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Christiane Rancé. |
Depuis toujours,
Christiane Rancé note des
phrases, des citations, dans des petits carnets.
"Des mots qui m'émerveillent", confie-t-elle, de passage à Bruxelles à
l'occasion de la sortie de son livre
"Le grand large" (Albin Michel, 304 pages).
Un livre lumineux qui n'est ni un roman, ni un essai, ni un récit mais une suite
de chapitres sautant de l'un à l'autre, des méditations entrecoupées de trois
digressions.
"Relire mes carnets remue quelque chose en moi",
ajoute-t-elle.
"Ces mots recopiés, ce sont des traces de moi, des alluvions d'émotions."
Avec son titre qui ouvre l'horizon, qui donne de l'air, cet ouvrage est un
cadeau en ces temps de confinement et d'horizon bouché.
Lire "Le grand large", c'est voyager avec
Christiane Rancé, physiquement lors de ses multiples périples qu'elle rappelle avec spontanéité ici, mentalement
quand elle fait part de ses introspections qui, universelles, peuvent aussi être les nôtres.
C'est embarquer pour un tour du monde et un tour de soi, étayé par la poésie
tant aimée par l'auteure, sa "langue maternelle", les extraits de textes qui l'aident à vivre et à
réfléchir. C'est réaliser que le beau est à notre portée et apte à nous
sauver, à nous porter. C'est comprendre qu'il est urgent de vivre pleinement
nos vies.
"L'écriture du livre date de la pandémie, quand tout s'est arrêté", explique
Christiane Rancé. "Le livre s'est imposé. Autour de moi, les gens étaient dans
un désarroi profond, la question de l'origine du virus, le fait qu'on ne
comprenait pas ce qui se passait, la responsabilité de chacun par rapport à ce
virus. Le corona m'a dessillé les yeux. Nous étions bombardés d'images,
d'instantanés du présent, de la dévastation du passé et comme dans une
incapacité à se projeter. Ensuite, les gens ont pu redécouvrir ce qu'il y
avait autour d'eux. Il y a alors eu une euphorie en ce sens. On ne pouvait
pas vivre hors sol. Il fallait prendre racine quelque part. Simenon déplore la laideur autour de lui mais, moi, je fais en sorte
qu'autour de moi les choses soient belles. Je veux créer une beauté."
Comment y arriver? En faisant ce voyage, personnel à chacun, pour parvenir à
l'état de transparence, cher à Yves Bonnefoy, qui ouvre le livre. Un voyage qui peut faire penser au voyage initiatique des jeunes gens. "Pour moi", dit-elle encore, "le voyage, c'est partir seule dans un pays. Ce n'est pas le tourisme de distraction, même si je le pratique aussi. Il s'agit d'un voyage profond. Rien à voir avec ces voyages all inclusive qui nous rendent étanches au monde. Mes voyages m'ont tous laissé quelque chose qui m'a transformée."
D'une écriture limpide, facile à lire, une fois passé le premier chapitre, un peu abrupt mais nécessaire, "Le grand large" nous fait embarquer à bord d'un cargo, pour une traversée qui a été "le" voyage de Christiane Rancé il y a dix ans. On la suit dans les ports, avec ses valises chargées de livres. On va de la Manche à la Méditerranée, de la Grèce aux Pyrénées, "ses" Pyrénées et en cent autres lieux. On visite les villes et on s'indigne de leur uniformisation. "Cela devient partout
pareil, les chaînes de magasin bien sûr mais même le mobilier urbain. Les
gens perdent ainsi leur culture. Heureusement qu'il reste l'architecture. Je suis allée récemment en Alsace
pour une conférence. J'ai été frappée par la singularité unique des maisons
là-bas, qui dit quelque chose d'eux. Maintenant tout est broyé. Cette terre
qui était ronde devient désespérément plate."
On savoure les trois digressions, que ce soit le récit de Shéhérazade, la lettre à l'Argentine ou les Carnets d'Amérique, interludes savoureux à ces considérations multiples qui s'attachent aux boîtes à chaussures remplies de trésors, à de nombreux écrivains, à de plus nombreux poètes, à la Grèce et ses artistes, aux mers et aux jardins, au chant des baleines, autant de déclics pour examiner la vie, la mort, la joie, le regret, la beauté, la sérénité. Et bien entendu l'amour, celui des autres et celui de soi.
Pour lire en ligne le début du
"Grand large", c'est
ici.