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mardi 31 mai 2022

Eva Landström a reçu son prix Astrid Lindgren

Eva Lindström reçoit son prix des mains de la Princesse Victoria.

Le Concert Hall de Stockholm avait revêtu les couleurs de la littérature de jeunesse en cette soirée du lundi 30 mai. L'auteure-illustratrice suédoise Eva Lindström y recevait officiellement le prix Astrid Lindgren 2022 (ALMA) qui lui avait été attribué le 22 mars dernier (lire ici). Comme d'habitude, le prix lui a été remis par S.A.R. la Princesse héritière Victoria. 
"Il est important que chacun puisse accéder à des mondes que nous ne rencontrerions peut-être jamais autrement, être exposé à des idées qui agrandissent la vie, des idées qui stimulent notre imagination", a dit la lauréate lors de la cérémonie.
Depuis sa création en 2002, le prix commémoratif Astrid Lindgren, le jury a désigné vingt-deux  lauréats du monde entier, dont deux Belges, l'auteure-illustratrice Kitty Crowther en 2010 et le romancier Bart Moeyaert en 2019. Le prix récompense soit des auteurs, soit des illustrateurs, soit des  organisations de promotion de la lecture, en solo ou en combinaison.

Dans son discours de félicitation, la ministre suédoise de la Culture, Jeanette Gustafsdotter a déclaré: "Je sais qu'Eva Lindström est aimée de ses lecteurs – dans ma famille, des enfants comme des adultes – et qu'elle est une grande source d'inspiration pour les autres créateurs de livres d'images. J'espère que maintenant, encore plus de lecteurs pourront découvrir son travail incroyable."

Ici, une brochure en anglais très intéressante sur le travail d'Eva Lindström.

Le commentaire d'Eva Lindström après avoir reçu le coup de téléphone
lui annonçant son prix le 22 mars dernier: "Est-ce vrai?"
"Je venais de sortir avec le chien. Je suis rentrée à la maison, je l'ai nourri
et j'allais commencer à travailler à un nouveau livre."
(c) Susanne Kronholm.



Les lauréats ALMA précédents

2021 Jean-Claude Mourlevat (lire ici)
2020 Baek Hee-na (lire ici)
2019 Bart Moeyaert (lire ici)
2018 Jacqueline Woodson (lire ici)
2017 Wolf Erlbruch (lire ici)
2016 Meg Rosoff (lire ici)
2015 Praesa (lire ici)
2014 Barbro Lindgren (lire ici)
2013 Isol
2012 Guus Kuijer (lire ici)
2011 Shaun Tan
2010 Kitty Crowther
2009 Tamer Institute
2008 Sonya Hartnett
2007 Banco del Libro
2006 Katherine Paterson
2005 Philip Pullman et Ryôji Arai
2004 Lydia Bojunga
2003 Maurice Sendak et Christine Nöstlinger

Ce n'est pas pour rien que le Astrid Lindgren Memorial Award est aujourd'hui considéré comme l'équivalent jeunesse du prix Nobel de littérature, détrônant les prix Andersen de l'IBBY de cette appellation. Avec sa dotation de 5 millions de couronnes suédoises (480.000 €), il est le prix en littérature de jeunesse le plus important au monde.








mardi 24 mai 2022

La trilogie Angie s'achève de façon trépidante

Couverture de Levente Szabo pour "À l'hôtel du Pourquoi-Pas?" (c) l'école des loisirs.

Roman du confinement et de la solidarité familiale, la trilogie pour ados "Angie" de Marie-Aude et Lorris Murail s'achève un an après la parution du premier volume (lire ici et ici) avec "A l'hôtel du Pourquoi-Pas?" (l'école des loisirs, Médium, 409 pages). Un troisième tome trépidant, bien épais, qui se déroule bien entendu aussi au Havre - le covid est toujours là, sous forme de couvre-feu cette fois. Ses épisodes haletants vont plonger Angie dans des situations inconfortables si pas critiques. On le sait, la romancière l'a terminé seule au-delà des 150 premières pages que Lorris Murail avait concoctées avec elle avant son décès (lire ici).

Secrets de la famille d'Angie dans le premier tome, secrets d'une famille de notables du Havre dans le deuxième, secrets de la famille d'Augustin Maupetit dans le troisième, les Murail maîtrisent les arbres généalogiques et leurs embranchements les moins attendus. Dans "A l'hôtel du Pourquoi-Pas?", le genre du polar pour ados va en plus être poussé au plus loin de ses retranchements et se doubler d'un conte d'avertissement. Sites de rencontres, site collaboratif "Tous enquêteurs!?", chaînes YouTube,.., attention, internet n'est pas toujours net, glissent en douce les auteurs. On le comprendra pleinement une fois la lecture achevée.

On l'a vu précédemment, le capitaine Augustin Maupetit a été mis en disponibilité depuis l'affaire Lecoq résolue dans "Souviens-toi de septembre" (lire ici). Sa chienne renifleuse Capitaine aussi. Pour tromper son ennui, il lit un thriller de Cornelia Finch, adulée par la libraire locale. Il dispense aussi quelques cours à ses "stagiaires", la jeune Angie et sa copine Rose-May. Pas de quoi vraiment enthousiasmer le fringant enquêteur. C'est dire s'il accueille positivement la requête du commissaire Lamblin, lancer le BAC, le Bureau des affaires classées. Parmi toutes les affaires locales non élucidées, il choisit celle qui s'est déroulée sur le paquebot France en 1972: un petit garçon a disparu juste avant l'arrivée du navire au port du Havre. Pourquoi celle-là? Parce qu'elle ressemble étrangement au bouquin qu'il est en train de lire.

Cela, c'est pour le début du livre. Car les événements vont s'y succéder, s'y enchevêtrer, s'y complexifier, s'accompagner de bizarreries et même se dramatiser à un rythme inouï, les nombreux personnages se rencontrant, se croisant ou même se cognant les uns aux autres à leur heure. Alice Verne, la supérieure hiérarchique d'Augustin à la police, tente de trouver l'amour sur un site de rencontre. Elle est blonde, comme les deux jeunes femmes qui viennent d'être mystérieusement assassinées dans le coin. Un père de famille est également actif sur ce réseau, inquiétant personnage au passé trouble. L'infirmière Emma Tourniquet, la mère d'Angie, nous permet de rencontre d'autres personnages lors de ses tournées, dont la vieille Alphonsine, passionnée de faits divers. Elle-même s'interroge sur son avenir amoureux: Augustin ou le père d'Angie qui a réapparu au tome un (lire ici). Tante Thérèse et son pendule sont toujours là, discrets et efficaces; vont-ils enfin répondre aux questions d'Augustin sur ses parents? Comme les deux policiers semblent vouloir enquêter sur leur affaire classée sans les deux  "stagiaires", celles-ci se lancent dans leurs propres investigations sur les affaires en cours. Elles les publient sans inquiétude sur la chaîne YouTube qu'elles ont créée en toute discrétion. Elles y évoquent leurs recherches, lancent des hypothèses sans imaginer une seule seconde qu'internet est accessible à tout le monde. Aussi aux personnes peu recommandables qui ont fait des "attrape-rêves" indiens des fétiches. Aussi aux serial killers. Elles se mettent en danger et l'ignorent.

Ramifié en diable, ce troisième épisode des aventures d'Angie et compagnie est certainement celui qui est le plus palpitant et le plus angoissant pour le lecteur qui en sait davantage sur les protagonistes que chacun d'entre eux. Marie-Aude et Lorris Murail ont établi une formidable toile où se superposent parfois passé et présent. Encore faut-il savoir où. Le commissaire Lamblin et le capitaine Maupetit s'y emploient de toutes leurs forces, décidés à retrouver cet enfant évaporé qui, s'il n'est pas mort comme ils le croient, est un adulte quinquagénaire à l'heure actuelle. Pressés qu'ils sont également de découvrir l'identité de la romancière secrète Cornelia Finch, ils auront la surprise de leur vie quand ils visionneront la "Chaîne du crime" des deux demoiselles. Il leur faudra revenir au présent, intervenir et vite. Saupoudré d'histoires d'amour à tous les âges, "A l'hôtel du Pourquoi-Pas?" est un passionnant thriller pour ado, mené de mains de maîtres. 

Trilogie?
Avançant en ce moment dans la Saison 7 de "Sauveur & Fils" avec sa fille Constance (lire ici) - elles en sont à la page 130 -, Marie-Aude Murail n'exclut pas de prolonger un jour la trilogie d'Angie si l'envie lui prenait d'écrire un nouveau roman policier avec les mêmes personnages. Dans ce cas, elle laisserait le nom de son frère Lorris sur la couverture car ceux-ci appartiennent autant à lui qu'à elle, dit-elle. 


 

lundi 23 mai 2022

Un peu, beaucoup, passionnément, Ariane Le Fort triture l'amour et le désir

LU & approuvé

Ariane Le Fort écrit peu. Huit romans en plus de trente ans (lire ici) pour la romancière belge si on compte celui qui vient de paraître, l'excellent "Quand les gens dorment" (ONLIT éditions, 185 pages). Huit romans et une longue nouvelle en réalité, "La madone des plaines de jeux" (Le grand Miroir, 2003, 57 pages). Huit romans qui questionnent le sentiment amoureux, l'amour ou une forme d'amour, qui s'ancrent régulièrement en Belgique.

Dédié à René de Ceccatty qui fut son éditeur au Seuil, ce nouveau livre est publié en Belgique, chez ONLIT. "Quand les gens dorment" s'intéresse à l'amour qu'un homme et une femme peuvent éprouver quand ils avancent en âge. Le lien physique est très intense entre Janet, infirmière dynamique, et Pierre, cinéaste en perte de vitesse qui semble trouver refuge dans le sommeil. Le désir les rassemble, les unit, leur fait oublier le temps quelques instants. Chacun souffre dans sa situation de parent. Ces chagrins s'estompent-ils lors de leurs étreintes intenses? Si ce lien semble suffire à Pierre, Janet s'interroge, sans bouder le plaisir pris dans l'appartement, presque un squat, qui a vue sur la cathédrale.

Ariane Le Fort étudie tout ça à sa manière, en décortiquant les situations successives de sa belle plume. La force et l'attrait de ses romans sont justement cette précision de l'analyse, ces mots inattendus pour faire avancer l'intrigue. On va au cinéma avec ses deux protagonistes, on mange avec eux, on boit, on se promène la nuit à Bruxelles car c'est là que le roman se déroule, ainsi qu'à La Hulpe. On va subir avec eux le covid et le premier confinement. On verra comment les tensions et les fuites nées de cet enfermement interviendront sur leurs chagrins, leurs joies et leur capacité à être heureux. On comprendra à la toute fin le choix du titre qui, malgré l'apparence, pourrait bien être un tremplin pour une nouvelle vie. 

Il ne faut jamais résumer les livres d'Ariane Le Fort, il faut les lire, se laisser porter par eux, vivre, aimer, trembler, être en colère avec ses personnages qui crèvent le papier. Laisser infuser ses phrases justes qui triturent notre moteur à tous, le sentiment amoureux, qu'on y résiste ou qu'on s'y abandonne. Les livres d'Ariane Le Fort, c'est toujours un peu nous, car c'est elle qui s'y dit en filigrane.








vendredi 20 mai 2022

Une lauréate bilingue au concours de poésie transfrontalier "Je te Poème"

Neuf des dix lauréats étaient présents à Passa Porta. (c) Caroline Lessire.

Soirée poésie jeudi soir à Passa Porta où se clôturait l'idée 2022 de Flirt Flamand, en collaboration avec la Foire du livre et Bruxelles et la maison internationale des littératures Passa Porta, "Ik poëzie je graag / Je te poème", soit un concours de poésie transfrontalier dont le premier et le dernier vers imposés avaient été écrits par Lize Spit et Thomas Gunzig (lire ici), le couple de #THOMIZE. Les dix poèmes finalistes ont été lus dans leur langue originale, leur traduction dans l'autre langue étant projetée sur un écran, en présence de neuf des dix auteurs. Suspense pour eux et leurs accompagnants car seul/e, le/la lauréat/e était au courant de son prix.

Soirée bonne humeur car si Lize Spit, absente, est intervenue via une vidéo projetée, Thomas Gunzig était bien là et a expliqué que Lize et lui avaient tiré à pile ou face pour savoir qui écrirait quel vers. Le sort ayant désigné Lize pour le premier, "Une pieuvre a trois cœurs", fruit de recherches sur internet, Thomas a plongé dans son imagination pour dégainer le dernier, "Et quand l'un après l'autre ils se taisent, la nuit tombe dans les fonds marins."

Soirée poésie, les dix poèmes finalistes (cinq francophones, cinq néerlandophones) témoignant d'une réjouissante variété de ton et d'approche. En réalité, ce sont plus de 700 participants qui ont complété l'espace libre entre les deux vers pour créer leur poème: 481 néerlandophones et 234 francophones. Un chiffre qui enchante les organisateurs qui, en croisant très fort leurs doigts, en espéraient 500. Les 735 poèmes sont à lire ici.

Soirée bonne humeur car les finalistes devaient répondre à quelques questions sur un podium décoré de fanfreluches roses. Surprise de découvrir leurs origines géographiques à ce concours de poésie, certes sur internet mais belge au départ: deux venaient des Pays-Bas, un de Paris et un de Bretagne.

Soirée poésie quand a été dévoilé le nom de la lauréate, Céline Delattre, 41 ans, parfaitement bilingue, originaire de Tournai et installée actuellement à Courtrai par amour, pour son poème "Encre marine". Elle s'exprime dans les deux langues, sans doute davantage en néerlandais, mais a écrit son poème en français! "On ne pouvait pas rêver mieux", commente Els Aerts de Flirt Flamand.

"J'écris lentement", a commenté la gagnante. "C'était aussi le cas pour ce concours. Le premier vers de Lize, “Une pieuvre a trois cœurs”, m'a entraînée à mon insu dans le monde sous-marin. Ce n'est qu'au tout dernier moment que j'ai achevé le poème en le débarrassant de ses clichés."

Le poème gagnant.

Soirée bonne humeur
quand la lauréate a découvert ses cadeaux, les deux annoncés lors du concours, soit une publication dans la revue "Poëziekrant" et une nuitée dans le studio de la résidence de Passa Porta, et un troisième, surprise, une parure de lit Flirt Flamand où a été imprimé son poème.


Céline Delattre et Thomas Gunzig. (c) Caroline Lessire.


Le cadeau surprise. (c) Caroline Lessire.


Les  neuf autres finalistes sont:
  • Tako (Miranda Nijenhuis), "Drie liefjes geen"
  • Bauke Vermaas, "Frequentie"
  • Rita Horions, "Giftige inkt"
  • Antony Samson, "Octopussy"
  • Evelyne Dendoncker, "Strijdlied"
  • Dominique Theurz, "Atout"
  • Jean-François Joubert, "L'horloge sans heure"
  • Emma Massart, "La taciturnité des tambours"
  • Nicolas Collignon, "Pieuvre tonique"




jeudi 19 mai 2022

Lela, Sri et Ali, candidats réfugiés en Suisse

LU & approuvé


Magnifique roman graphique en noir et blanc, pour tous à partir de 10 ans, que "Trois histoires de réfugiés", travail de trois étudiants,  Melisa Ozkul, Robin Phildius et Jonas De Clerck, à présent publié en un album dont la couverture est illustrée par Joe Sacco (La joie de lire, collection "Somnambule", 136 pages). D'autant plus nécessaire aujourd'hui parce qu'il n'y a pas que les réfugiés ukrainiens, parce que s'il est normal de les aider, leur sort n'a pas ouvert les yeux de l'Europe et de ses citoyens sur tous ceux qui viennent d'ailleurs et d'autres guerres lui demander l'asile.

Le livre est le résultat d'une très belle idée. Lors de l'édition 2020 du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) de Genève, l'Hospice général (acteur du mieux-vivre ensemble à Genève) s'est associé à l'Ecole supérieure de bande dessinée et d'illustration (ESBDI) et au créateur de la bande dessinée de reportage et journaliste américano-maltais Joe Sacco, pour mettre en lumière le parcours des migrants. Dix étudiants ont pu s'entretenir avec un réfugié au centre d'hébergement collectif de Rigot à Genève et à Fribourg. Les éditions La Joie de lire ont décidé de publier trois de ces récits transposés en une bande dessinée. Trois récits glaçants qui montrent que la Suisse n'est pas toujours la terre d'accueil qu'on croit.

Trois histoires vraies, trois trajectoires broyées par le destin, la guerre ou la discrimination ethnique, nous sont confiées par ces trois dessinateurs aux graphismes personnels. Melisa Ozkul nous partage en encres de Chine vigoureuses le témoignage de Lela, originaire de Géorgie, menacée d'y être renvoyée avec son fils alors que la Suisse veut bien garder son mari gravement malade et le soigner faute de papiers. En délicats crayons gris, Robin Phildius retrace l'incroyable périple à travers le monde que lui a confié Sri, tamoul du Sri Lanka, que ni les guerres, ni la prison, ni les difficultés n'ont fait trahir ses valeurs. Jonas de Clerck a choisi un style plus onirique pour rendre compte de sa conversation avec Ali, un Afghan de 20 ans de l'ethnie hazara pourchassée par les talibans notamment, qui a fui son pays avec un passeur pour survivre. 

Les parcours de cette femme et de ces deux hommes sont aussi émouvants que révoltants. Les ont-ils mérités? Non, bien sûr. Ont-ils failli quelque part? Non, bien sûr. Ils doivent obtenir l'asile et l'assistance. Ils doivent pouvoir vivre comme nous, tout simplement. Les discriminations dont ils sont victimes sont-elles acceptables? Ce sont les lois? Mais quand les lois sont mauvaises, ou devenues mauvaises, il faut les changer. Ces "Trois histoires de réfugiés", sobres dans les textes et aux illustrations très informatives, nous obligent à voir notre monde tel qu'il est. Et à éventuellement y réagir.

L'histoire de Lela. (c) La joie de lire.

L'histoire de Sri. (c) La joie de lire.

L'histoire d'Ali. (c) La joie de lire.





mardi 17 mai 2022

Ernest et Célestine, toujours et à jamais

Célestine. (c) Fondation Monique Martin.

Il y a déjà plus de vingt ans que l'artiste belge Monique Martin (1928-2000) nous a quittés (lire ici). Elle était mieux connue sous le pseudonyme de Gabrielle Vincent, les prénoms de ses grands-parents, sous lequel elle a publié toute son œuvre pour la jeunesse. Dont les emblématiques Ernest & Célestine, un gros ours et une petite souris si finement dessinés, tellement expressifs. Des héros tendres, généreux, pleinement humains dans leurs sentiments et leurs émotions, qui devraient être inscrits au patrimoine mondial de l'humanité. A défaut, la Fondation Monique Martin revient à l'Espace Wallonie de Bruxelles (lire ici), à deux pas de la Grand Place, avec une grande exposition sur deux niveaux intitulée "Ernest & Célestine et nous".

Rez-de-chaussée et mezzanine sont consacrés à l'expo "Ernest & Célestine et nous."

Monique Martin achetait aux "Petits Riens" et recyclait ses meubles et ses objets, bien avant que ce ne soit comme maintenant dans l'air du temps. Ses deux héros vivaient son quotidien à elle, joies, peines, projets, activités, rendant ainsi leurs albums tellement sincères et profondément intemporels.

Visite au marché aux puces. (c) Fondation Monique Martin.

L'exposition "Ernest & Célestine et nous" est conçue de manière thématique, selon les Objectifs de Développement Durables fixés par l’ONU pour une mise en œuvre à l'horizon 2030: partage, entraide, tolérance, déconsommation, recyclage, préservation de la planète. Les illustrations aux cimaises correspondant à ces thèmes, affichés, sont extraites des différents albums. Une option de société plutôt que littéraire. C'est un choix qui ne me convainc pas trop mais qui n'ôte rien au plaisir inouï de voir et revoir sans en avoir jamais assez cette œuvre aussi discrète que magistrale.

"Un jour un chien". (c) Fondation Monique Martin.

Un accrochage à hauteur moyenne permet aux enfants comme aux adultes d'admirer le talent de l'artiste. Le rez-de-chaussée est réservé à "Ernest et Célestine", l'étage se partage entre albums pour enfants et livres illustrés. C'est un régal, un bonheur même, de se promener ainsi dans les illustrations de nombreux albums toujours aussi enchanteurs. "La cabane", "La chambre de Joséphine", "Le sapin de Noël", "Le patchwork", "La tante d'Amérique" et "Au jour le jour" pour les "Ernest et Célestine""A la mer", "Dans la forêt" et "Le grand arbre" pour la série "Papouli et Federico", "Un jour un chien", "J'ai une lettre pour vous", "Au bonheur des chats" et "Au bonheur des ours" et quelques inédits.

Il faut toutefois savoir, et les meilleurs spécialistes du travail de Monique Martin se font avoir, que l'expo présente en majorité des reproductions et non des originaux. "Tout ce qui est de Gabrielle Vincent sont des fac-similés", plaide Emeline Attout, de la Fondation Monique Martin. "A la fois pour préserver les dessins de la lumière et parce que le corps de l'expo sera amené à voyager dans les autres espaces Wallonie de Belgique ainsi qu'à l'international." Des copies de très très grande qualité, reconnaissons-le, même si le savoir pince un peu le cœur. "Par contre", poursuit la commissaire, "les peintures et les dessins de Monique Martin des albums "Au désert" et "Le petit ange à Bruxelles" et d'autres fusains sont, eux, des originaux."


Pratique
L'exposition "Ernest & Célestine et nous" se tient jusqu'au 24 septembre 2022 à l'Espace Wallonie de Bruxelles, rue du Marché aux Herbes, 25-27, 1000 Bruxelles, du mardi au samedi de 11 heures à 13h30 et de 14 à 18 heures, les jours fériés de 13 à 18 heures (hors dimanche et lundi). Entrée libre.
Des balades contées sont prévues les 21 mai, 15 juin et 24 septembre.
Rappel: tous les livres de Monique Martin ou Gabrielle Vincent sont publiés chez Casterman.



lundi 16 mai 2022

Glen Baxter, une vie d'artiste

"Pour une raison inconnue, il semblait préférer
les premiers ouvrages d'Agatha Christie."
(c) Glen Baxter/La Pierre d'Alun.

Glen Baxter, mon idole, est à Bruxelles. "Ce lundi 16 mai et sûrement mardi", précise Jean Marchetti qui expose toute une série de dessins récents du génial illustrateur britannique moustachu aux cimaises de son Salon d'Art. Des œuvres plus surréalistes qu'absurdes, ironiques, poétiques parfois, toujours non-sense, qui enchantent le regard, font sourire, rire et réfléchir. C'est notre monde en général et celui de l'art en particulier qu'interrogent avec un flegme total les cowboys et les autres personnages en civil de celui qui est né près de Leeds le 4 mars 1944. On regarde le dessin, splendidement composé, on lit la légende assez ordinaire créant un formidable rapport texte-image et on savoure. C'est là que réside le génie de Glen Baxter, dans cette façon "air de rien" qui en dit beaucoup, dans ces traits, ces couleurs et ce lettrage reconnaissables entre tous.

Premier jour à l'école d'art, rude journée au bureau, récital avec un violon sans cordes, espace fumeur d'une auberge, statues de Giacometti à l'horizon..., l'artiste nous enchante et on en redemande.

"Je propose que nous commencions par les impressionnistes
et ensuite que nous passions aux Rothko..."
(c) Glen Baxter/La Pierre d'Alun.



On retrouve les dessins exposés dans le délicieux petit livre "La vie d'artiste", le 40e de la collection (La Pierre d'Alun, collection "La Petite Pierre", reliure spirale, 64 pages), illustré bien entendu par Glen Baxter mais aussi introduit par un texte enchanteur où l'artiste raconte, en français et en anglais, ses débuts de dessinateur, de son enfance à sa première reconnaissance, en 1974, par Harry Matthews, membre de l'Oulipo, en passant par ses cinq années en école d'art. On y apprend notamment qu'il était "déjà un surréaliste à l'âge de 16 ans".

L'exposition "La vie d'artiste" se tient au Salon d'Art (81 rue de l'Hôtel des Monnaies,  1060 Bruxelles) jusqu'au 16 juillet, du mardi au vendredi de 14 à 18h30, le samedi de 10 à 12 heures et de 14 à 17 heures. Foncez!

dimanche 15 mai 2022

Radiographie d'une radiographie

"il est midi comme en pleine nuit et le soleil a tout avalé. avalé les couleurs.
avalé les ombres et la chaleur. avalé jusqu'à nos traits. il semble décidé à défaire la matière."
"Wuhan Radiography". (c) Editions Light Motiv.

Tout a commencé bêtement. Par l'image ci-dessus, trouvée dans un mail: "Par son mode opératoire énigmatique, le photographe Simon Vansteenwinckel crée un démontage troublant de nos a priori. Nous ne savons plus où nous sommes. La ville est bien celle de Wuhan, aujourd'hui mondialement connue. Mais était-ce avant ou après la pandémie? A quel moment le photographe s'y est-il perdu? Y est-il jamais allé? Le texte du philosophe et poète Johan Grzelczyk, qui accompagne les images, nous fait glisser peu à peu dans cette nuit artificielle et scintillante."

Et puis, il y a eu un autre mail, accompagné d'une autre photo, tout aussi belle, tout aussi énigmatique, tout aussi intrigante: "Dès les premières pages, le doute plane... Les images paraissent réelles, et pourtant fantomatiques. Elles sont belles, trop exposées, irradiées quelquefois. Il semble que le photographe a utilisé une pellicule particulière. Un filtre ou un film ultrasensible?"

"Wuhan Radiography". (c) Editions Light Motiv.

Qu'était donc ce livre, "Wuhan Radiography", signé du photographe Simon Vansteenwinckel et du poète Johan Grzelczyk (Editions Light Motiv, 100 pages avec 52 photos)? Une rapide recherche m'apprend que le photographe et moi partageons la même nationalité belge. Très vite, je découvre le procédé de ce mode opératoire énigmatique, des images argentiques sur film Washi F (film de radiographie médicale) prises sur un écran présentant des promenades virtuelles, Google Street View en l'occurrence. Dingue! Séduisant! Mystérieux! 

Je n'étais pas au bout de mes surprises! "Wuhan Radiography" est arrivé par la poste un beau matin avec sa reliure cousue apparente et sa couverture sous forme d'une jaquette en rhodoïd translucide bleuté imprimé. Une merveille! L'ouvrage est conçu comme un livre-objet. Un bloc d'images de Simon Vansteenwinckel se lit d'abord comme un photo-roman sibyllin. Ensuite vient un bloc texte en trois langues, français, anglais, chinois, fixé par la reliure cousue, les mots que Johan Grzelczyk a écrits en écho aux photographies. La dernière page dévoile le secret des photos.

Performance technique, aboutissement au-delà de tous les espoirs d'une idée arrivée comme ça, merveille du point de vue artistique, philosophique même,  soigné dans ses moindres détails, "Wuhan Radiography" est un livre parfaitement réussi qui a su pousser son sujet et sa manière au plus loin possible. La ville de Wuhan est là avec ses habitants saisis dans leurs vies, dans leurs rues. On pense que ce sont des scènes de jour, mais ce halo qui apparaît parfois, est-ce la nuit, autre chose, un autre temps? Le grain de l'impression, le flou qui mérite grandement son appellation d'artistique, la succession des photos superbement mises en page, s'épanouissant sur leur espace de papier clair, nous troublent, nous questionnent. Voit-on ce qu'on croit voir? Les mots bleus du poète Johan Grzelczyk achèvent de nous déstabiliser tout en nous obligeant à nous interroger car c'est de notre monde qu'il s'agit. 

"Wuhan Radiography". (c) Editions Light Motiv.


Ci-dessous, trois doubles pages de "Wuhan Radiography", mettant admirablement en valeur les photos et leur donnant le rythme d'un "roman-photo" dont on tourne les pages avec avidité. A la différence qu'on est ici confronté à une expression artistique entre poésie et philosophie.















On ne peut que penser au "photo-roman" de Chris Marker, "La Jetée", ce film expérimental réalisé il y a soixante ans où Chris Marker interrogeait la mémoire, le présent et le futur. Ici les photos sont numériques mais le futur semble aussi s'être déjà emparé de la ville de Wuhan. Un futur menaçant. Qu'allons-nous en faire à l'heure où les distances n'existent plus? "J'aime cette idée d'utilisation détournée", explique Simon Vansteenwinckel, "comme une radiographie personnelle et déformée de ce lieu, une image fantasmée et poétique, une vision tronquée, mais aussi une certaine forme d'exorcisme."

"Wuhan Radiography". (c) Editions Light Motiv.


Performance technique

Quelle performance que d'arriver à imprimer en offset ce livre né d'une idée un peu folle! Mais il est là, d'une beauté inouïe. Sa fabrication fut complexe, on s'en doute. Eric Le Brun, le directeur des Editions Light Motiv en a confié les étapes sur les réseaux sociaux:

"Nous avons terminé cette semaine l'impression entre Toulouse et Roeselare (en Belgique). 
Le bloc texte et images a été validé sur les presses de l'imprimerie Escourbiac.
Pour conserver le contraste des photographies de Simon Vansteenwinckel et "ouvrir" le gris, nous avons choisi d'imprimer en bichromie, et ajouté un Pantone bleu pour lire le texte de Johan Grzelczyk traduit en anglais et chinois.
Le bloc sera ensuite cousu avec un fil bleu roi suivant le rythme épuré de la reliure japonaise.
La jaquette qui simule une radiographie jusqu'au détail de l'encoche a finalement été produite en Belgique chez Crea, une entreprise spécialisée en impression sur PVC, et le résultat transcrit fidèlement notre idée initiale en conservant une transparence suffisante.
Reste maintenant à envoyer les jaquettes à Toulouse pour couvrir les mille livres…"

Ce qui fut fait.



Chez l'imprimeur Escourbiac.

Une jaquette de Crea Print.



Et en cerise, une vidéo (ici)! 









samedi 14 mai 2022

La Kafala, forme contemporaine de l'esclavage

LU & approuvé

Ce dimanche 15 mai, on va voter au Liban. Ces élections législatives changeront-elles quelque chose dans ce pays malmené par les guerres, les religions, la corruption pouvant entraîner de terribles accidents comme l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 (lire ici)? 

Pas sûr à lire les observateurs. Elles sont néanmoins une bonne occasion de s'intéresser à ce pays et à ses habitudes. L'excellent roman pour ados "Ma petite bonne" de Jean-François Chabas (Talents hauts, collection "Les héroïques", 220 pages) constitue une parfaire introduction à la société libanaise. Aux sociétés libanaises plutôt. Certes, il se déroule en 1993, il y a presque trente ans. Mais la Kafala, l'esclavage de petites bonnes étrangères achetées par les familles, n'a pas encore disparu. Et le racisme viscéral y est toujours bien présent. Le roman d'une prise de conscience du mépris de classe.
"L'origine de ce roman est ancienne", explique Jean-François Chabas, multi-romancier jeunesse né en 1967. "J'étais un très jeune homme que les hasards de la vie faisaient vivre "en famille" avec des Libanais, quand j'ai entendu parler de la façon dont on traitait les domestiques étrangers - singulièrement les "petites bonnes" - au Moyen-Orient. Certaines paroles, certaines pratiques évoquées à propos de ces jeunes Philippines, Indiennes ou Éthiopiennes me mettaient extrêmement mal à l'aise et sont restées gravées dans ma mémoire. La Kafala est bien une forme d'esclavage, qui perdure aujourd’hui, tant dans les faits que dans les mentalités. Mais la gravité de ce qui est commis là-bas ne doit pas nous exonérer de nos propres responsabilités, car si la France leur offre une meilleure protection légale, elle ne protège pas les domestiques immigrées contre les humiliations".
Le titre est au singulier car on va suivre Ife, jeune Éthiopienne au visage tatoué et à la docilité têtue, dans le récit de Nada, 17 ans. Mais le roman dénonce avec vigueur l'état de toutes les "petites bonnes" du Liban, esclaves modernes d'autant plus maltraitées qu'elles n'ont pas la bonne couleur de peau aux yeux de la bonne société qui les achète sans frémir. "Ma petite bonne" est un long-flash-back de presque trente ans, débutant en 1993, à l'arrivée de celle qui sera la "petite bonne" de la famille.

Nada à Beyrouth vit avec sa mère veuve, son père étant mort à la guerre, et Habib, son frère de 15 ans, chez la grand-mère maternelle. L'épouvantable Teta qui règne sur la famille, forte de ses convictions et de ses traditions, raciste décomplexée et tranquillement violente. Chez elle - comme partout-, personne ne bouge, personne ne conteste. C'est comme ça depuis toujours. Nada partage les vues de son aïeule. Elle est jeune, elle a envie de s'amuser. Elle n'a surtout pas envie d'avoir sa conscience bousculée par ce qu'elle voit Ife subir.

Jean-François Chabas explore en détail la part sombre de cette ado avide de vivre dans une ville perpétuellement sous stress. La guerre civile est encore très présente. La narratrice ne se ménage pas dans sa longue confession, s'en prenant même à son frère sensible aux droits d'Ife. Que de ravages à cause de ce racisme viscéral omniprésent! Sans parler du machisme invétéré. Nada se raconte et en même temps se peint un Liban extrêmement bien décrit, classes sociales, partis, religions, empêtré dans son passé et son présent, aveugle aux changements nécessaires. Jusqu'au jour du drame de trop, qui va dessiller la narratrice et lui faire revoir ses positions, où elle va se découvrir un courage inouï pour défendre la cause qui lui paraît désormais juste des "petites bonnes". Extrêmement prenant jusque-là, le roman affiche toutefois une petite baisse de régime lorsqu'il balaie en quelques pages les quinze années suivantes de la famille pour se raccrocher à aujourd'hui. Il livre toutefois là une observation très juste d'autres sujets problématiques de la société libanaise. A partir de 13 ans.




Les cinq premières pages de "Ma petite bonne". (c) Talents hauts.


vendredi 13 mai 2022

La mère/mer d'Elena Tognoli

Les originaux des entrées de chapitre, exposés l'an dernier au Clignoteur.

Toute blanche excepté son bonnet de bain sombre, une femme s'embrouille en couverture dans un immense filet flottant sur une mer d'un bleu d'encre. Un bleu magnifique, tirant sur le sombre, tracé au stylo, griffé des petits traits blancs de l'onde. Si on pose le superbe roman graphique en bleu foncé et blanc d'Elena Tognoli "Mater Baltica" (traduit de l'italien par Eloisa Del Giudice, Esperluète, collection "Hors formats", 128 pages) à plat, le dessin de couverture laisse apparaître une algue ondulant dans un coin et un filet encore plus agité.

Mère Baltique, mer Baltique, les deux idées s'enchâssent dans ce magnifique et énigmatique long poème illustré. "On a trouvé une femme dans la mer Baltique, elle était remplie de petits œufs". La première phrase est précédée de dessins sans texte, un œuf posé sur une chaise paillée en entrée de chapitre, trois scènes où la femme approche de la mer. 

Textes et dessins racontent en dix chapitres s'ouvrant sur un siège où s'accumulent des œufs et où revient la phrase "On a trouvé une femme..." une femme, nageuse mystérieuse qui pose mille questions, sur elle-même, sur le monde, sur les animaux, sur les humains, sur leurs connaissances, sur leurs rêves et leurs cauchemars, sur leurs désirs et leurs peurs. 


Deux doubles pages de "Mater Baltica". (c) Esperluète.

Tantôt joyeuse, tantôt songeuse, tantôt peureuse, pleine de désir ou de larmes, la femme s'interroge sur la féminité, la maternité et la filiation dans un monde dont l'état inquiète. Et si les matriarches que sont les baleines et les éléphantes disparaissaient sans descendance? Et si ses petits œufs donnaient naissance à des monstres? Et si... Autant de questions qui trouveront réponse quand l'héroïne découvrira que ses petits œufs éclosent en mots et que ces mots font des phrases et que ces phrases font des histoires...

Avançant autant par le texte que par les dessins, "Mater Baltica" nous pousse à nous questionner, sans toutefois apporter de jugement ou de réponse. Les mots d'Elena Tognoli, fort bien traduits, ont la force de ce qui a été vivifié par les embruns. Ses dessins, qu'ils soient en vignettes, en pages ou en doubles pages, de toute beauté, à la fois fluides et expressifs, renforcent ses propos. Ce roman graphique a la force de sa douceur, et la douceur de sa force. Comme une mère/mer.
"Je dessine pour comprendre le monde", explique Elena Tognoli. "J'ai étudié l'illustration au Camberwell College of Art (Londres) parce que j'étais attirée par l'idée d'un art reproductible et peu coûteux, qui tienne entre les pages d'un livre. Cependant, je me suis rapidement éloignée des conventions du monde de l'illustration pour me consacrer au dessin, à la création de livres d'artiste et à l'impression artistique, en particulier la sérigraphie.

Je crée des séries d'images reliées par des récits ouverts et non linéaires, souvent complétées par des textes courts et des poèmes. Je m'intéresse aux contradictions générées par la juxtaposition du langage visuel et du langage verbal (...).

Les thèmes récurrents de mon travail sont le corps humain et la proprioception (NDLR: sensibilité du système nerveux aux informations provenant des muscles, des articulations et des os), et ce en raison d'expériences personnelles de maladie et de résilience. Je décris la construction de l'identité individuelle entre la mémoire personnelle, familiale et collective.

Je préfère les matériaux et les formats facilement diffusables, tels que le papier, le tissu, les estampes et les éditions d'artiste en édition limitée."

Les originaux de "Mater Baltica" ont été exposés en mai 2021 à la galerie bruxelloise Le Clignoteur.

Sur Instagram, Elena Tognoli s'amuse en jouant sur les séries de trois du réseau social. En témoignent ses variations sur le thème de "Mater Baltica".


Elena Tognoli sur Instagram.







Brève ouverture du musée Maurice Carême

François-Xavier Lavenne en pleine présentation.

Heureux hasard, les musées de Bruxelles organisent des nocturnes le jeudi soir en ce moment (du 21 avril au 9 juin, infos ici) et ce jeudi 12 mai est justement la date d'anniversaire de Maurice Carême (il était né en 1899 à Wavre). L'occasion était belle pour François-Xavier Lavenne, le directeur de la Fondation Maurice Carême, de rouvrir le Musée installé dans la maison du poète le temps de quatre visites-spectacles, parcours au jardin et dans la maison doublés de la lecture de poèmes du créateur et de ses amis. Le musée est en effet fermé depuis décembre dernier afin de réparer ce qui a été détérioré lors des actes de vandalisme dont il a été victime à la fin de l'an dernier et en janvier (lire ici).

A 17, 18, 19 et 20 heures, ce jeudi 12 mai, la poésie a fait son retour à la "Maison blanche". C'est un François-Xavier Lavenne enchanté et enchanteur qui a guidé les visiteurs dans la vie du poète et dans ses choix de vie. On a ainsi appris que Maurice Carême voulait une maison la plus petite possible afin de mieux profiter de la nature autour d'elle (on était alors dans les années 30) et qu'il avait pour cette raison choisi pour la construire l'architecte qui restaurait alors la maison d'Erasme et le béguinage d'Anderlecht tout proches. Le directeur a présenté les pièces dont les cimaises croulent sous les tableaux et une quinzaine de poèmes, leur lecture étant assurée par l'académie communale locale. On a évidemment entendu différents textes de Maurice Carême, dont celui repris ci-dessous, mais aussi des poèmes de d'Émile Verhaeren et Guido Gezelle que le Wavrien de naissance admirait tant, ainsi que d'Odilon-Jean Périer, de Norge et de son fils Jean Mogin, de Liliane Wouters, de Jacques De Decker... 

Le temps d'une soirée, la "maison blanche" a été poésie, a vibré. Elle referme maintenant ses portes pour poursuivre ses travaux de restauration, les châssis notamment, avant sa réouverture définitive prévue en septembre. "D'ici là", précise le directeur, "elle continuera à être ouverte ponctuellement pour des petits groupes à chaque fois que les travaux le permettent."

RUE DES FONTAINES
Je suis né un grand jour de peine,
Mais né dans la rue des Fontaines.

Mes parents n'avaient pas d'argent,
Mais au pré, le linge était blanc,

Et la Dyle passait tout près
Avec des fleurs à son corset.

Lorsque ma mère l'entendait,
Ma mère aussi chantait, chantait.

Peintre, mon père montait au ciel;
L'échelle était son hirondelle.

Et là, au milieu des oiseaux,
Il apprenait des airs si beaux

Qu'il faisait sans main ni cordeau,
Balancer tout seul mon berceau.

Que voulez-vous, c'est en chantant
Que chez nous l'on devenait grand,

J'ai donc chanté - roulent les billes,
Vive la sauge et l'origan! -

J'ai souvent chanté comme on prie
Et chanté parfois en pleurant

Comme l'anémone sylvie
Tremblote en avril dans le vent

Et chanté aussi pour chanter
Simplement comme va la vie,

Chanté comme le roseau plie,
Comme luit la lune d’été.

 Maurice Carême





jeudi 12 mai 2022

Philippe Herbet, de mots justes en mots rares

LU & approuvé

"Fils de prolétaire"
, le titre sonne comme un couperet et comme un défi. Tout comme les premières phrases de ce bref récit autobiographique, miroir des années 60 et 70, plus triste que joyeux mais sans pathos (Arléa, collection "La rencontre", 80 pages): "Je me suis souvent demandé si mon père était mon père et ma mère ma mère, si je n'étais pas un enfant adopté." A près de 60 ans, l'auteur, le photographe belge Philippe Herbet, grand voyageur de son état, plonge dans sa jeunesse à Seraing, près de Liège. Il convoque des fantômes longtemps cachés qu'il est l'heure pour lui de regarder. Pas d'image dans ce premier récit seulement en mots, après huit livres de photos parfois accompagnées de textes. Pas de photos mais des mots qui en sont autant. Une écriture au scalpel pour évoquer ce père ouvrier à l'usine, "plus aisé à aborder à travers ce qu'il n'est pas et ne possède pas", cette mère toujours vêtue de blanc, qui ressemble à Maria Pacôme, "femme d'ouvrage" alors qu'elle a une formation de couturière. Un gentil solitaire et une rebelle maladroite unis pour la vie envers et contre tout.

Alphonse et Marie élèvent leur fils unique comme on le fait à l'époque, d'ordres en injonctions, d'interdictions en obligations. Une éducation rude impliquant une obéissance totale, sûre que les "tu n'y arriveras pas" sont plus efficaces que les encouragements. Rabaisser plutôt qu'élever. Le fils unique se sauve en voyant le monde tel qu'il n'est pas. "Je rêve la vie." Il fugue sans sortir de sa chambre. Philippe Herbet nous partage son enfance un peu misérable sans être dramatique. Les amies de sa mère, les bricolages du père, les visites à la famille, les promenades. En toile de fond, la société de consommation qui prend ses marques. Le "progrès" qui devient leitmotiv. 

En séquences souvent courtes, le narrateur nous dit ces existences ternes dont il a gardé un souvenir très précis à défaut de photos, détruites par un père qui jette tout ce qui l'encombre. Philippe Herbet se rappelle tout, la banalité d'une vie en famille parfois piquée de disputes, les humiliations à l'école, le choix d'études amenant à un "bon métier", la question de l'orientation sexuelle, mais aussi les éclats de joie que sont des vacances dans le sud de la France ou l'acquisition d'un premier appareil photo. Lui qui s'était réfugié dans la littérature va pouvoir s'adonner à sa passion, prendre des photos. Surtout, il va s'émanciper. Rencontrer qui il veut, partir à Paris, se lancer dans la vie, voyager, photographier... Devenir qui il est, en tournant le dos à son passé. Jusqu'au moment où il réalise qu'il est capable de rencontrer enfin ses parents dans leur véracité. "Fils de prolétaire", sans "s" dans le titre, avec "s" dans le texte, est le récit impressionnant de ce chemin, écrit en mots justes jouant avec des mots rares comme andrinople ou amaxophobe.