La couverture, par Levente Szabo. (c) l'école des loisirs. |
On croyait Marie-Aude Murail occupée l'an dernier à écrire le septième et dernier tome de sa saga "Sauveur & Fils" (lire ici), le sixième étant sorti le 19 août 2020. Hé bien, pas du tout! L'an dernier, la romancière abandonnait provisoirement l'attachant psychologue et sa tribu que l'on suit avec bonheur depuis mai 2016. Pas par manque d'inspiration mais à cause de deux urgences liées, une sanitaire et une familiale. En, 2020, année du confinement, elle a voulu écrire en distanciel avec son frère Lorris un roman du temps présent.
Voici donc "Angie!", l'épatant roman policier qu'ont imaginé Marie-Aude et Lorris Murail (l'école des loisirs, Médium +, 444 pages) durant le confinement du printemps 2020. Un polar palpitant ancré au Havre, leur ville natale, mais au temps du covid, et une comédie attachée à l'humain, soit une confluence des spécialités des deux Murail. Une brique palpitante qui se dévore grâce à ses multiples personnages se débattant dans la réalité pimentée de questions pressantes, entre coronavirus, cas positifs, masques, quarantaine, école à la maison... Des interrogations bousculées par l'irruption du monde de la drogue et de ses trafiquants plutôt déterminés, allant jusqu'à tuer.
"Angie!" inaugure une nouvelle saga car un second tome est déjà annoncé pour septembre, "Souviens-toi de septembre". Un troisième suivra peut-être.
Pour les amateurs de musique, "Angie" est bien sûr la chanson des Rolling Stones (1973) - elle interviendra dans le roman. Pour les amateurs de littérature ado, Angie sera le prénom de Mademoiselle Tourniquet, bientôt douze ans, qui vit avec sa mère infirmière, Emma. Mère solo et fille ont pour voisin Augustin, un policier célibataire qui enquête sur un trafic de stupéfiants via des containers arrivés au port. Dont ceux des cafés Sibon, entreprise florissante de la famille des notables Sitbon.
Si le roman démarre le 5 janvier 2020, quelque temps avant le confinement, lors d'une fête à l'occasion de la galette des rois, il s'ouvre sur un épisode de juin 2000 dont on découvrira petit à petit la raison d'être. Lors du spectacle festif, Emma Tourniquet reconnaît une ancienne amie d'enfance. Lydia, l'épouse de Yann Sitbon, l'actuel patron des cafés, est accompagnée de sa fille Angélique. Participe aussi à la fête, Capitaine, la chienne du voisin policier. On ne le sait pas encore, mais quasiment tous les ingrédients du roman sont là. Il suffira d'une filature qui tourne mal pour que le policier se retrouve chez lui, en chaise roulante. Un peu médium, sa tante Thérèse le lui avait bien prédit mais il ne l'avait pas écoutée. Dans l'appartement voisin, Angie, obligée de suivre l'école à la maison, seule, sa mère dispensant ailleurs ses soins infirmiers. Alors que plus curieuse que la demoiselle n'existe pas.
A partir de là, Marie-Aude et Lorris Murail nous entraînent dans une époustouflante histoire policière, aux intrigues multiples qui se croisent et s'entrecroisent, qui s'éclairent les unes les autres dans un climat d'angoisse et de stress proportionnel au confinement qui a enfermé auteurs et protagonistes. On se balade dans tous les coins du Havre (carte en pages de garde). On côtoie dockers et amateurs de jeux de hasard. On démonte des secrets de famille et des meurtres anciens. On frémit devant des morts violentes. On découvre des histoires d'amour, passées, présentes et peut-être futures. On plonge dans les trafics les plus lucratifs et les mécanismes qui les gouvernent. On guette avec Tante Thérèse la couleur des auras au-dessus des uns et des autres, signes de danger ou de tranquillité. On triche un peu avec les règlements de police. On promène Capitaine avec tout ce que cela peut causer comme événements. On tremble, on vibre, on rit, on enquête et on s'inquiète pour tous ces personnages de papier tellement bien racontés qu'on a l'impression de les connaître pour de vrai. "Angie!" est un polar superbement bien concocté, terriblement prenant, tendrement humain, diablement bien écrit, le défi parfaitement réussi de deux auteurs confinés.
Le théâtre des actions du roman. (c) l'école des loisirs. |
Curiosités de lectrice
Comment s'est passée cette écriture à deux auteurs? En distanciel on le sait mais, plus précisément, concernant le scénario, les personnages?
Lorsque nous sommes revenus de Bordeaux en mars 2020, explique le mari de Marie-Aude Murail, à la veille du confinement - nous venions d'entendre à Bordeaux l'allocution du président Macron qui nous annonçait que nous étions en guerre-, Marie-Aude avait pris, dans la voiture, la résolution d'écrire avec Lorris, malade depuis plusieurs mois. C'est la façon qu'elle avait trouvée, une fois repartie, d'accompagner son frère à distance, de le soutenir.lls ont décidé d'emblée de revenir au Havre, lieu de leur enfance. C'est Marie-Aude qui a proposé de mettre rapidement Augustin dans un fauteuil roulant. Cette idée - l'enquêteur immobilisé - leur est venue du film de Hitchcock "Fenêtre sur cour".Je ne crois pas qu'ils se soient attribué des personnages, mais ils ont sûrement l'un et l'autre leurs préférences. Souvent, après discussion entre 17 et 19 heures, Marie-Aude envoyait la trame d'un chapitre que Lorris écrivait dans la nuit et que Marie-Aude assemblait dans la matinée à ce qu'elle écrivait de son côté. Marie-Aude a beaucoup lu sur les intrigues policières et a beaucoup travaillé cet aspect du roman.
C'est donc vraiment une écriture à quatre mains.
Lorris suggérait récemment que c'était maintenant plutôt une écriture à deux voix, comme celles de deux conteurs qui raconteraient la même histoire, ensemble et tour à tour, Dragon (logiciel de reconnaissance vocale) se chargeant du tapuscrit (Marie-Aude, elle, écrit encore à la main, avant de dicter).Ils ont conçu ensemble les thèmes, le décor, le port, ses trafics, Lorris fournissant le matériau qu'il pêchait sur Internet pendant la nuit. Ils savaient à peu près où ils allaient, mais pas par où ils passeraient. Le souci principal de Marie-Aude a été de donner de la chair à leurs personnages. Lorris a déjà expliqué à propos de "Golem" qu'il n'était intéressé que par les descriptions, mais il a évolué. Son autre souci était de ralentir l'intrigue pour la faire durer. Elle ignorait au départ, et Lorris aussi, s'ils iraient jusqu'au bout d'"Angie!" ensemble.
Comment ralentir?
Il leur fallait ralentir sans alourdir ni créer de longueurs, donc inventer des péripéties, ce qui est typiquement l'art du feuilleton. Ainsi Delphine, personnage totalement secondaire, a abondamment servi à nourrir la fin avec son enlèvement, l'histoire du conteneur, etc... Ce rebondissement haletant n'était absolument pas prévu mais nos feuilletonistes ont... feuilletonné.
Des feuilletonistes qui feuilletonnent donc.
Depuis mars 2020, le frère et la sœur ont un entretien quotidien, au début d'une heure, une heure et demie qui, aujourd'hui s'est un peu réduit, alors que la rédaction de "Souviens-toi de septembre!", leur deuxième opus qui paraîtra en... septembre, vient de s'achever. De son côté, Lorris a réalisé ce qu'il avait toujours rêvé de faire: écrire comme les feuilletonistes du XIXe. Comme ses doigts ont perdu leur motricité, il a réussi autre chose aussi, à quoi il ne croyait guère au départ: écrire en dictant, pendant la nuit, puisque son rythme de vie, qui n'a guère varié, est depuis des décennies de se coucher à 5 heures du matin et de se lever vers midi et demi.
Ecrire en famille
- Avec Elvire Murail, alias Moka, Marie-Aude Murail écrit "Souï-Manga" (l'école des loisirs,1999) et "Il était trois fois" (l'école des loisirs, 2008).
- Les trois écrivains de la fratrie de quatre - le frère aîné, Tristan Murail est compositeur -, Lorris Murail, Marie-Aude Murail, Elvire Murail (alias Moka), se lancent en 2002 (Pocket Jeunesse) dans l'aventure "Golem", en cinq tomes ("Magic Berber", "Joker", "Natacha", "Monsieur William" et "Alias, Golem").
- Avec Lorris Murail, Marie-Aude Murail écrit dans la foulée du "Golem" "L'Expérienceur" (l'école des loisirs, 2003).
Merci Lucie de ce très beau papier sur ce très beau livre. Lorris est un ami depuis cinquante ans, un frère, et ce que fait Marie-Aude avec lui est admirable d'intelligence, de finesse, de courage. Le plus fou de tout cela est que le livre, pour poignant qu'il soit, est aussi très souvent extrêmement drôle. Bref, une réussite totale et probablement un modèle de collaboration unique dans les annales.
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