Christian Bruel. (c) M2L. |
Toute personne qui s'intéresse à la littérature de jeunesse a fatalement croisé la personne ou le nom de Christian Bruel un jour. Que ce soit comme éditeur, comme auteur, comme traducteur, trois métiers indissolublement liés chez lui, ou comme conférencier, essayiste, formateur, activités que l'actuel septuagénaire, il est né le 23 avril 1948, continue à mener tambour battant (lire ici).
Auteur d'une cinquantaine d'albums illustrés par différents artistes dont le premier "Julie qui avait une ombre de garçon" en 1975 (lire ici), et de quelques monographies qui ont fait date (Nicole Claveloux, Anthony Browne notamment), traducteur de figures majeures de la littérature de jeunesse européenne (Nikolaus Heidelbach, Wolf Elbruch, Gerda Dendooven, Susanne Janssen...), diplômé en psychologie, en sociologie et en linguistique, Christian Bruel a fondé et dirigé les éditions Le Sourire qui mord (1975-1996, 58 albums), adossées à partir de1985 à Gallimard, et les éditions Etre (1997-2012, 66 titres dont des reprises de la maison précédente) qui se sont en finale appuyées sur les éditions Thierry Magnier qui reprendra plusieurs livres.
Autant de livres dont les premiers sont nés dans le contexte culturel de l'après-68 mais qui, tous, entendent ébouriffer le lecteur, réverbérer le monde au lieu de le prémâcher, proposer ce dont l'enfant a besoin sans se soucier des familles qui désirent la réussite de leurs rejetons, sans se soucier non plus des contraintes de marketing qui imposent de ratisser large. Des livres politiques par leurs sujets et leurs messages.
Aujourd'hui, Christian Bruel boucle en quelque sorte la boucle en publiant l'essai "L'aventure politique du livre jeunesse" (La fabrique éditions, 380 pages) où il fait état de sa fantastique expérience de lecteur de livres jeunesse durant les cinquante dernières années. Un travail éclairant, basé sur ce qui se passe en France bien entendu mais aussi en Belgique, où il nous partage ses expériences et ses analyses avec pertinence et entrain, un peu comme il le fait à l'oral. S'il ne pardonne rien "aux petits mondes imprimés", c'est parce qu'il souhaite "qu'ils en génèrent un grand plus désirable".
Dans ce but, il nous aide à ouvrir les yeux et à mieux regarder ces livres qui sont lus à nos enfants. Que disent-ils de notre monde? Le reflètent-ils? Le dénoncent-ils? Se rappelle-t-on seulement que le génial Britannique Anthony Browne a représenté des familles monoparentales dès ses premiers albums? Parce qu'il y en avait plein autour de lui et qu'il voulait "dire aux enfants que les problèmes qu'ils rencontrent sont partagés par des millions d'autres enfants".
"Toute jeune existence devrait pouvoir compter sur ses lectures pour développer, à son rythme, de l'estime pour elle-même, un mieux-être immédiat, une jouissance esthétique et ludique, une intelligence sensible, sociale et politique du proche et du lointain." Christian Bruel
Joli programme!
Joli programme que ne permet pas toujours l'offre éditoriale et on va voir pourquoi. Même si "des merveilles ne manquent pas de se glisser dans les catalogues de maisons d'édition conventionnelles", note l'auteur.
Réfléchissons. L'offre n'est-elle pas avant tout consensuelle et paisible? Elle est aussi foisonnante, prospère et vulnérable.
Durant douze chapitres parcourant l'histoire, l'économie, l'évolution de la littérature de jeunesse, complétés de deux bibliographies et de trois index, Christian Bruel s'adonne à son mantra, le rapport entre le texte, l'image et le sens. Il partage l'avis de Paul Ricœur, selon qui la lecture participe d'"une augmentation du monde". Et de pointer la censure ancienne ou récente, les dénonciations, l'évolution des mentalités. Tout cela à l'aide d'exemples variés, les titres de près de 400 albums apparaissant au fil du texte, les références complémentaires, auteurs, éditeur figurant en note de bas de page. Quel bonheur!
Présent dans le titre de l'essai, le mot "politique" est confronté à son offre en jeunesse. Le bon y côtoie le pire, signe des temps.
Si on note avec plaisir la mention, du magazine belge "Philéas & Autobule" en début d'ouvrage, le chapitre sur la chronologie de la presse rebelle destinée aux enfants, française, passera à peu à côté des lecteurs belges. Par contre, on se régale avec les chapitres suivants dont les propos sont éclairés par tant d'exemples judicieux. Ainsi.
- "Les enfants de la mer" (Jaume Escala, Carme Sole Vendrell, Syros, 1991) dans "Mondes décalés" (violence et violence éducative, âpreté, guerre).
- "Buffalo Belle" (Olivier Douzou, Rouergue Jeunesse, 2016) dans "Evolution des formes" (classes d'âge, iconotexte, image fixe, niveau de langue, documentaire, roman ado, théâtre).
- "Juju le bébé terrible" (Barbro Lindgren et Eva Erikson, Messidor/La Farandole, 1983, lire ici) dans "Thèmes, évitements, politisations" (famille, célibat, monoparentalité, homoparentalité, communautés, croyances, révolte, immigration, racisme, antisémitisme, sans-papiers, compétition, sport, record, écologie).
- "Le dictionnaire fou du corps" (Katy Couprie, Editions Thierry Magnier, 2012) dans "A corps perdu" (corps des filles, corps des garçons, sexualité, santé).
- "Sacrée Zoé" (Geert De Kockere, Carll Cneut, Circonflexe, 2002) dans "Les normes et le genre".
- "Matin brun" (Franck Pavloff, Albin Michel) dans "Temporalités, espace, mouvement" (histoire, conte politique, mai 68, Hitler, témoignage, utopie).
- "Denver" (David McKee, Kaléidoscope, 2010) dans "Une politique de la lecture", soit une conclusion qui, "pour ne pas finir", liste quelques albums dont "la lecture réitérée n'épuise pas le trouble".
On l'aura compris, "L'aventure politique du livre jeunesse" est un ouvrage passionnant, éclairant, riche de milliers d'informations, bousculant les idées reçues et ouvrant de larges champs de réflexion. Un seul petit regret: la mise en pages approximative, peu hiérarchisée entre titres de chapitres et titres de livres par exemple ou avec de curieux sauts de page, complique inutilement la lecture d'un texte aussi riche qu'accessible.
Christian Bruel présentera son essai en Belgique
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