Yolande de Knokke, qui était à BD à Bastia en avril dernier (20 ans cette année) et lui envoie, en ce jour de fête de la musique - on verra très vite pourquoi - , un formidable témoignage d'Emmanuel Guibert qui exposait en Corse ses originaux relatifs à Alan I. Cope.
Agé aujourd'hui de 49 ans, l'auteur-illustrateur français a formidablement parlé devant un public ému de son amitié avec Alan, un ancien soldat américain installé à l'île de Ré, rencontré par hasard et dont il conte la vie en quatre volumes pour le moment ("La guerre d’Alan", trois tomes sortis en 2000, 2002 et 2008, réunis en un seul volume grand format en 2009 et en intégrale en 2012, et "L’enfance d’Alan", sorti en 2012, tous à L'Association). Aura-t-on un jour "L'adolescence d'Alan"? Guibert, lui, est prêt.
L'idée de la chronique.
L'amour de la vie.
L'histoire d'Alan est aussi la très belle exposition qui a été présentée aux excellentes rencontres BD à Bastia.
Agé aujourd'hui de 49 ans, l'auteur-illustrateur français a formidablement parlé devant un public ému de son amitié avec Alan, un ancien soldat américain installé à l'île de Ré, rencontré par hasard et dont il conte la vie en quatre volumes pour le moment ("La guerre d’Alan", trois tomes sortis en 2000, 2002 et 2008, réunis en un seul volume grand format en 2009 et en intégrale en 2012, et "L’enfance d’Alan", sorti en 2012, tous à L'Association). Aura-t-on un jour "L'adolescence d'Alan"? Guibert, lui, est prêt.
Vive la fête de la musique 1994
Emmanuel Guibert, ce sont bien sûr aussi les séries "Ariol" (BD Kids), "Les Sardines de l’espace" (Dargaud), les trois tomes du "Photographe" (Dupuis/Aire libre), des albums chez Dupuis, Actes Sud junior et ailleurs.
Mais ce jour-là, il ne parlera que de son histoire avec un vieux monsieur inconnu.
Les trois albums "La guerre d'Alan" ne sont pas nouveaux, c'est vrai. L'occasion de les relire si vous les connaissez, la chance de les découvrir pour les autres. "L'enfance d'Alan" est plus récent et vaut tout autant le détour.
Emmanuel Guibert explique sa démarche en ouverture du premier volume.
Mais laissons-le parler.
Le projet date de 1995-1996. J’ai proposé à L’Association de faire entre 500 et 1000 pages sur un vieux monsieur et ses souvenirs, en noir et blanc. Jean-Christophe Menu, le patron à l’époque, m’a dit : "Oui c’est intéressant, on va le faire".
L'idée de la chronique.
Depuis tout petit, je tenais les chroniques familiales de la vie alentour: mes parents, le quartier, les commerçants. C’était très spontané. J’ai fait cela durant mon enfance et mon adolescence. Pour prolonger des bons moments, des instants savoureux, des choses qui méritaient d’être racontées. J’ai continué plus tard, après une conversation avec une personne intéressante. Je prenais un quart d’heure le soir pour restituer par écrit ce qu’elle avait dit, avec ses mots. Cela a donné une pléiade de petits carnets de ce qui m’avait frappé.
La rencontre avec Alan I. Cope.
Le 16 juin 1994, j’étais à l’île de Ré pour la première fois, avec mon père. On s’est baladés près du port, puis on s’est perdus, dans la mesure où on peut se perdre là. J’ai remarqué un monsieur qui sciait du bois devant chez lui. Nous avons eu une discussion d'une vingtaine de minutes où il nous a donné des conseils à propos de l’île. C’était à la fois des informations et une conversation. J’avais remarqué qu’il avait une pointe d’accent anglo-saxon. Puis on s’est quittés. Mon père et moi, on s’est dit: "Tiens, cela valait le coup !" On éprouvait de la gratitude pour cet homme. Le soir-même avait lieu au centre culturel un concert de la chanteuse grecque Angélique Ionatos. Nous y sommes allés. En sortant de la salle, j’ai revu le monsieur croisé l’après-midi. Il m’a fait un petit signe de connivence. Une amorce de relation.
La force du hasard.
Notre bien-être général est basé sur des miro-faits accumulés. Quand on y réfléchit, ce n’est pas rien.Quelques jours après, c’était le 21 juin, la fête de la musique. Sur le vieux port, je dessinais deux jeunes filles, jouant de la flûte traversière et du violoncelle. Un chien me renifle et j’entends "Compliments". C’était Alan et sa femme et son chien. On s’est quittés très tard ce soir-là, à minuit révolu. Il m'a parlé de beaucoup de choses.Il m’a raconté des souvenirs qu’il m’a été impossible de consigner à mon habitude. Il me fallait un magnétophone pour capter la lettre de ce qu’il me disait. Très vite est venue l'idée de faire un livre ensemble suite à cette rencontre pittoresque.Il m’a montré des brassées de documents dans son atelier, ses disques vinyles, il est allé chercher tous les passeports de sa vie, il y en avait une dizaine. C’était comme un flipbook qu’il m’offrait pour que je le voie vieillir en une seconde.
Un projet enclenché immédiatement.
J’étais éperdu de reconnaissance. Dès le lendemain, je suis allé m’asseoir dans sa ruelle. J’ai fait le portrait de sa maison, un lavis que j’ai glissé dans sa boîte aux lettres.Ensuite, il m’a présenté son jardin, à un kilomètre et demi de chez lui, avec un chalet, comme aux USA. Il m’a présenté ses poiriers, ses millepertuis, ses rosiers.On s’est assis et on a commencé à enregistrer ses souvenirs. Le processus a duré cinq ans.Ce fut une relation très intense. Une rencontre entre atomes crochus où les qualités étaient appréciées et les défauts supportés. Je me disais que je devais suivre mon instinct. Le livre fut un alibi pour partager l’amitié, où on fabrique aussi quelque chose ensemble. Alan fonctionnait comme cela aussi. Le livre est aussi bien l’amitié entre Alan et moi que les amitiés d’Alan. Je pense que celui qui ne fonctionne pas comme ça disfonctionne. On est là, sur terre, pour les relations humaines.
L'amour de la vie.
Alan, malade, souffrait beaucoup, mais cela ne se voyait pas quand il racontait ses souvenirs. Il arrêtait mes cris de compassion. Il n’était pas presbytérien pour rien. "Si on n’avait pas vécu cela hier, on ne serait pas là aujourd’hui", disait-il. Le livre raconte nos coups durs et surtout un immense amour de la vie. Alan est une personne âgée souriante qui continue à aimer l’existence avec une force de vie intacte jusqu’au bout ; même sur son lit d’hôpital, il s’intéressait encore à un petit oiseau qu’il ne connaissait pas.
Un récit d’apprentissage.
L’expression artistique sert à nous informer de ce qu’on a à l’intérieur. Alan découvre la vie et apprend tout ce qui peut l’être. C’est un homme qui avait compris le sens de l’apprentissage. Un autodidacte. Il a 18 ans en 1943 et le monde est en feu autour de lui. On lui donne un casque et un fusil. Son entraînement se fait à balles réelles. Il apprend à conduire un char. Il doit se cacher dans des trous d’hommes (« fox holes ») sur les routes. Il est un défenseur de l’esprit de paix. Il a eu une vie d’exilé, loin de sa terre natale. Vers cinquante ans, il a essayé de renouer avec toutes les personnes qui lui avaient plu dans l’existence. Il a tenu des correspondances, fait des rencontres, que j’ai prolongées, moi, après sa mort. C’était une enquête amicale, sur les traces d’Alan et de ce qui avait été son monde.
Au-delà de la mort.
La mort n’est pas une raison suffisante pour arrêter d’avoir des sentiments envers quelqu'un. La confiance dans les affinités intellectuelles continue, la personne continue. Nous continuons à chercher conseil auprès d’elle. Mais il y a aussi des gens qu’on a oubliés, qu’on oublie. Ils ont décidé de s’en aller. C’est bien, pour ne pas être alourdi par des présences fantômes. Ma façon de faire le deuil d’Alan a été de continuer le boulot. La perspective était ouverte.S’agit-il de l’enfance d’Alan ou de l’enfance d’Emmanuel ? Je vais sur ses traces là où mon cœur bat. Ce sont des rendez-vous avec des parcelles de lui. Il n’y a pas de fin, pas de limite, je n’en aurai jamais terminé avec cela. Cela soulage, cela n’accable pas, cela fait du bien, c’est rassérénant. Sur les traces de quelqu’un, on est très bien accueilli. Les portes s’ouvrent, les bras aussi. Je suis allé entre Los Angeles et Pasadena, là où Alan a vécu dans les années 30. C’est devenu un quartier latino, j’y suis allé avec une caméra, malgré les avertissements. Mais les portes se sont ouvertes. Les gens m’ont parlé : "Moi, mon grand-père…" Cela m’est arrivé des dizaines de fois. Des choses miraculeuses me sont arrivées.
Le hasard, encore.
A Prague, j’ai rencontré un spécialiste de la guerre qui m’a dit : "Votre livre, cette mission d’Alan, c’est ma vie, c’est ma thèse"». Nous avons fouillé les archives. Cette mission a été archidocumentée ; des films, des petits bouts de papier tendus aux GI pour des dédicaces. J’ai vu, image par image, ce qu’Alan m’a raconté, un soldat américain qui parle tchèque, des snipers allemands... Tout ce qu’il m’avait dit, je le voyais. Quelle émotion ! Un mois et demi après mon retour à Paris, j’ai reçu un mail de Tomas : une photo agrandie où figuraient les mots "Alan Patsy", Patsy, la jeune fille à laquelle il était fiancé pendant la guerre. Dans la tourelle du char se trouvait un soldat comme lui, mais de dos. Un mois après, j’ai reçu une nouvelle photo d’Alan, de face dans sa tourelle cette fois. Quel bonheur!
Etre au monde.
"L’enfance d’Alan", c’est un travail sur la mémoire et un questionnement graphique pour lesquels j’ai utilisé des supports et des outils nouveaux pour moi. J’ai fixé des îlots de mémoire qui jalonnent l’enfance. Il y a moins de dialogues que dans "La guerre d’Alan" mais davantage de récits narratifs, pour explorer les confins de la BD. Pour ces récits, j’écris intégralement le texte, jusqu’à la virgule près, avant de dessiner. Un jour, on a rendez-vous avec le défi qu’on s’est lancé et on essaie de marier tout cela. Où faire passer un moment de vie ? comment modeler le temps de lecture? Je fais des recherches pour induire des réactions psychologiques chez le lecteur (arrêt du récit, accélération, tension, détente). C’est extrêmement jouissif à concevoir. On est comme dans un laboratoire, dans un pré carré qu’on s’est choisi.
© Laurence Le Saux pour BoDoï. |
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