Lang, illustré par Max Lang (traduit de l'anglais par Eva Grynszpan, Casterman, 32 pages), le héros s'en donne à cœur joie de son passe-temps préféré, râler. Il pleut, il a faim, ses copains préparent joyeusement Noël. Oh, que tout cela énerve Gaston grognon! Pire, le singe bougon refuse toutes les aimables propositions festives des autres habitants de la jungle. Si cela lui convient, il a toujours faim. Le repas qu'il se choisit en désespoir de cause lui passe mal et Gaston n'est pas de meilleure humeur. Il sera malgré tout l'objet de la compassion de ses camarades, peu rancuniers mais un brin moralisateurs. La lumière revenant chez le grognon et dans la couleur des pages, le héros se laisse finalement convaincre par l'idée d'une fête de Noël.

Cela commence mal pour Gaston. (c) Casterman Jeunesse.






vendredi 16 décembre 2022

Henri Galeron en stéréo: album et expo

EDIT 03-01-23
L'exposition est prolongée jusqu'au 14 janvier (finissage le jeudi 12 de 18 à 21 heures, en présence de l'artiste).

Première page animée de l'album. (c) Les Grandes Personnes).

En réalité, on sait bien que Noé a construit une arche il y a bien longtemps. Alors, pourquoi Henri Galeron titre-t-il son nouvel album pour enfants, un cartonné animé de bonne taille, en format à l'italienne, "L'Arche que Noé a bâtie" (Les Grandes Personnes, 24 pages en carton avec découpes)? (*)

Tout simplement en hommage au prodigieux graphiste et auteur-illustrateur américain Seymour Chwast, cofondateur des Push Pin Studios, âgé aujourd'hui de 91 ans, et en clin d'œil à l'album jeunesse à surprises de ce dernier "The house that Jack built" ("La maison que Jack a bâtie", Random House, 1973). "Voici la maison que Jack a bâtie, Voici le malt qui était dans la maison que Jack a bâtie, Voici le rat qui a mangé le malt qui était dans la maison que Jack a bâtie...."
Chez Seymour Chwast, les dessins de la célèbre comptine britannique apparaissent au lecteur en dépliant des volets carrés de taille croissante, le texte étant imprimé au verso des rabats.

"The house that Jack built", par Seymour Chwast.


Adepte des procédés techniques surprenants (lire ici), Henri Galeron décline à sa manière l'idée de Seymour Chwast. En un procédé aussi simple qu'efficace, celui de la page qui grandit à chaque tourne. La première page animée montre l'arche découpée en languettes. Chaque fois qu'on tourne l'une d'elles, un nouveau personnage entre en scène, le texte ritournelle et le dessin s'agrandissant en conséquence. 

L'album s'ouvre, comme chez Chwast, sur deux doubles pages de présentation. D'abord, "Voici Noé" où un homme âgé et barbu, en salopette, se tient à côté de sa boîte à outils. Ensuite l'arche, toutes portes ouvertes et pont déployé, soutenue par des étais à côté desquels se trouve un gros sac: "Voici l'Arche Que Noé a bâtie" et "Voici le riz Qu'il faut embarquer sur l'Arche Que Noé a bâtie" (cfr image du haut).

Le calme apparent est perturbé quand "Voici le rat Qui a grignoté le riz Qu'il faut embarquer sur l'Arche Que Noé a bâtie". Inadmissible pour la survie de l'expédition en préparation! C'est alors que démarre une folle farandole animalière, chaque nouvel arrivant s'en prenant au précédent et le texte se compétant dans une formidable richesse de vocabulaire. Quant aux images, ce sont autant de tableaux où sont chaque fois mis en scène différemment les protagonistes. Peut-être pas des scènes de bagarre mais des scènes d'intimidation réjouissantes à observer. Comme est réjouissant à écouter, ou simplement entendre quand on est petit, le texte répétitif aux consonances un peu rauques.


Comment pacifier ces neuf animaux bagarreurs? C'est évidemment Noé qui a la solution. Une solution qui réconcilie tout le monde et invite une belle série d'animaux qu'on n'avait pas encore croisés. Prodigieuse scène finale que la fête enchanteresse qui clôt les prises de bec! Quel travail inouï pour dessiner tout cela et arriver à la quatrième de couverture, joyeuse et paisible. 
(*) A ne pas confondre avec l'album de John Goldthwaite qu'a illustré Henri Galeron "L'Oubli de Noé" paru chez Harlin Quist en 1978 et réédité chez le même éditeur en 1998 sous le titre "Ceux que Noé a oubliés".
Pour mieux comprendre le procédé technique utilisé dans l'album "L'arche que Noé a bâtie", regarder cette vidéo.


Pour entendre Henri Galeron se raconter, c'est ici.



Rare, une exposition d'originaux


Une partie des dessins d'Henri Galeron exposés au rez.

En parallèle à cette nouvelle sortie d'album en littérature de jeunesse, Henri Galeron est aussi au cœur d'une importante exposition de ses dessins originaux à la très belle librairie-galerie Métamorphoses, dans le sixième arrondissement à Paris, "Henri Galeron, dessinateur. Les planches originales 1974-2017".
1974, année de la sortie de l'album "Le kidnapping de la cafetière"
2017, année où a paru "ABCD".
Plus de cent cinquante dessins originaux balayant quarante-trois ans de création, remarquablement accrochés, figurent aux cimaises du rez et du sous-sol, ou encore en vitrine. Principalement des couvertures de Folio, mais aussi des couvertures de la défunte collection Mille Soleils de Gallimard Jeunesse ou du  Livre de poche. Des documents précieux comme des esquisses de dessin ou des courriers reçus, ou, rareté absolue, une couverture refusée. Egalement des affiches et des originaux de plusieurs albums jeunesse publiés aux Grandes Personnes, dont le récent abécédaire "ABCD" (lire ici). Et si toutes les lettres ne se trouvent pas dans les vitrines de la galerie, c'est que sept d'entre elles trônent en bon ordre dans la vitrine à front de rue.

En vitrine côté rue.

Quelle aubaine de découvrir de près tant originaux de ce maître de l'illustration qu'est Henri Galeron, mêlant hyperréalisme, imagination, humour en un talent fou. Une aubaine car l'homme expose peu, pour ne pas dire très peu. De près car Henri Galeron dessine toujours un sur un. L'original d'un Folio est donc à la taille du livre en format de poche.

Une des vitrines.
Toutes collections confondues, Henri Galeron pense avoir réalisé entre 400 et 450 couvertures de livres. Souvent tellement marquantes que même si Gallimard a décidé de recourir désormais à des photos pour les couvertures de sa collection de poche, on en a tous plusieurs fixées dans notre rétine. "Le pont de Londres", de Céline, "La peste", de Camus", "Comment fais-tu l'amour, Cerise?" de René Fallet, "Les mains sales" de Sartre, "La place" d'Annie Ernaux, "Les cerfs-volants", de Romain Gary, "La main coupée" de Cendrars, et tant d'autres...

Des dessins qui témoignent du travail de recherche du dessinateur qui a lu le livre avant d'en illustrer la couverture, tapis rouge pour le futur lecteur ou évocation subtile d'une lecture déjà faite. "Une couverture doit être comme une affiche", estime Henri Galeron. "Elle doit être appréhendée d'un coup."

L'original et son livre.

Comment le Provençal monté à Paris qui travaillait aux jeux éducatifs chez Nathan est-il arrivé à créer autant de couvertures? Par une succession de rencontres. En 1967, le numéro 131 du remarquable magazine "Graphis" s'intéressait à la littérature de jeunesse et consacrait un article à l'éditeur américain Harlin Quist; une publicité de ce dernier renseignait une adresse parisienne. Pas d'éditeur à l'adresse mais il se savait que le Français François Ruy-Vidal travaillait alors avec l'éditeur américain. Henri Galeron rencontre Ruy-Vidal qui lui propose de publier chez lui, chez Grasset-Jeunesse en réalité. Il y fera deux livres avant de passer chez Harlin Quist, abordé à la Foire du livre de Francfort et qui deviendra son éditeur de l'époque (huit livres en solo, six en collectif).


A la même époque, en 1972, Gallimard lance la collection Folio, rachetée au Livre de poche et dont la maquette est confiée au célèbre Massin. Le graphiste doit faire naître cinq cents couvertures en deux ans, c'est-à-dire entre vingt et vingt-cinq par mois. Henri Galeron en réalisera une à deux par semaine. Le voilà chez Gallimard. Du côté des adultes certes, mais Massin règne aussi sur les couvertures du département jeunesse fondé par Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron qui publient Roald Dahl et Jacques Prévert notamment... Ainsi que les célères documentaires "Premières découvertes". On n'arrêtera plus Galeron.


De fil en aiguille, le dessinateur fera des livres avec Patrick Couratin, Jacques Binsztok et Brigitte Morel au Seuil Jeunesse et chez Panama puis avec la dernière aux Grandes Personnes, avec François David chez Motus, des couvertures de disques, des affiches, des décors d'opéra, des timbres. Et Galeron de préciser: "L'exposition ne montre qu'une des techniques que j'utilise, une de mes époques." Une précision qui ne doit pas faire hésiter à foncer admirer ces originaux qui ont marqué l'histoire de l'illustration française.

Sur le site de la librairie Métamorphoses (ici), quelques-uns des dessins exposés et une interview vidéo d'Henri Galeron. A noter qu'il sera présent à la librairie-galerie Métamorphoses ce samedi 17 décembre de 15 à 19 heures (17, rue Jacob, 75006 Paris). L'exposition se poursuit jusqu'au 7 janvier.





jeudi 15 décembre 2022

Doudou et bibli, Ariol,George & co


Un doudou, un livre et au lit!


Ce vendredi 16 décembre se déroulera la déjà onzième Nuit des Bibliothèques. Cette opération initiée par la Bibliothèque centrale du Brabant wallon avait pour objectif de sensibiliser les familles aux bienfaits de la lecture pour les tout-petits à travers diverses activités. Dix ans plus tard, la Nuit des Bibliothèques se déroule dans 128 bibliothèques publiques de Bruxelles et de Wallonie.

Le soir du 16 décembre 2022, les enfants et leurs familles sont invités à des lectures d'histoires sur les thèmes de la nuit et des doudous, dans des ambiances pyjama. Ensuite, durant les vacances d'hiver et jusqu'au 31 janvier, les enfants et leurs familles pourront y créer les doudous nés de leur imagination et inspirés par les albums découverts.

L'animation "Au dodo les doudous!" invite par exemple les enfants sont invités à apporter un doudou à la bibliothèque pour qu'il puisse y dormir. En venant le rechercher, ils découvriront, en images, les aventures vécues par leur doudou et pourront emprunter les livres que celui-ci a lus pendant la nuit.

Toutes ces activités sont gratuites. Le programme province par province se trouve ici


Ariol super star!


Au centre, Ariol. (c) BD Kids.
Fières, les éditions BD Kids, et à raison! La série bande dessinée jeunesse Ariol d'Emmanuel Guibert (scénario) et Marc Boutavant (dessin) vient de franchir le cap des 2 millions d'exemplaires vendus - tous volumes confondus - depuis la mise en vente du tome 1, en mars 2011 Une série intelligente et hilarante qui touche enfants et adultes.

Rappelons qu'Ariol est un petit âne, espiègle, curieux et sensible, qui interroge en permanence  l'existence depuis son quotidien d'enfant et d'âne. Avec son meilleur copain Ramono, son amoureuse Pétula (qui n'est pas tellement amoureuse de lui), et tous les merveilleux personnages qui gravitent autour de lui (enfants ET adultes), Ariol pose sur la vie et le monde un regard aux airs naïfs mais d'une intelligence redoutable.

Le feuilleton initialement publié par le magazine "J'aime lire" est devenu une série dont le 18e tome, "Vieux sac à puces" vient de paraître. 

Activités avec Chris Haughton


D'après "Bravo, Maman Manchot". (c) Chris Haughton.
Qui ne connaît les formidables albums pour les plus jeunes de l'Irlandais Chris Haughton? "Un peu perdu", "Oh non, George!", "Chut! On a un plan", "Bonne nuit tout le monde", "Pas de panique, petit crabe", "Et si?", "Bravo, Maman Manchot". Très reconnaissables à leurs couvertures design et à leur ton humoristique. Sept existent en français depuis 2011 (Thierry Magnier Editions), à raison d'un par an parfois en nouvelle édition. 
 
A l'approche des vacances, Chris Haughton propose aux enfants diverses activités amusantes à réaliser à partir de téléchargements gratuits de son site (ici). Des posters, des dessins à colorier, des propositions de collages, des objets en 3D papier, même un gâteau, même l'apprentissage de quelques mots d'irlandais.

Quelques-uns des téléchargements gratuits proposés
par Chris Haughton.











lundi 12 décembre 2022

La triste nouvelle du décès de Wolf Erlbruch

"Le canard, la mort et la tulipe" de Wolf Erlbruch. (c) La joie de lire.

C'est sa maison d'édition allemande, Peter Hammer Verlag, qui l'annonce:
"Nous pleurons la perte de notre auteur, illustrateur et compagnon de longue date Wolf Erlbruch, décédé à Wuppertal le 11 décembre 2022 à l'âge de 74 ans." 
Il était né le 30 juin 1948 à Wuppertal.

L'artiste franco-italienne Beatrice Alemagna a réagi à ce décès avec beaucoup de spontanéité:
"Quand j'avais 14 ans, je t'avais croisé dans les couloirs de la Foire de Bologne et t'avais lancé en criant: ‘Monsieur Wolf Erlbruch, vous êtes le plus grand illustrateur du monde!!!’ Tu m'avais regardée d'un œil amusé et interdit, te demandant sans doute qui était cette jeune allumée. Tu parlais si bien de la mort, Monsieur Wolf Erlbruch, que j'ose espérer qu'elle te réussira très bien."

Wolf Erlbruch était en effet un très grand illustrateur. Déjà lauréat du prix Andersen 2006 de l'IBBY en catégorie illustration après diverses distinctions de qualité, il avait remporté en 2017 le prix Astrid Lindgren, l'ALMA (Astrid Lindgren Memorial Award). Retrouvez sa biographie, sa bibliographie et la remise de ce prix ici. Wolf Erlbruch était assurément un des meilleurs artistes en littérature de jeunesse du monde. On l'avait vu régulièrement en France à l'occasion de festivals ou de salons, à Montreuil, à Saint-Paul-Trois-Châteaux,..

C'est à la naissance de son fils Leonard, en 1984, que Wolf Erlbruch a commencé à écrire et à illustrer des livres pour enfants. Une trentaine allaient suivre, traduits dans plus de 40 langues, en parallèle à ses activités de professeur d'illustration à l'Université des sciences appliquées de Düsseldorf (1990-1997), puis à l'Université de Wuppertal (1997-2009), puis à l'Université des Arts Folkwang à Essen (2009-2011).

Ces dernières années, Wolf Erlbruch avait réduit ses activités d'illustrateur. Il avait mis en place chez lui à Wuppertal une fondation pour la conservation de son œuvre et la recherche sur son travail.



Des petits mondes imprimés qui posent question

Christian Bruel. (c) M2L.

Toute personne qui s'intéresse à la littérature de jeunesse a fatalement croisé la personne ou le nom de Christian Bruel un jour. Que ce soit comme éditeur, comme auteur, comme traducteur, trois métiers indissolublement liés chez lui, ou comme conférencier, essayiste, formateur, activités que l'actuel septuagénaire, il est né le 23 avril 1948, continue à mener tambour battant (lire ici).

Auteur d'une cinquantaine d'albums illustrés par différents artistes dont le premier "Julie qui avait une ombre de garçon" en 1975 (lire ici), et de quelques monographies qui ont fait date (Nicole Claveloux, Anthony Browne notamment), traducteur de figures majeures de la littérature de jeunesse européenne (Nikolaus Heidelbach, Wolf Elbruch, Gerda Dendooven, Susanne Janssen...), diplômé en psychologie, en sociologie et en linguistique, Christian Bruel a fondé et dirigé les éditions Le Sourire qui mord (1975-1996, 58 albums), adossées à partir de1985 à Gallimard, et les éditions Etre (1997-2012, 66 titres dont des reprises de la maison précédente) qui se sont en finale appuyées sur les éditions Thierry Magnier qui reprendra plusieurs livres. 

Autant de livres dont les premiers sont nés dans le contexte culturel de l'après-68 mais qui, tous, entendent ébouriffer le lecteur, réverbérer le monde au lieu de le prémâcher, proposer ce dont l'enfant a besoin sans se soucier des familles qui désirent la réussite de leurs rejetons, sans se soucier non plus des contraintes de marketing qui imposent de ratisser large. Des livres politiques par leurs sujets et leurs messages. 

Aujourd'hui, Christian Bruel boucle en quelque sorte la boucle en publiant l'essai "L'aventure politique du livre jeunesse" (La fabrique éditions, 380 pages) où il fait état de sa fantastique expérience de lecteur de livres jeunesse durant les cinquante dernières années. Un travail éclairant, basé sur ce qui se passe en France bien entendu mais aussi en Belgique, où il nous partage ses expériences et ses analyses avec pertinence et entrain, un peu comme il le fait à l'oral. S'il ne pardonne rien "aux petits mondes imprimés", c'est parce qu'il souhaite "qu'ils en génèrent un grand plus désirable"

Dans ce but, il nous aide à ouvrir les yeux et à mieux regarder ces livres qui sont lus à nos enfants. Que disent-ils de notre monde? Le reflètent-ils? Le dénoncent-ils? Se rappelle-t-on seulement que le génial Britannique Anthony Browne a représenté des familles monoparentales dès ses premiers albums? Parce qu'il y en avait plein autour de lui et qu'il voulait "dire aux enfants que les problèmes qu'ils rencontrent sont partagés par des millions d'autres enfants".
"Toute jeune existence devrait pouvoir compter sur ses lectures pour développer, à son rythme, de l'estime pour elle-même, un mieux-être immédiat, une jouissance esthétique et ludique, une intelligence sensible, sociale et politique du proche et du lointain." Christian Bruel  
Joli programme!
Joli programme que ne permet pas toujours l'offre éditoriale et on va voir pourquoi. Même si "des merveilles ne manquent pas de se glisser dans les catalogues de maisons d'édition conventionnelles", note l'auteur.
Réfléchissons. L'offre n'est-elle pas avant tout consensuelle et paisible? Elle est aussi foisonnante, prospère et vulnérable.

Durant douze chapitres parcourant l'histoire, l'économie, l'évolution de la littérature de jeunesse, complétés de deux bibliographies et de trois index, Christian Bruel s'adonne à son mantra, le rapport entre le texte, l'image et le sens. Il partage l'avis de Paul Ricœur, selon qui la lecture participe d'"une augmentation du monde". Et de pointer la censure ancienne ou récente, les dénonciations, l'évolution des mentalités. Tout cela à l'aide d'exemples variés, les titres de près de 400 albums apparaissant au fil du texte, les références complémentaires, auteurs, éditeur figurant en note de bas de page. Quel bonheur!

Présent dans le titre de l'essai, le mot "politique" est confronté à son offre en jeunesse. Le bon y côtoie le pire, signe des temps.

Si on note avec plaisir la mention, du magazine belge "Philéas & Autobule" en début d'ouvrage, le chapitre sur la chronologie de la presse rebelle destinée aux enfants, française, passera à peu à côté des lecteurs belges. Par contre, on se régale avec les chapitres suivants dont les propos sont éclairés par tant d'exemples judicieux. Ainsi.
  • "Les enfants de la mer" (Jaume Escala, Carme Sole Vendrell, Syros, 1991) dans "Mondes décalés" (violence et violence éducative, âpreté, guerre).
  • "Buffalo Belle" (Olivier Douzou, Rouergue Jeunesse, 2016) dans "Evolution des formes" (classes d'âge, iconotexte, image fixe, niveau de langue, documentaire, roman ado, théâtre).
  • "Juju le bébé terrible" (Barbro Lindgren et Eva Erikson, Messidor/La Farandole, 1983, lire ici) dans "Thèmes, évitements, politisations" (famille, célibat, monoparentalité, homoparentalité, communautés, croyances, révolte, immigration, racisme, antisémitisme, sans-papiers, compétition, sport, record, écologie).
  • "Le dictionnaire fou du corps" (Katy Couprie, Editions Thierry Magnier, 2012) dans "A corps perdu" (corps des filles, corps des garçons, sexualité, santé).
  • "Sacrée Zoé" (Geert De Kockere, Carll Cneut, Circonflexe, 2002) dans "Les normes et le genre".
  • "Matin brun" (Franck Pavloff, Albin Michel) dans "Temporalités, espace, mouvement" (histoire, conte politique, mai 68, Hitler, témoignage, utopie).
  • "Denver" (David McKee, Kaléidoscope, 2010) dans "Une politique de la lecture", soit une conclusion qui, "pour ne pas finir", liste quelques albums dont "la lecture réitérée n'épuise pas le trouble".

On l'aura compris, "L'aventure politique du livre jeunesse" est un ouvrage passionnant, éclairant, riche de milliers d'informations, bousculant les idées reçues et ouvrant de larges champs de réflexion. Un seul petit regret: la mise en pages approximative, peu hiérarchisée entre titres de chapitres et titres de livres par exemple ou avec de curieux sauts de page, complique inutilement la lecture d'un texte aussi riche qu'accessible.

Christian Bruel présentera son essai en Belgique
  • ce lundi 12 décembre toute la journée à La Louvière (formation payante, infos ici)
  • ce mardi 13 décembre soir à Liège  (gratuit, infos ici)
  • ce mercredi 14 décembre matin à Bruxelles (gratuit, infos ici)


jeudi 8 décembre 2022

Le discours d'Annie Ernaux pour son prix Nobel

Annie Ernaux à Stockholm le 7 décembre.

Le 6 octobre dernier, le jury du prix Nobel de littérature couronnait Annie Ernaux (lire ici). Première Française à obtenir la distinction suprême, la romancière a dû affronter pas mal d'oppositions lors de cette annonce. Ce mercredi 7 décembre, elle a prononcé son  discours de réception devant l'Académie suédoise. Elle y explique son amour de la littérature, comment elle est venue à l'écriture et quels choix elle y a faits. La cérémonie officielle de remise du prix Nobel se tiendra samedi 10 décembre.

Voici le texte de son discours.

En vidéo ici.


"Par où commencer? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s'il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d'entrer dans l'écriture du livre et lèvera d'un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd'hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l'événement – "est-ce bien à moi que ça arrive?" – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c'est la même nécessité qui m'envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m'invitez ce soir.

Cette phrase, je n'ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. "J'écrirai pour venger ma race." Elle faisait écho au cri de Rimbaud: "Je suis de race inférieure de toute éternité." (1) J'avais vingt-deux ans. J'étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu'écrire des livres, devenir écrivain, au bout d'une lignée de paysans sans terre, d'ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l'injustice sociale de la naissance. Qu'une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l'Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire.

En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies? Je ne me posais pas la question. J'avais quelques excuses.

Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l'école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l'objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables. "Don Quichotte", "Voyages de Gulliver", "Jane Eyre"», contes de Grimm et d'Andersen, "David Copperfield", "Autant en emporte le vent", plus tard "Les Misérables", "Les Raisins de la colère", "La Nausée", "L'Etranger": c'est le hasard, plus que des prescriptions venues de l'Ecole, qui déterminait mes lectures.

Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j'opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l'écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.

Ce n'est pas le refus d'un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d'une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l'interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d'enseignante, et la charge de l'intendance familiale, je m'éloignais de plus en plus chaque jour de l'écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire "la parabole de la loi" dans "Le Procès" de Kafka sans y voir la figuration de mon destin: mourir sans avoir franchi la porte qui n'était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.

Mais c'était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d'un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation: autant d'éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma "race", et qui donnaient à mon désir d'écrire un caractère d'urgence secrète et absolue. Il ne s'agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire "écrire sur rien" de mes vingt ans, mais de plonger dans l'indicible d'une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d'exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m'avaient éloignée de mes origines.

Aucun choix d'écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n'ont plus tout à fait la même, se pensent et s'expriment avec d'autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l'impossibilité d'écrire dans la langue acquise, dominante, qu'ils ont appris à maîtriser et qu'ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d'origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d'un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d'Albert Camus, "Entre oui et non". De l'autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l'univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu'ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf: au moment de reprendre l'écriture, ils ne m'étaient d'aucun secours. Il me fallait rompre avec le "bien écrire", la belle phrase, celle-là même que j'enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c'est le fracas d'une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m'est venue, une langue de l'excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte

Très vite aussi, il m'a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d'autre point de départ – d'ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j'étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l'Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l'avortement clandestin entre les mains d'une faiseuse d'anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j'en sois alors consciente, se trouvait définie l'aire dans laquelle je placerais mon travail d'écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu'un désormais.

Comment ne pas s'interroger sur la vie sans le faire aussi sur l'écriture? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses? Est-ce que l'écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C'est donc, à l'origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j'ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, "plate" en ce sens qu'elle ne comportait ni métaphores, ni signes d'émotion. La violence n'était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l'écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu'à aujourd'hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l'objet.

Continuer à dire "je" m'était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu'à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu'elle réfère à l'auteur, qu'il ne s'agit pas d'un "je" présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le "je", jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d'armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l'affirmation de l'égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des "Confessions": "Et qu'on n'objecte pas que n'étant qu'un homme du peuple, je n'ai rien à dire qui mérite l'attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j'aie pu vivre, si j'ai pensé plus et mieux que les Rois, l'histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs." (2)

Ce n'est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du "je" – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l'authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins? Il ne s'agit pas pour moi de raconter l'histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l'écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d'autres consciences, d'autres mémoires. Qui pourrait dire que l'amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels? Victor Hugo a écrit: "Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui." (3) Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – "c'est à moi que ça arrive" – elles ne peuvent être lues de la même façon, que si le "je" du livre devient, d'une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l'occuper. Que ce "je", soit en somme transpersonnel, que le singulier atteigne l'universel.

C'est ainsi que j'ai conçu mon engagement dans l'écriture, lequel ne consiste pas à écrire "pour" une catégorie de lecteurs, mais "depuis" mon expérience de femme et d'immigrée de l'intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d'images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l'écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu'un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l'indicible vient au jour, c'est politique.

On le voit aujourd'hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m'interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n'est pas encore acquise. Il y a dans le monde, y compris dans les sphères intellectuelles occidentales, des hommes pour qui les livres écrits par les femmes n'existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l'Académie suédoise constitue un signal d'espérance pour toutes les écrivaines.

Dans la mise au jour de l'indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l'objet, il y a la possibilité d'une émancipation individuelle mais aussi collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c'est en déranger l'ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.

Mais je ne confonds pas cette action politique de l'écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J'ai grandi dans la génération de l'après-guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s'impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd'hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d'information, la rapidité du remplacement des images par d'autres, accoutument à une forme d'indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d'une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d'une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu'ici démocratiques. Fondée sur l'exclusion des étrangers et des immigrés, l'abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m'impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d'un être humain est la même, toujours et partout, un devoir d'extrême vigilance.

En m'accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c'est un travail d'écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m'éblouit pas. Je ne regarde pas l'attribution qui m'a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n'est ni orgueil ni modestie de penser qu'elle est, d'une certaine façon, une victoire collective. J'en partage la fierté avec ceux et celles qui, d'une façon ou d'une autre souhaitent plus de liberté, d'égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d'une Terre que l'appétit de profit d'un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l'ensemble des populations.

Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l'ai réalisée. C'est d'elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j'ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l'ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m'a accompagnée en me donnant accès à d'autres mondes et d'autres pensées, y compris celle de m'insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d'émancipation, la littérature.
(c) Fondation Nobel 2022

(1) Arthur Rimbaud, "Une saison en enfer". Édition critique. Introduction et notes par H. de Bouillane de Lacoste. Paris: Mercure de France, 1941.
(2) Jean-Jacques Rousseau, "Œuvres complètes I. Les confessions; Autres textes autobiographiques". Édition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond. Paris: Gallimard, 1959.
(3) Victor Hugo, "Œuvres complètes. Poésie V, Les Contemplations (Préface des Contemplations)". Paris: Hetzel-Quantin, 1882.