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jeudi 29 septembre 2022

En 1860, une marche de dindes marathon

(c) l'école des loisirs.

EDIT 26-01-23
Tadam! "La longue marche des dindes" est l'album lauréat du Fauve Jeunesse du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême 2023. Bravo, Léonie Bischoff, pour cet album immédiatement repéré à sa sortie.






EDIT 03-12-22
Remis pendant le Salon du livre et de la presse jeunesse (SLPJ) de Montreuil, le 7e prix Jeunesse 2022 de l'Association des critiques et journalistes de la bande dessinée (ACBD) récompense l'album "La longue marche des dindes", de Léonie Bischoff (Rue de Sèvres) qui "magnifie une épopée américaine sur fond de glouglous".

Dessin de Léonie Bischoff. (c) Rue de Sèvres.

Il y a des lectures qui vous marquent durablement. Notamment "La longue marche des dindes" de l'Américaine Kathleen Karr (1946- 2017), un roman jeunesse d'il y a plus de vingt ans (traduit de l'américain par Hélène Misserly, l'école des loisirs, collection "Neuf",  252 pages). Paru en français en 1999, lu en 1999, ce serait mentir que de dire que je peux en restituer tous les épisodes. Par contre, l'impression du plaisir pris à le lire est solidement restée. Confirmation par les enfants: il recevra l'estimé prix Bernard Versele belge 2001. 
Voici ce que j'écrivais de "La longue marche des dindes" dans "Le Soir" de l'époque (1999).
"L'excellent roman américain qui vient de paraître traite de dindes. Plus précisément du pari fou que fit un gamin, au cours de l'été 1860, mener un troupeau de mille de ces volailles à pied à travers les Etats-Unis. Du Missouri à Denver! Mille kilomètres qui assiéront l'autorité de Simon Green, le cancre de la classe, et le révéleront à lui-même. Partis avec trois mules, un chariot de maïs et un ex-ivrogne reconverti en charretier, Simon et son troupeau seront rejoints par Jabeth, un esclave noir en cavale. En chemin, le gamin fera d'autres rencontres, bonnes et mauvaises: son vaurien de père disparu depuis dix ans, de sages Indiens, un détachement de cavalerie et aussi une jeune fille, seule rescapée d'une famille. Il aura l'occasion de jouer de sacrés tours à ceux qui l'ont embêté. Il cultivera surtout la petite semence de confiance en lui qu'a fait germer son ancienne institutrice. Ce western palpitant aligne moments terriblement drôles et instants poignants. De la belle et bonne aventure, servie sur le plateau d'une écriture captivante. Pour tous dès 11 ans."

Tout le livre m'est par contre revenu en découvrant la version en bande dessinée junior du roman, adaptée et complétée d'un élément judicieux, par Léonie Bischoff (l'école des loisirs, Rue de Sèvres, 144 pages). Et le plaisir aussi. Je frétillais à l'idée de le découvrir depuis que l'auteure-illustratrice suisse installée à Bruxelles m'avait annoncé, lors de notre rencontre pour la merveille qu'est l'album "Anaïs Nin, sur la mer des mensonges" (Casterman, 192 pages, lire ici), qu'elle était en train d'adapter en bande dessinée pour la jeunesse "La longue marche des dindes".

Aujourd'hui, quelques milliers de dindons dessinés, le projet est publié. C'est un splendide album de bon format, bien épais, aux teintes douces et au trait tout en rondeur qui adapte parfaitement en scénario et en images l'histoire originale, mettant en exergue des problèmes d'hier, 1860 quand même, l'esclavage, les Indiens, la ruée vers l'or notamment, et les questions éternelles, les bons contre les méchants, les familles maltraitantes, l'école pour ceux qui n'y sont pas forts, la place de chacun dans le monde...

(c) Rue de Sèvres.

On y suit avec un plaisir fou le jeune Simon Green, 15 ans, diplômé de l'école parce qu'une géniale institutrice n'en peut plus de le voir redoubler et lui octroie le précieux sésame. Sauf que cela oblige le narrateur à s'interroger. Que va-t-il faire? L'oncle et la tante qui l'ont recueilli au décès de sa mère, son père l'ayant abandonné, ne veulent pas de lui. "Je crois que chacun ici-bas a un talent, Simon Green", lui a glissé sa maîtresse d'école. Des mots qui vont vivre en Simon. Le gamin "à la cervelle d'oiseau" selon les siens va acheter mille des dindes tellement nombreuses de son voisin qu'elles ne valent rien et les conduire à mille kilomètres de là où il pourra les vendre à prix d'or..

(c) Rue de Sèvres.

L'album retrace avec un immense talent les péripéties de ce voyage dingue, des préparatifs à l'arrivée à destination. La mise en place de l'équipe, le chariot et les vivres, le compte des dindes, les nombreuses rencontres bonnes et mauvaises, dont ce père qui ne retrouve son fils que pour le voler, la découverte du monde pour un garçon en un temps où aucun moyen actuel n'existait. Aller au cirque, rencontrer un esclave en fuite, des Indiens dépossédés de leur territoire, des soldats véreux, une ville hostile...  Léonie Bischoff captive de bout en bout avec ce road-movie se déroulant dans les grands espaces américains superbement représentés à la veille de la Guerre de Sécession. A l'époque où une partie des Etats-Unis pratiquent sans regret l'esclavage. Le sujet apparaît dans le récit, adapté ici dans une dimension encore plus intense que dans le texte original.

Portés par de très belles images multipliant les cadrages et jouant fort agréablement sur les couleurs, les multiples rebondissements de "La longue marche des dindes" empêchent de reposer l'album sans l'avoir terminé. Si l'intègre Simon Green n'était pas fort à l'école, il a d'autres talents, et de fameux, en lesquels il s'est mis à croire grâce à son institutrice. Quelle lecture exaltante, qui glisse délicatement, en filigrane, de nombreux sujets de réflexion, historiques ou non. Et rappelle la valeur de l'amitié. Pour tous à partir de 9 ans.

Pour voir et entendre Léonie Bischoff sur "La longue marche des dindes", c'est ici.





Le roman est disponible aujourd'hui avec une couverture actualisée.




lundi 26 septembre 2022

Trois hommes seuls qui s'aiment sans se le dire

LU & approuvé


Joie de découvrir que l'intense et bouleversant premier roman de Laurent Petitmangin, "Ce qu'il faut de nuit" (La Manufacture de livres 2020, Le Livre de poche 2022), ajoute encore un prix à son palmarès, le prix des lecteurs du Livre de poche 2022. Il était déjà lauréat du prix Stanislas et du Femina des lycéens, entre autres.

Tout le bien que j'en avais pensé se trouve ici.

Pour lire en ligne le début de "Ce qu'il faut de nuit", c'est ici.




vendredi 23 septembre 2022

Bravo, Emile Bravo!

Boucle d'or revue par les sept ours nains. (c) Seuil Jeunesse.

Formidable auteur-illustrateur en littérature jeunesse (lire ici) et en bande dessinée ("Spirou", Dupuis), Emile Bravo devient le nouveau président du CPLJ 93, l'association qui organise le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis (du 30 novembre au 5 décembre cette année). Une annonce qui intervient quelques jours après son anniversaire - il est né à Paris le 18 septembre 1964 de parents espagnols. Il succède ainsi à Ramona Badescu qui en avait pris les rênes en 2019 (lire ici).

Dernier titre jeunesse en date d'Emile Bravo, "Les contes palpitants des sept ours nains" (Seuil Jeunesse, 144 pages), la compilation en un volume des quatre aventures de ses impayables ours nains, stupides et drôles, publiées de 2004 à 2012. On se rappelle le principe: les sept ours nains qui vivent dans la forêt croisent différents personnages des contes de fées.

Chacun des quatre albums en format à l'italienne convoque sept contes de fées pour les passer à sa moulinette. Il n'est pas toujours facile de les débusquer tous. Les personnages traditionnels en prennent un sacré coup, Blanche-Neige y apparaît en bigoudis, mais qu'est-ce qu'on s'amuse. C'est aussi l'occasion de réfléchir à quelques questions de société que soulève par l'humour Emile Bravo, roi des dialogues, du comique de situation et des dessins enlevés et expressifs. Embrasser une princesse endormie, le surpoids des enfants, les rivalités masculines, la télé... 
Pour tous dès qu'on sait lire.
"Avant tout, je veux faire rire mes lecteurs. Même ainsi, le message est alors intégré et je compte beaucoup sur l'inconscient des enfants. Pour les dialogues, le mode d'expression propre à la bande dessinée, je mélange phrases bien écrites et langage parlé. Les enfants savent faire la différence. Par exemple, quand le prince s'énerve, il perd son langage châtié."
La compilation reprend les aventures selon l'ordre où elles ont été initialement publiées dans la collection "La bande des petits".
  • "Boucle d'or et les sept ours nains" (2004). Les sept ours nains découvrent au retour de leur travail une jolie géante endormie dans leurs lits. Comment la déloger? Entre candidats sollicités et héros de passage, le suspense est immense.
  • "La Faim des sept ours nains" (2005). Au départ, Emile Bravo pensait ne faire que deux volumes, d'où le titre à double sens phonétique pour cette goûteuse et virevoltante soupe de contes sur fond de famine et d'hiver glacé.
  • "La Belle aux ours nains" (2009). "Je ne pensais pas qu'il y aurait un troisième volume", m'avait alors dit Emile Bravo. "J'avais choisi le titre de la faim parce que c'est aussi la fin. Mais je voulais absolument dire aux enfants que la télé, ça ne va pas du tout. Pour moi, les univers proposés aux enfants autant dans les histoires de princes et de princesses que dans celles qui passent à la télé se ressemblent. Dans les deux cas, on y recherche le prince charmant." Du coup, ses sept oursons, petits et tassés, à la démarche un peu raide, se retrouvent dans une prodigieuse saga dénonçant les méfaits de la télévision.
  • "Mais qui veut la peau des sept ours nains?" (2012). Encore une petite charge contre la télé et puis les sept ours nains, "ces crétins d'ours nains" comme nous précise l'auteur, vont voir leur chaumière envahie par divers occupants avant de fuir définitivement et de permettre à l'auteur une sortie contre les cirques et les zoos.

Une question glissée l'air de rien. (c) Seuil Jeunesse.






Allons au marché, à un marché de poésie!

"C'est le bazar!" Une des expressions favorites du regretté chanteur Arno (1949-2022) se pose naturellement sur une manifestation de trois jours qui débute ce vendredi 23 septembre après-midi à Bruxelles, le Poetik Bazar. Soit un marché bilingue de la poésie qui se déroule jusqu'au dimanche 25 septembre au BE-HERE (Rue Dieudonné Lefèvre 4, au-delà de Tour & Taxis, entrée gratuite). Quasiment aux mêmes dates que la première édition qui s'y était tenue avec succès (3.000 personnes) du 24 au 26 septembre 2021.

Pourquoi ne pas vivre le temps d'un week-end au rythme de la poésie? Ce mot de six lettres qui fait encore souvent peur, surtout si on lui adjoint l'adjectif "contemporaine". On pourrait tenter l'idée "poésie actuelle", peut-être moins rébarbative? Car l'essayer, c'est l'adopter. Comment faire? En farfouillant dans les livres de poésie présents sur les stands, en écoutant les poètes et poétesses lors de lectures, en se promenant avec eux, en tentant l'un ou l'autre atelier. La diversité de la poésie contemporaine est tellement incroyable qu'il est impossible de ne pas y trouver l'un ou l'autre atome qui vous crochera.

Le Poetik Bazar se veut un événement intergénérationnel, un reflet de notre société moderne et de ses multiplicités. Une considérable variété éditoriale est proposée lors de ce marché bilingue, accueillant près de cent maisons d'édition. Rencontres et animations témoigneront aussi de cette diversité. Le public visé? Les petits et les grands lecteurs, les passionnés et les professionnels, les curieux de tout horizon.

Le Poetik Bazar, projet d'un marché de la poésie bilingue, est porté par un collectif d'asbl francophones et néerlandophones: Les éditeurs singuliers, la Foire du livre de Bruxelles, maelstrÖm reEvolution, la Maison de la poésie d'Amay, les Midis de la poésie et VONK & Zonen, en collaboration avec la Maison de la poésie de Namur, le Marché de la poésie de Paris et Passa Porta.

Le marché de la poésie bilingue accueillera 70 maisons d'édition de Belgique, de France et des Pays-Bas. Trois espaces librairies hébergeront une trentaine d'autres maisons: un espace librairie francophone, un espace librairie néerlandophone et un espace librairie Afro-poésie (liste complète ici).

La programmation multilingue vise autant les petits que les grands grâce à des ateliers et des rencontres bilingues, des rencontres en anglais, des lectures en français, en néerlandais, des focus sur la langue arabe, des événements traduits en live, des séances de dédicaces, etc. Dont l'édition bilingue de poésie, la traduction du slam, la place de la poésie en librairie, Henri Michaux (programme complet ici).

Parmi les artistes présents cette année: Antoine Wauters (lire ici), Milady Renoir (une des voix de la Voix des sans-papiers), l'actuel poète national Mustafa Kör, Serge Delaive, la championne d'Europe de slam poésie et formidable lectrice Marie Darah, Anne Provoost.

Divers événements en lien avec le Poetik Bazar ont déjà eu lieu depuis le 17 septembre, d'autres comme des parcours et des promenades poétiques sont toujours en cours (programme détaillé ici). La toute grande majorité des activités indoor et outdoor au cours des trois prochains jours sont gratuites, pas les trois soirées (ici).









mardi 20 septembre 2022

Cinq cents animaux "rangés" à la mode Jolivet

Les versions 2002, 2012 et 2022 de "Zoo logique".

Vingt ans après sa création, le génial album pour enfants "Zoo logique" de Joëlle Jolivet n'a pas pris une ride. Au contraire. Le spectaculaire imagier en doubles pages rappelant les encyclopédies ou les tableaux documentaires des salles de classe d'hier, enchante toujours autant par sa manière originale de "ranger" les animaux. On peut en effet trouver côte à côte un cygne, un crocodile, une carpe, une libellule, une grenouille, un hippopotame et quarante-quatre autres animaux! Ils sont tous répertoriés comme vivant "Dans l'eau douce". Classement Jolivet! Associations inattendues mais tellement réjouissantes, titillant l'œil et l'esprit, portées par l'extrême beauté des illustrations en linogravure.

Une réédition vient fêter les vingt ans de cet album magistral, plusieurs fois copié, jamais égalé. Comme les humains qui, avançant en âge, perdent souvent un peu de hauteur et gagnent quelque épaisseur, "Zoo logique encore plus d'animaux" (Seuil Jeunesse, 48 pages) a un peu raccourci, 38 cm aujourd'hui contre 45 hier, et un peu épaissi, ajoutant trois nouvelles planches. Ce sont dorénavant 500 animaux qu'on peut repérer derrière la nouvelle couverture, contre 350 avant, sur un papier blanc qui remplace un peu brutalement le jaune pâle des précédentes éditions (*), en se laissant toujours guider par le petit caméléon, présent dans chaque double page.

Joëlle Jolivet a ajouté ici les animaux préhistoriques, "Avant les humains", les créatures des "abysses" et les "disparus", le chapitre "Près des hommes" devenant "Près des humains". Comme tous les précédents, les nouveaux venus apparaissent de face, de profil, debout, assis, couchés, au repos ou en action, avec suffisamment de détails pour que l'enfant les identifie - on peut aussi lire la légende qui les accompagne - et fort agréablement expressifs. Rien à voir avec des animaux empaillés. On sent le plaisir qu'a eu l'artiste à les dessiner, les graver, les colorier et ensuite les assembler selon son inspiration. L'alliance parfaite de l'esthétique et du documentaire. Un très grand format à mettre dans toutes les mains à partir de trois ans. Ou à simplement poser sur le sol pour qu'on s'y installe. De nombreux témoignages attestent de l'addiction que crée cet album indémodable et intemporel.

"Zoo logique encore plus d'animaux" (c) Seuil Jeunesse.

On trouve bien entendu toujours dans les six pages finales les "secrets" des animaux croisés, présentés ici par ordre alphabétique en de brèves notices. Autre surprise: la version 2022 est emballée dans une jaquette américaine, se déployant en une très grande affiche (108 x 75 cm) reprenant la première double page ajoutée. Au verso, une agréable composition animalière sur ce fond orange qui a donné son identité au livre.

Joëlle Jolivet déploie la jaquette américaine.

"Zoologique a 20 ans!", a écrit Joëlle Jolivet sur les réseaux sociaux. "C'est en 2002, au Seuil jeunesse, accouché par Fani Marceau, qu'est né ce grand bébé de 45 cm. Depuis, il été adopté par plusieurs générations d'enfants, traduit dans plus de 15 pays (dont la Géorgie, si si si).
Pour fêter ça, voici une nouvelle édition avec encore plus d'animaux (3 planches en plus!) et une jaquette a-mé-ri-caine qui se déploie en POSTER GÉANT!!! Bon par contre il a un peu rétréci de quelques centimètres, c'est l'époque qui veut ça... (si vous voulez qu'il retrouve sa taille originale, criez, tapez des pieds!)
Mais pour le moment, bon anniversaire, Zoologique!"

(*) Une édition de "Zoo logique" collector, identique à l'originale mais toilée de gris, est sortie en 2012 pour les dix ans de l'album et les vingt ans de la maison d'édition.

Une version mini, comportant 200 animaux seulement, a été publiée en 2007.













samedi 17 septembre 2022

Une petite histoire très ordinaire et très réussie

Merel chez elle. (c) Dupuis.


Dès la couverture, on est en Flandres. Une fermette blanche, tuiles rouges, volets peints, devant un bois touffu sous un ciel bas et gris. Cette maison basse est celle de "Merel" qui donne son titre au sensationnel premier album de bande dessinée de la Belge Clara Lodewick (Dupuis, nouvelle collection "Les Ondes Marcinelle", 160 pages). Merel, la quarantaine, est une femme libre, en training et gros pull, vivant sans mari ni enfant un peu à l'écart du village où elle est née. Comme ses voisins avec qui elle est allée à l'école. Fréquentant, comme on dit, de temps en temps un homme plus jeune qu'elle.

Dans le village, chacun a ses occupations et ses passions. Merel, elle, élève des canards, participe à des concours, suit le club de football local et en tient chronique dans la gazette locale. On se retrouve souvent au bistrot ou lors de fêtes locales. Tout bascule un soir, bêtement, comme si un feu couvait depuis longtemps. Merel fait une blague sur la sexualité du mari de l'une de ses voisines. Une voisine dont le couple est en crise. C'est l'embrasement. "Merel est méchante." La rumeur propage le fait que Merel couche avec tous les hommes de son village. "Merel est méchante." Tout d'un coup, tout d'elle devient suspect. "Merel est méchante." Elle sera seule face à tous. Et face aux enfants qui n'y comprennent rien mais ont entendu leurs parents déblatérer et passent à l'acte. Merel entre en enfer. Elle subira toutes les agressions possibles, lâches évidemment, jusqu'aux plus cruelles. Elle parviendra en finale à les dépasser, à faire réfléchir ses voisins, à casser les commérages qui tuent les amitiés et les relations. Et obtiendra, à sa façon, réparation.

(c) Dupuis.

Quel beau et subtil déroulement d'un harcèlement ordinaire nous propose Clara Lodewick, jeune autrice bruxelloise gauchère et bilingue de 25 ans. Elle nous entraîne dans une petite histoire de village finalement très ordinaire qu'elle porte au sommet grâce à la manière dont elle nous fait comprendre ses personnages. Merel bien entendu, mais aussi tous les autres qui, parfois mal dans leur peau, colportent les cancans, jugent sans savoir, suivent la meute finalement. Pas de morale mais un scénario riche et solide, largement développé dans des pages bien remplies par un attachant dessin en ligne claire. C'est toute notre société qui apparaît au détour des pages, le mariage, le célibat, le travail, les enfants, les personnes âgées en maison de repos. Quel travail que ces cent soixante pages, mais quelle réussite! Des dessins posés au stylo-bille sur le papier puis coloriés à la gouache. On remarque que certaines cases perdent leur fond et leur cadre, on comprendra pourquoi à la lecture. Une preuve de plus de la maturité de la primo graphico-romancière qui avait proposé son travail à l'éditeur sans dire qu'elle était "fille de". 

(c) Dupuis.
Si la Belgique flamande est présente en littérature, souvent en traduction, elle s'affiche ici en version originale dans les décors et dans les prénoms des protagonistes, Maarten, Bert, Geert, Vera, Finn,.. C'est suffisamment rare pour être remarqué. Une qualité de plus de cette BD qui inaugure magistralement la collection "Les Ondes Marcinelle" des éditions Dupuis, dédiée à la jeune création. Qu'il est agréable de découvrir une nouvelle-venue aussi prometteuse.

Pour feuilleter en ligne le début de "Merel", c'est ici.

"Merel" n'est pas la première histoire de Clara Lodewick où interviennent des canards (flamands) à voir son site où apparaît l'histoire courte "Kwak-Kwak" (ici).




mardi 13 septembre 2022

Le cri d'amour d'une mère à sa fille

LU & adoré

C'est sans doute le livre le plus curieux de la rentrée. Le roman le plus sincère, le plus audacieux, le plus attractif et le plus bouleversant aussi. Le plus lumineux en dépit des ténèbres qu'il décrit. Avec un titre en français dès la version originale, "Chouette" de l'Américaine Claire Oshetsky (traduit de l'anglais (États-Unis) par Karine Lalechère, Phébus, 288 pages) est une parabole incandescente sur une maternité singulière. Si le livre est inspiré de l'expérience de la romancière, il transporte loin et fort le fait d'avoir une enfant "différente". Très différente. 

Dès qu'elle a été enceinte, Tiny a su que les choses ne se passeraient pas comme à l'accoutumée. La grossesse puis la naissance lui ont confirmé que sa fille était une enfant chouette. Une rapace. Sauvage, imprévisible, brutale, invivable la plupart du temps. Incomprise, effrayante, mal aimée. Sauf d'elle, sa mère qui, contre vents et marées, fait tout pour la respecter, l'aider à vivre comme elle est. Qui la choie et la protège sans vouloir la changer, la "modifier", le vœu du père, largement partagé par la famille et les proches. "Chouette" est le récit porté par une extraordinaire fiction de ces années d'amour absolu et désintéressé, de veille continue. Un roman bouleversant comme on en rencontre peu. Claire Oshetsky s'explique dans un avant-propos à lire avant de commencer le livre. Elle a été la mère d'un enfant chouette, dont la "dysphasie de réception" a heureusement été diagnostiquée assez tôt et qui fut bien entourée dans son enfance difficile. "La situation a quand même fini par s'arranger", écrit-elle. "Ma fille a grandi. Elle s'est calmée." Elle est aujourd'hui musicienne et a donné sa permission au livre.

Un livre d'amour et de colère contre le système qui exclut au lieu d'aider. Une réflexion aiguë sur la maternité. Une œuvre de fiction où l'imagination a le pouvoir de transformer un quotidien éprouvant en situations allégoriques, portées par une écriture addictive, fort bien traduite. C'est simple, on trouve dans "Chouette" une des raisons d'être de la littérature.


Pour lire en ligne le début de "Chouette", c'est ici


samedi 10 septembre 2022

L'héritage familial de David Sala

(c) Casterman.


Tout est dit dans le titre: "Le poids des héros". David Sala est l'auteur de cette magnifique bande dessinée (Casterman, 176 pages) consignant en regards croisés l'histoire de sa famille en France, des Espagnols ayant fui le franquisme et ayant souffert du nazisme dont le souvenir est perpétué de génération en génération. Quitte à peser sur l'épanouissement des plus jeunes. Le fameux devoir de mémoire. "Ma mère était très investie dans le devoir de mémoire", me dit-il lors d'un précédent passage à Bruxelles. "A sa disparition, quelque chose s'est déclenché en moi. L'idée n'était pas à ce point présente de son vivant car elle maintenait cette mémoire. A sa disparition, j'ai voulu transmettre cet héritage. Il n'y avait plus que moi pour le faire. Mes frères ne sont pas dans le domaine du livre."

Il y a un enchaînement entre l'album "Le joueur d'échecs" (lire ici) et "Le poids des héros". "L'album donne des solutions graphiques au thème historique. Quand je passe à un autre album, il y a un héritage du précédent mais aussi une transformation."

(c) Casterman.

Dans ce nouveau livre, tout est vrai dans les trajectoires des deux grands-pères de l'auteur, Espagnols résistants. "Quand j'étais petit, le devoir de mémoire était omniprésent, la guerre, l'injustice du monde. Tous ceux qui avaient une conscience politique revenaient toujours au même sujet". Dans les pages splendidement illustrées en cases non bordées, on voit le petit David évoluer, avec son débardeur tricoté typique des années 1970. Les années hippies sont encore très présentes, en tout cas dans sa famille. "Mon sujet est l'héritage mémoriel, pas le souvenir mondial. Je ne voulais pas faire un récit historique. Ce qui m'intéressait, c'était de trouver un autre angle, de me rapprocher de moi. Les choses se sont alors éclaircies."

(c) Casterman.

L'aspect particulièrement intéressant de cette bande dessinée, outre ses qualités graphiques bien entendu, est justement ce travail, ce regard que David Sala a posé sur lui-même. Sur la manière dont son histoire familiale l'avait affecté. Sur ce carcan, cet étau qui peut conduire à une violence. "Réaliser le livre, c'est finalement remplir une mission parce que c'est dur, les sentiments sont difficiles. J'ai dû négocier avec ma pudeur. Je suis allé jusqu'au bout malgré la difficulté et la douleur de me dire. J'ai aussi voulu protéger mes enfants. Non pas sur le sujet du livre, mais sur la manière dont cette mémoire familiale m'a été transmise à moi."

(c) Casterman.
Graphiquement, l'album est époustouflant, cadrages, couleurs, découpage... "Les choses se sont d'abord mises en place dans ma tête. Je voulais être à hauteur d'enfant, le faire grandir au quotidien. En même temps, un enfant transforme le réel. Je me suis accordé une grande liberté dans le dessin et les couleurs. Le travail a été laborieux mais quelle exaltation quand on part de rien! Je voulais que les couleurs traduisent la narration et l'émotion de la manière la plus juste de façon à ce que le lecteur ressente plus profondément la séquence. Je suis un dessinateur. Je raconte par les images. Je déforme, ou non, les personnages, les perspectives, les couleurs. Pour cet album, j'ai utilisé des encires de couleurs et de l'aquarelle, et de l'eau, beaucoup d'eau pour obtenir cette transparence et les couleurs qui fusent."

Pour lire en ligne le début de l'album "Le poids des héros", c'est ici.

Ici, une vidéo dans l'atelier de David Sala.











vendredi 9 septembre 2022

JeanLouis Tripp, lauréat du Prix Première du Roman graphique avec "Le petit frère"

Ce vendredi 9 septembre commence à Bruxelles le BD Comic Strip Festival 2022 (aka La Fête de la BD) qui se déroulera à Tour & Taxis jusqu'à dimanche soir. Parmi les prix Atomium qui seront dévoilés, le prix Première du Roman graphique. Le lauréat 2022 est le Français JeanLouis Tripp pour son imposante bande dessinée parue au printemps, "Le petit frère" (Casterman, 344 pages).

Dans la sélection de dix romans graphiques nommés pour ce 6e prix Première du Roman graphique, le jury d'auditeur·rice·s de La Première, présidé par Laurent Dehossay, a choisi de récompenser un livre intime, touchant et qui atteint l'universel.
"Le petit frère" est Gilles, onze ans, le petit frère de l'auteur alors âgé de dix-huit ans, tué par un chauffard dans un accident de la route en 1976, lors des vacances familiales en Bretagne. Pendant quarante-cinq ans, JeanLouis Tripp n'a rien dit. Et quand il a raconté sa vie sexuelle dans les deux volumes "Extases" (Casterman, 2017 et 2020), il n'a qu'effleuré ce douloureux sujet .

Aujourd'hui, il le prend de front dans un très épais album d'une sincérité absolue où le lecteur entre en communion avec lui. Un tombeau au sens littéraire. Il raconte ces lointaines vacances en Bretagne, en roulotte, en famille, les trois garçons et leur mère - le couple des parents s'est séparé peu avant - des oncles et des tantes. Cette route tranquille où rien ne devait arriver. Cette voiture qui a surgi, a happé le gamin et a filé, le laissant au sol. L'accident affreux, qui ne serait pas arrivé une minute plus tôt ou une minute plus tard. La culpabilité du frère aîné avec qui Gilles parlait l'instant précédent.

JeanLouis Tripp raconte les gendarmes, à une époque où les téléphones portables n'existaient pas, l'ambulance, l'hôpital, la mort du petit frère. A moins de douze ans. Il raconte le choc pour chacun des membres de la famille, la bascule de chacune de leurs vies, la panique, la détresse, le déni, la colère, l'impuissance, la négation, le deuil, le chagrin. Immense. Le procès qui ravive les douleurs. Le temps qui passe, les questions qui restent, obsédantes, les blessures, les plaies qui ne guérissent pas, les tentatives d'avancer. Partout, le souvenir de Gilles. Gilles. Gilles. Déchirant. Un jour, la décision de rendre une forme de vie à l'absent avec ce tombeau, de célébrer sa mémoire. D'affronter ce qui s'est passé. Sans pathos.

(c) Casterman.

"Le petit frère" est bouleversant de bout en bout. On y pleure régulièrement. Des larmes de compassion, de partage avec l'auteur. Si on a subi un décès, on s'y sent un peu moins seul. Les deuils ne s'apparentent-ils pas un peu? Ou les endeuillés? "Je ne suis pas dans une démarche analytique", prévient l'auteur. Il rassemble ses souvenirs, le temps vécu et le temps reconstitué, les sensations de la mémoire dont ces flashs répétitifs. Le drame terrible qui l'a marqué lui et les siens à jamais apparaît dès les premières pages. "Le livre s'est imposé à moi. C'est un livre sur le deuil, sur l'après, sur la vie qui continue." Tripp explique en postface les circonstances qui l'ont poussé à écrire et dessiner son histoire.

(c) Casterman.


Si l'album évoque le jeune Gilles, il scrute aussi les déflagrations qu'occasionne à plus ou moins long terme un drame aussi brutal. JeanLouis Tripp dit que la planche du choc fatal lui est venue toute seule. "Je n'ai eu aucune difficulté à la dessiner." Elle est extraordinaire. Comme de nombreuses autres où les dessins montrent mieux que les mots les épreuves endurées. Qu'écrire? Les regards parlent d'eux-mêmes. Ce que ressentent les personnages, nous pouvons le ressentir.

(c) Casterman.

Pour la première fois, JeanLouis Tripp a utilisé un iPad pour dessiner, à raison d'une page par jour environ. Ses cases organisées horizontalement passent parfois à la verticale ou à la page entière, à bords perdus ou pas, selon l'intensité du récit. Les pages en lavis gris tirant vers le rouge sont ponctuées de couleurs jusqu'à la séquence finale de l'apaisement. Ses sources sont les souvenirs des uns et des autres ainsi que les archives familiales consignées dans une valise gardée par sa mère. Les mots sont les siens et ceux qu'il a entendus chez ses proches. "Autant je peux témoigner de comment j'ai vécu les événements, autant je ne présuppose jamais des pensées des autres. Je leur fais dire des choses que j'ai entendues, dont je me souviens, mais je ne leur prête jamais de réflexion intérieure. La théorie de mon frère Dominique est que personne n'a les mêmes souvenirs du drame, je suis assez d'accord avec ça. Tout ce que je dis est vrai, mais cette vérité reste la mienne."


Les autres titres retenus pour le prix étaient:
  • "Le poids des héros", David Sala (Casterman)
  • "L'échelle de Richter", Raphaël Frydman & Luc Desportes (Gallimard)
  • "La bibliomule de Cordoue", Wilfrid Lupano (Dargaud)
  • "Amalia", Aude Picault (Dargaud)
  • "Le songe du corbeau", Atelier Sentô & Alberto M.C. (Delcourt)
  • "Lettres perdues", Jim Bishop (Glénat)
  • "L'étreinte", Jim & Laurent Bonneau (Grand Angle)
  • "La Dame Blanche", Quentin Zuttion (Le Lombard)
  • "Vivian Maier, à la surface d'un miroir", Paulina Spucches (Steinkis)


Pour feuilleter en ligne le début de l'album "Le petit frère", c'est ici.


Ce samedi 10 septembre à 13 heures, au BD Comic Strip Festival, JeanLouis Tripp et David Sala ("Le poids des héros", Casterman) échangeront sur le thème des "héritages familiaux". Modérateur Cédric Wautier (RTBF).



Hommages à la Reine Elizabeth II

Depuis hier soir, les hommages à la Reine d'Angleterre Elizabeth II (1926-2022) affluent sur les réseaux sociaux. Sélection d'une quarantaine de dessins et de photos.

Joëlle Jolivet.
Nathalie Novi.
Oliver Jeffers.
Peter Sis.
Ivan Canu.

Andy Warhol.
Banksy.
Carole B.


Rolling Stones.

Anat Zahevi.


Sex Pistols.
Eleonor Tomlinson.
Donnie Die.
D*Face.


Giulia Segreti.


JL Othenin-Girard.

Emy.
Fabien Castet.
AC Larroque.

Jack Koch.

Jason Goldrick.


Lili Célestine.
Morgane Carlier.
Géraldine Claus.
Street Art.

Street Art.

Carlito.
Delphine Quirin.
Londres 2016.

Elton John.

Jubilé de platine.
Constant Permeke, "Paysage anglais", 1917, Musée d'Ixelles.

Soi Paris.
Swatch.
STIB.