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samedi 22 juin 2019

Un grand poète tunisien parmi les 64 écrivains distingués par l'Académie française pour 2019

Tahar Bekri. (c) Sophie Bassouls.

Ce jeudi 20 juin, l'Académie française a communiqué son palmarès pour l'année 2019. Un palmarès fort de 64 distinctions (lire en fin de note), sachant que le Grand Prix du Roman sera, comme de coutume, décerné à l'automne. 64 distinctions, cela fait du monde, et du beau monde. On relève avec plaisir les noms d'Olivia de Lamberterie, Michel Le Bris, Vincent Delerm, Guy Boley,  Hervé Bentégeat dont la pièce "Meilleurs Alliés" a été créée par des acteurs belges, dix ans après son écriture, sans oublier celui du poète tunisien Tahar Bekri, né à Gabès en 1951 mais vivant à Paris depuis 1976 après deux séjours dans la prison de Borj Erroumi et qui participa notamment au "Journal des poètes" publié à Bruxelles.


Les derniers livres parus de Tahar Bekri


Le dernier ouvrage en date de Tahar Bekri est le livre de poésie "Désert au crépuscule" (Editions Al Manar, 2018). Dans la grande tradition poétique arabe qui évoque le désert, ce recueil se soulève contre une réalité mondiale habitée par la volonté de mort. Les quarante chants adressés au désert comme à une personne sont complétés d'un quarante-et-unième, liste de crimes jihadistes. Des invocations qui célèbrent la vie, l'attachement à la beauté des êtres et des lieux mais se heurtent à la réalité. Passé et présent personnels et collectifs, Histoire et actualité s'entremêlent et se dressent contre l'insoutenable.

Extrait.
"XIII
Te revoilà désert
Aux piliers brisés
Dans la litanie des remparts
Les portes ouvertes aux brigands
Il y a le Livre des morts
Remplissant la vallée des Anubis
Il y a les restes âcres de mon acacia
Brûlé au couchant qui décline
Et des échassiers englués
Au dépôt des plumes"


Notons aussi le récent passage en poche de l'ouvrage "Le livre du souvenir - Dans la beauté du monde et sa fureur" (Editions Elyzad, 2007 et 2016). Paris, Copenhague, Kairouan, Montréal, Istanbul, Barcelone, Madagascar, Boston, Fort-de-France, Gabès... Ses voyages d'exilé permettent à Tahar Bekri de parler de mémoire, de la fuite du temps, de la nostalgie du pays natal.
Le poète apporte une réflexion sur la littérature et l'art et réagit aux événements dans le monde (le 11 septembre 2001, le Liban...). Dans son écriture habitée par l'émotion, le souvenir est à la fois pilier contre l'oubli et fenêtre ouverte sur le large.



"Poésie de Palestine" (Editions Al Manar, 2013) est une anthologie rassemblée par Tahar Bekri. Il en dit ceci: "Tous les poètes [rassemblés ici] disent avec humanité leur besoin de justice. Sans haine ni violence. Parfois avec humour. Ou plutôt, avec ironie et dérision. Ils revendiquent une vie simple, presque ordinaire, sans guerre, ni occupation. Avoir le droit de vivre libre, en paix, parmi les siens, sur sa propre terre. Ils ont choisi, malgré le poids de la tragédie et la violence du désespoir, la parole poétique pour dire leur être. Le poème est un acte de civilisation. Leur vérité est universelle, généreuse, fraternelle. Tant de souffrance fait écrire à leur poème le besoin d’amour, de beauté. Ils écrivent l'attention au monde, sa réalité insoutenable, rêvent d'un monde possible, à construire comme une utopie commune, sans arrogance ni mensonge."


"Au souvenir de Yunus Emre" (Editions Elyzad, 2012) a la particularité d'être en édition bilingue français-arabe. Inspiré par son voyage en Turquie sur les traces du grand poète soufi de l'amour Yunus Emre (1238-1320), Tahar Bekri  réaffirme, avec modernité, la liberté humaine.
Loin des visions et des dogmes obscurs, sa poésie, habitée d’interrogation philosophique et de sagesse universelle, célèbre la vie, l’amour, la paix sur la terre, ici-bas.


Dans "Je te nomme Tunisie" (Editions Al Manar, 2011), Tahar Bekri propose des poèmes ne répondant pas à l'urgence, mais la précédant. Il faut se rappeler que les textes ont été écrits au moment de la révolution. Ils disent l'amour de la Tunisie, avec émotion et passion, et reviennent sur le passé douloureux du poète (il fut emprisonné longtemps), le liant au présent d'un peuple qui s'est soulevé pour sa dignité et sa liberté. En Tunisie, à Paris ou en Bretagne, les souvenirs personnels, les paysages, les rythmes et les métaphores s'entremêlent pour célébrer la vie et s'opposer à la volonté de mort.


Extrait
"Je t'aime
Dans les lueurs étincelantes
Dans l’envolée des rayons comme des rubis
Dis au soleil
Libère ta lumière
L’éclipse est sœur des potentats
Suppôts tapis dans les pliures sans relâche
Dis au soleil
La rumeur par-delà les haies
Paraphe nos désirs de pleine lune
Cyprès figuiers de barbarie et alfa
Pour tanner nos visages
Nulle peur ne se terre
Mais la torche neuve et résolue"

Enfin, "Salam Gaza" (Editions Elyzad, Tunis, 2010) est un journal personnel, traversé de poésie, dans lequel s'esquisse une interpellation morale de l'Histoire. Il a été écrit au jour le jour, à partir du 27 décembre 2008, date à laquelle l'armée israélienne a déclaré la guerre à Gaza. Meurtri, le poète note au jour le jour son indignation, échange via Internet avec des intellectuels de toutes origines, dénonce les projets expansionnistes, l'indifférence internationale, ou presque. Qu'en est-il de la conscience universelle? Il ira aussi en mars 2009 à Ramallah, à Naplouse, à Jérusalem-Est et à Bir Zeit pour un cycle de lectures où il sera confronté à la réalité de la vie en Palestine occupée. Il livre aussi ce voyage, ses rencontres, ses impressions où affleurent colère et émotion.

Extrait.

"Salam sur GAZA

Dans les bras de la lumière
Et la beauté du monde

En dépit du plomb durci
A la barbe des sanguinaires

Ces flocons de neige
Pour apaiser la terre

Du feu qui lui brûle les lèvres
Pourquoi aimez-vous tant les cendres

Quand la braise nourrit mon cœur
Tendre dans les cours des rivières

Pourquoi détruisez-vous mon limon
Réduit en poussière

Le soleil vous fait-il peur
De voir votre propre ombre"
Paris 30 décembre 2008

Littératures de Tunisie

Bien entendu, Tahar Bekri n'est pas le seul écrivain à avoir vu le jour en Tunisie. Curieusement, les écrivains tunisiens ne sont pas vraiment répertoriés. La preuve. Qui peut en citer cinq sans réfléchir, alors qu'on le fait sans problème pour de nombreux autres pays? C'est dire si l'épais ouvrage que signent Samia Kassab-Charfi et Adel Kheder, "Un siècle de littérature en Tunisie 1900-2017" (Honoré Champion, 550 pages) est providentiel et bienvenu. On y trouve tout ce que les littératures contemporaines ont produit dans ce pays et ailleurs, car sont repris dans cette gigantesque et passionnante recension aussi bien ceux qui habitent toujours en Tunisie que ceux qui ont choisi de la quitter pour diverses raisons. En plus, sont associés ici aussi bien les écrivains en langue arabe que ceux en langue française. Le reflet de l'association des auteurs qui sont respectivement Professeure de littératures française et francophones à l'Université de Tunis et Professeur de littérature et de civilisation arabe à l'Université de la Manouba (Tunis).

Si l'ouvrage est érudit, il se veut surtout un guide pour celui qui s'intéresse au sujet sans trop connaître l'histoire de la Tunisie. Ainsi le premier chapitre rappelle-t-il les grands chapitres de son histoire. Ensuite place à une traversée littéraire longue d'une centaine d'années, du début du XXe siècle  jusqu'au début du XXIe. En tout, on recense 800 entrées dans l'index des noms, preuve que toutes les parts des littératures tunisiennes ont été explorées, poésie, nouvelle, roman, essai, théâtre, et cela par des plumes tunisiennes ou issues des minorités et des diasporas, d'hier et d'aujourd'hui. C'est passionnant, varié, riche,agréablement structuré, complété d'une anthologie de textes d'auteurs arabes, d'une de textes d'auteurs français, d'un index des personnes et d'un index des lieux.
Alors ces cinq noms? Personnellement, sans réfléchir, je dirais, Tahar Bekri, Hubert Haddad (lire ici), Colette Fellous (lire ici), Fawzia Zouari (lire ici) et Mustapha Tlili (lire ici). Il y en a évidemment quelques centaines d'autres, dont certains noms me reviennent déjà, Abdelwahab Meddeb, Sophie Bessis, Hélé Béji, Gisèle Halimi, Hédi Kaddour....

Formidable boulot que ce "Siècle de littérature en Tunisie" qui donne une immense envie de plonger dans les œuvres de tous ceux et celles qui ont été croisés au fil des pages.












Le palmarès complet de l'année 2019


GRANDS PRIX


Grand Prix de la Francophonie
M. Abdeljalil Lahjomri (Maroc) et M. Petr Král (République tchèque)

Grande Médaille de la Francophonie
M. Jean Pruvost (lexicologue)

Grand Prix de Littérature
M. Régis Debray, pour l'ensemble de son œuvre (divers prédites)

Grand Prix de Littérature Henri Gal
Prix de l'Institut de France
M. Michel Le Bris, pour "Pour l'amour des livres" (Grasset) et l'ensemble de son œuvre

Prix Jacques de Fouchier
M. Claude Martin, pour "La diplomatie n'est pas un dîner de gala. Mémoires d'un ambassadeur" (L'Aube)

Grand Prix Michel Déon
M. Stéphane Hoffmann (Albin Michel)

Prix de l'Académie française Maurice Genevoix
M. Jean-Marie Planes, pour "Une vie de soleil" (Arléa) et l'ensemble de son œuvre

Grand Prix Hervé Deluen
M. Dai Sijie (Chine, Gallimard principalement)

Grand Prix de Poésie
M. Pierre Oster, pour l'ensemble de son œuvre poétique

Grand Prix de Philosophie
M. Jacques Bouveresse, pour l'ensemble de son œuvre

Grand Prix Moron
Mme Barbara Stiegler, pour "Il faut s'adapter" (Gallimard)

Grand Prix Gobert
M. Philippe Joutard, pour "La Révocation de l'édit de Nantes ou les Faiblesses d'un Etat" (Gallimard) et l'ensemble de son œuvre

Prix de la Biographie (littérature)
M. Georges Forestier, pour "Molière" (Gallimard)

Prix de la Biographie (histoire)
M. Olivier Varlan, pour "Caulaincourt" (Nouveau monde Eds)

Prix de la Critique
M. Jean Céard, pour l'ensemble de ses travaux critiques

Prix de l'Essai
Mme Anne de Lacretelle, pour "Tout un monde. Jacques de Lacretelle et ses amis" (Editions de Fallois)

Prix de la Nouvelle
M. Louis-Antoine Prat, pour "Belle encore et autres nouvelles" (Somogy)

Prix d'Académie
Mme Dominique Schnapper, pour "La Citoyenneté à l'épreuve. La démocratie et les juifs" (Gallimard) et l'ensemble de son œuvre
M. Michel Collot, pour son œuvre poétique et critique
M. René Hénane, pour "Aimé Césaire, une poétique" (Orizons)
M. Denis Lalanne, pour "Dieu ramasse les copies" (Atlantica)

Prix du cardinal Grente
P. Jean-Yves Lacoste, pour l'ensemble de son œuvre

Prix du Théâtre
M. Edouard Baer, pour l'ensemble de son œuvre dramatique

Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin
M. Hervé Bentégeat, pour "Meilleurs Alliés"

Prix du Cinéma René Clair
Mme Valeria Bruni-Tedeschi, pour l'ensemble de son œuvre cinématographique

Grande Médaille de la Chanson française
M. Vincent Delerm, pour l'ensemble de ses chansons

Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises
Mme Silvia Baron Supervielle, femme de lettres franco-argentine
Mme Nurith Aviv, cinéaste israélienne
M. Tahar Bekri, poète tunisien
Mme Marie-Noëlle Craissati, d'origine égyptienne, fondatrice des éditions Alexandrines qui publient notamment la collection "Le Paris des écrivains"
M. Gérald Larose, chef de file du syndicalisme québécois, qui a œuvré pour la défense du français dans la société québécoise

PRIX DE FONDATIONS
PRIX DE POÉSIE

Prix Théophile Gautier
M. James Sacré, pour "Figures de silences"

Prix Heredia
M. Denis Rigal, pour "La Joie peut-être"

Prix François Coppée
M. Sébastien Fevry, pour "Solitude Europe"

Prix Paul Verlaine
M. Pascal Riou, pour "D'âge en âge"

Prix Maïse Ploquin-Caunan
M. Gabriel Zimmermann, pour "Depuis la cendre"

PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE

Prix Montyon
Mme Olivia de Lamberterie, pour "Avec toutes mes sympathies" (Stock, lire ici)

Prix La Bruyère
M. Martin Rueff, pour "Foudroyante pitié. Aristote avec Rousseau, Bassani avec Céline et Ungaretti" (Mimésis) et pour "À coups redoublés. Anthropologie des passions et doctrine de l'expression chez Jean-Jacques Rousseau" (Mimésis)

Prix Jules Janin
M. Jean-Claude Schneider, pour sa traduction des "Œuvres complètes" d'Ossip Mandelstam (Le Bruit du temps/La Dogana)

Prix Émile Faguet
M. Stéphane Zékian, pour son édition critique des éloges de Ronsard, Michelet, Chénier, Gautier, Fontenelle, Vigny et Taine, proposés par Thibaudet au concours d'éloquence de l'Académie française

Prix Louis Barthou
M. Michel Bernard, pour "Le Bon Cœur" (La Table Ronde)

Prix Anna de Noailles
Mme Paule Du Bouchet, pour "Debout sur le ciel" (Gallimard)

Prix François Mauriac
M. Bruno Pellegrino, pour "Là-bas, août est un mois d'automne" (Zoé)

Prix Georges Dumézil
M. Alain Boureau, pour "Le Feu des manuscrits. Lecteurs et scribes des textes médiévaux" (Les Belles Lettres)

Prix Roland de Jouvenel
M. Florent Couao-Zotti, pour "Western tchoukoutou" (Gallimard)

Prix Biguet
M. Florian Michel, pour "Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique" (Vrin)

Prix Jacques Lacroix
M. Baptiste Morizot, pour "Sur la piste animale" (Actes Sud)

PRIX D'HISTOIRE


Prix Guizot
M. Marcel Gauchet, pour "Robespierre, l'homme qui nous divise le plus" (Gallimard)
M. Jean-Pierre Cabestan, pour "Demain la Chine: démocratie ou dictature?" (Gallimard)

Prix Thiers
M. Philippe Apeloig, pour "Enfants de Paris (1939-1945)" (Gallimard)

Prix Eugène Colas
M. François Dosse, pour "La Saga des intellectuels français (1944-1989)" (Gallimard)
M. Gérard Noiriel, pour "Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours" (Agone)

Prix Eugène Carrière
Mme Sophie Mouquin, pour "Versailles en ses marbres. Politique royale et marbriers du roi" (Arthena)

Prix du maréchal Foch
M. Jean-Vincent Holeindre, pour "La Ruse et la Force. Une autre histoire de la stratégie" (Perrin)

Prix Louis Castex
MM. Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, pour "Là où se mêlent les eaux. Des Balkans au Caucase, dans l'Europe des confins" (La Découverte)

Prix Monseigneur Marcel
Mme Catherine Kikuchi, pour "La Venise des livres (1469-1530)" (Champ Vallon)
M. Shinichiro Higashi, pour "Penser les mathématiques au XVIe siècle" (Garnier)

Prix Diane Potier-Boès
Mme Oissila Saaïdia, pour "L'Algérie catholique. Une histoire de l'Église catholique en Algérie" (Payot)

Prix François Millepierres
Mme Claudia Moatti, pour "Res publica". Histoire romaine de la chose publique" (Fayard)

Prix Augustin Thierry
M. Jean-Charles Ducène, pour "L'Europe et les géographes arabes du Moyen Age" (CNRS Editions)


PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE


Prix Henri de Régnier
Mme Charlotte Hellman, après "Glissez, mortels" (Philippe Rey)

Prix Amic
Mme Diane Mazloum, après "L'Âge d'or" (JC Lattès)

Prix Mottart
M. Guy Boley, après "Quand Dieu boxait en amateur" (Grasset)

On le voit, Gallimard est l'éditeur qui ramasse le plus de récompenses.









mardi 18 juin 2019

Un retour aux origines qui donne de l'élan

Liévin en juin 2017. (c) Thierry Girard/Light Motiv.


Les amateurs de fiction littéraire connaissent un peu mieux Liévin et la région déshéritée du Pas- de-Calais depuis que Sorj Chalandon y a envoyé un de ses personnages de papier dans son très beau roman "Le jour d'avant" (Grasset, 2017, lire ici, Le Livre de poche, 2018, lire ici). Voilà qu'arrive comme en écho le magnifique livre de photos de Thierry Girard, dont le titre, "Le monde d'après" (Light Motiv, 240 pages), tinte comme une ouverture dans une zone sinistrée. Un jour/Un monde. Avant/Après. Rencontre de mots et de sens à travers des images.

Y a-t-il un après dans un monde estropié par les crises économiques, la pauvreté, le chômage, etc.? La réponse est largement oui dans cet album, le trentième de l'auteur, dont les clichés non légendés occupent les pages. Une région s'y révèle, par ses paysages, ses habitants, ses enfants, ses lessives qui sèchent sur les fils, ses mutations. Les habitations ont changé, les voitures aussi. Et que dire des paysages? Les terrils disparaissent ou accueillent une piste de ski, les brocantes et autres vide-greniers poussent comme des champignons, des murs s'écroulent mais du matériel de jardinage (serre, culture en hauteur) et de détente (piscine, transat) s'insèrent dans des espaces bien tenus. On démolit, on construit, on se promène, on pose pour le photographe, on joue, on se marie, on se bagarre pour rire...

Thierry Girard.
Thierry Girard a choisi de marier des photos d'hier et d'aujourd'hui, à quarante ans d'intervalle. Cela confère une belle dynamique à son sujet qui ne se fige pas dans les restes d'un passé douloureux mais rebondit dans le présent. Bien sûr, les transformations sont parfois plus réussies que d'autres. Le Mustang Burger en couverture secoue. Et alors? Bien sûr, le passé minier s'estompe et gomme ainsi les anciennes douleurs. Des forêts de bouleaux poussent ainsi sur les anciennes fosses. Bien sûr, la vie des gens est toujours compliquée. On en a la confirmation dans les dernières pages qui donnent les légendes précises des photos et distribuent au passage quelques claques au lecteur. Mais l'immense qualité de cet ouvrage, outre évidemment la qualité des photos, remarquablement valorisées par une mise en page sobre jouant sur les espaces blancs, est de montrer qu'un "après" est possible, qu'un autre "monde" se construit. Au-delà des nombreux volets baissés, demeures délabrées. Rappelant ainsi que la vie reprend toujours ses droits. Nulle mention par contre des appartenances politiques telles que les révèlent les résultats des élections. A garder aussi dans un coin de sa tête, car les photos d'hier et leurs légendes permettent de mieux comprendre ce qui se passe aujourd'hui.




Quelques doubles pages du "Monde d'après". (c) Light Motiv.

Les photos anciennes, en noir et blanc, faites au Leica, datent de 1978 et des années suivantes, quand le photographe a abordé le Nord et le Pas-de-Calais, en "artiste-arpenteur" comme se définit lui-même celui qui est né en 1951 et a opté pour la photo après des études à Sciences Po (Paris). Pas de mission spéciale, juste son intuition, des rencontres et la découverte du monde ouvrier. Les clichés récents, en couleur, réalisés en moyen format numérique, datent de 2017 et de 2018, quand Thierry Girard a décidé de revenir sur les traces de ses débuts dans le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais.

"Le Monde d'après" parcourt le nord de la France d'ouest en est et donne à voir et à percevoir un territoire dans son essence même. Thierry Girard est plus qu'un photographe choisissant une image, son cadre, il est un humain à l'écoute des autres.

Plus d'informations sur ces voyages photographiques dans les billets de blog de Thierry Girard (ici, ici et ici).

On notera pour l'anecdote que le livre a été (très bien) imprimé chez l'entreprise quasi centenaire Graphius à Gand.




Impression du "Monde d'après" chez Graphius.


mercredi 12 juin 2019

La collection "Bouquins" a quarante ans!

Christian Lacroix a relooké 10 "Bouquins" pour les 40 ans de la collection.

En 1976, l'éminent éditeur Guy Schoeller (1915-2001) se promenait à Londres et tombait dans une librairie sur "Le Capital" de Karl Marx, en deux volumes (Penguin Books). Papier bible et couverture souple en format poche, un défi technique pour l'époque! Let's go, maestro, il fonçait chez l'imprimeur Hazell, Watson & Viney et lui achetait le brevet en exclusivité. La collection "Bouquins" de Robert Laffont était lancée. L'idée de départ en est de proposer des œuvres complètes au format et au prix des livres de poche - elle s'élargira à d'autres champs littéraires ensuite. Le format sera de 19,8 cm sur 13,2, le caractère sera le Times, le nombre de pages aux environs de 1.000. Les premiers titres de ce qui visait à être "la bibliothèque idéale de notre temps", selon les mots de son créateur, sortiront en 1979 - Jean d'Ormesson, un de ses auteurs phares, raffinera la définition en "la bibliothèque idéale de l'homme cultivé de notre temps" . Guy Schoeller dirigera jusqu'à sa mort sa "Pléiade du pauvre", forte et singulière. Elle aura été sa dernière et sa plus longue aventure éditoriale. La collection sera ensuite dirigée par Daniel Rondeau, élu la semaine dernière à l'Académie française, et depuis 2008, par Jean-Luc Barré.
Guy Schoeller avait déjà créé le Livre de Poche pour Hachette en 1953, puis, en 1973, amené le "Quid" de Dominique Frémy chez Robert Laffont. Sa collection "Bouquins" sera également copiée. Par "Omnibus" aux Presses de la Cité, par "Quarto" chez Gallimard et par "La Pochothèque" au Livre de Poche.
Passé célébrer l'anniversaire de la collection "Bouquins" à Bruxelles, Jean-Luc Barré a expliqué qu'il voulait, à l'image du fondateur, que la collection "ait de l'audace, de l'impertinence et présente de la diversité". En quarante ans, plus de 600 titres ont été imprimés dont la moitié sont des inédits. Des achats de droits, du domaine public, des traductions de dictionnaire étrangers, des anthologies, des classiques et des rééditions... Les trois sections des débuts sont rapidement passées à six: "Dictionnaires et ouvrages de référence", "Histoire et essais", "Littérature et poésie", "Littérature populaire, aventure et policiers", "Musique" et "Voyages".

Les quarante ans de "Bouquins" sont marqués par l'édition collector en tirage limité de dix volumes notoires illustrés par Christian Lacroix: "Dictionnaire des symboles", de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (750.000 exemplaires vendus, le record de la collection), "Journal intégral", de Matthieu Galey, "Le Livre des superstitions", d'Éloïse Mozzani, "Œuvre érotique", de Pierre Louys, "Œuvres", de Françoise Sagan, "Œuvres complètes - correspondances", d'Arthur Rimbaud, "Œuvres complètes", de Khalil Gibran, "Pour tout l'or des mots", de Claude Gagnière, "Tout l'opéra", de Gustave Kobbé (200.000 exemplaire vendus) et "Œuvres complètes, de Paul-Jean Toulet.


Le dernier titre actuellement paru dans la collection quadragénaire est "Le voyage en Belgique", de Patrick Corillon (Robert Laffont, "Bouquins", 1088 pages). L'auteur est un artiste plasticien francophone né en 1956 à Knokke et vivant depuis quarante ans entre Liège et Paris. Il a défini sept axes pour son anthologie afin d'évoquer la Belgique, sa Belgique, "mosaïque de cultures" et "moteur de l'Europe". "Pour moi", précise-t-il, "l'âme de la Belgique est sa frontière intérieure, linguistique". A lire en intégralité ou à picorer de ci, de là, selon l'inspiration. L'ouvrage est riche et sa conception ménage de nombreuses et bonnes surprises.

Si l'éditeur a préféré résumer la Belgique en couverture par une maison typique de la ville de Bruges, l'anthologie réunit des textes sur la Belgique entre 1830, date de sa création, et 1970, début de l'Etat fédéral. Points de repère subjectifs pour un voyage dans l'imaginaire de ce pays à deux, voire trois langues. Particularité qui suppose et impose une certaine souplesse, analyse l'auteur. "Le voyage en Belgique" propose sept axes successifs: "Terre promise", la naissance d'un pays longtemps couvé par d'autres, "Voyages extatiques" ou les écrits mystiques des béguines,  "Voyages romantiques", terre d'asile de nombreux réfugiés, "Terre de brumes" permettant la naissance du symbolisme, "Terre de charbon", une nouvelle main-d'œuvre pour les mines d'hier devenues des terrils aujourd'hui, "Terre de mots" ou les chemins de traverse de nombreux artistes, et "Champs de bataille" avec "s" à "champ" vu le cours de l'histoire et comment les artistes se les sont appropriés.

Patrick Corillon.
"J'ai fait ce livre grâce à François Rivière qui est un amoureux de la Belgique", explique Patrick Corillon. "J'ai porté un regard périphérique sur la Belgique. Moi-même, de par mon métier, j'y ai un pied dedans, un pied dehors. Je suis issu d'une famille qui aime l'histoire et la littérature. Mon moteur a été l'introspection: qu'est-ce qu'une communauté d'hommes sans nationalisme? Le livre n'est pas mon terrain mais je voulais faire le point sur cet imaginaire commun, faire un voyage au centre du moi. J'ai parcouru la Belgique de long en large et de haut en bas. J'ai découvert des mondes clos mais ouverts. J'ai préféré rassembler plutôt que séparer, tenter de rendre compte de la complexité." But largement atteint.
On se souviendra que Patrick Corillon est aussi l'auteur de la trilogie jeunesse "Le diable abandonné" publiée chez MeMo (2007, 2008, 2010).

Mes 40 "Bouquins" préférés (en vrac)

Tom Wolfe, "Le bûcher des vanités, Un homme, un vrai"
Jacqueline de Romilly, "Emerveillements"
Jean Loup Chiflet, "Le bouquin de l'humour involontaire"
Claudine Grammont, "Tout Matisse"
Françoise Michaud-Fréjaville, Philippe Picone, Adeline Rucquoi, "Le voyage à Compostelle"

Brigitte Leal, "Dictionnaire du cubisme"
Machiavel, "Le Prince"
Colette, "Romans, récits, souvenirs", coffret de 3 tomes
Jeanyves Guérin, "Dictionnaire Albert Camus"
François Rivière, "Les chefs-d'œuvre de la littérature de jeunesse"

Jacques Lacarrière, "Méditerranée"
Giacomo Casanova, "Histoire de ma vie", tomes 1, 2 et 3
Gustave Flaubert, "Madame Bovary, L'éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues, Trois contes"
Simon Leys, "La mer dans la littérature française"

Rudyard Kipling, "Voyages"
Hubert Reeves," La Terre et les Hommes"
Charles Dantzig, "Les écrivains et leurs mondes"
Bret Easton Ellis, "Œuvres complètes", coffret de 2 volumes
Edgar Allan Poe, "Contes, Essais, Poèmes"

Mark Twain, "Les aventures de Tom Sawyer"
François Xavier Testu, "Le bouquin des méchancetés"
Jean-Baptiste Baronian, "Dictionnaire Rimbaud"
Michka Assayas, "Le nouveau dictionnaire du rock"
Edmond et Jules de Goncourt, "Journal", tomes 1 à 3

Jack London, "Romans maritimes et exotiques"
Jean Tulard, "Le nouveau guide des films", tomes 1 à 5
Salah Stétié, "En un lieu de brûlure"
Pauline Peretz, "New York"
Comtesse de Ségur, tomes 1 à 3

Mohammad Ali Amir-Moezzi, "Dictionnaire du Coran"
Pierre Grimal, "Rome et l'amour"
Dino Buzzati, "Œuvres" tomes 1 et 2
Primo Levi, "Œuvres"
Anne et Charlotte Brontë, "Romans", tomes 1 et 2

Lewis Carroll, "Œuvres complètes", tomes 1 et 2
William Shakespeare, "Œuvres complètes", coffret de 2 tomes (édition bilingue)
Michel Baridon, "Les jardins"
Simon Leys, "Essais sur la Chine"
Homère, "L'Iliade, L'Odyssée"


L'ensemble de la collection "Bouquins" se trouve ici.









lundi 10 juin 2019

Frédéric Pajak, Goncourt de la biographie 2019

Frédéric Pajak. (c) Léa Lund/Noir sur Blanc.

Joie immense. Aussi immense que la poésie d'Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva, si bien mises en lumière dans les mots choisis et les somptueux dessins en noir et blanc et gris, à l'encre, de Frédéric Pajak dans "Manifeste incertain, volume 7" (Noir sur Blanc, Les cahiers dessinés, 2018, 320 pages). Cet ouvrage magnifique, dont la lecture emporte, vient de recevoir le prix Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux 2019, nouvelle appellation du prix Goncourt de la biographie, existant depuis 1980, en hommage à la présidente de l'Académie Goncourt (1920-2016), elle-même biographe.

"La plupart des gens se défient de la poésie, quand ils ne l'ignorent pas tout à fait", écrit Frédéric Pajak dans l'introduction à l'épais ouvrage de bon format. Lui-même est tombé dedans tout petit, composant chansons et poèmes, en récitant à l'école, et surtout en en lisant un chaque matin, au réveil. Il se souvient des "scintillements", des "étourdissements", que lui procurent les poètes. Et puis, il y a une trentaine d'années, il a découvert Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva, deux femmes poètes qui l'ont renversé. "J'ai alors éprouvé une sensation inconnue, comme si j'étais happé de l'autre côté du miroir, derrière ma maigre réalité visible", poursuit-il. Il nous partage son amour, son admiration, son élan, vers ces deux femmes qui s'attachent à tout, révèlent l'être, scrutent l'âme. Chacune dans son continent, l'une en Amérique, l'autre en Russie. Chacune dans son époque, le XIXe siècle pour la première, la première moitié du XXe pour la seconde. En commun, elles ont leurs certitudes sur leur art, au-delà de toutes les embûches qui les entourent, sur leur féminité. "Quelque chose d'existentiellement féminin s'exprime dans leurs poèmes. Formellement, rythmiquement, métaphoriquement, elles bousculent l'ordre littéraire établi et révolutionnent l'art poétique." Elles partagent l'usage du tiret, remarque encore Pajak, et le fait d'écrire sur une table, principalement de nuit.

Le premier dessin du "Manifeste incertain 7". (c) Noir sur Blanc.

Son "essai dessiné", la forme littéraire que Frédéric Pajak affectionne le plus (lire ici), est une fois de plus une merveille, conduisant le lecteur dans une vie et une œuvre. Dans deux vies et dans deux œuvres ici. Emily Dickinson prend forme dans un texte vivant et lumineux, qu'accompagnent de nombreux dessins d'apiculture. Elle, qui ne vit que pour sa poésie, révélation qu'elle a eue très tôt, et qui entretient de magnifiques relations épistolières desquelles s'échappent aussi des bribes de la femme qu'elle est, se dessine peu à peu dans cette biographie hommage basée sur ses écrits, poèmes, lettres, correspondances, notes diverses. C'est un bonheur de la (re)découvrir.

"Manifeste incertain 7". (c) Noir sur Blanc.


Les deux autres tiers du livre sont consacrés à Marina Tsvetaieva, le texte établissant sa biographie se situant au milieu du journal qu'a tenu Frédéric Pajak quand il s'est rendu en Russie en mai 2018. La forme est aussi enchanteresse, avec ces allers-retours entre présent et passé, entre écrits et épisodes de vie. Noirs, gris et blancs, les dessins renforcent terriblement les émotions qui naissent à la lecture de l'incroyable parcours de cette femme née poète. Née femme dans un monde d'hommes. Née rebelle et restée rebelle jusqu'à la fin de sa vie. Poète et non poétesse comme elle se définissait, elle a parcouru l'Europe, entre autres à cause des guerres, rencontré tout le milieu artistique et politique du temps. Elle a aimé, sans se soucier du qu'en dira-t-on. Et elle a écrit. Des vers d'une beauté et d'une force stupéfiantes que Pajak nous partage avec générosité. Quel régal que ce "Manifeste incertain 7"!

Marina Tsvetaieva et sa fille Alia. (c) Noir sur Blanc.


























vendredi 7 juin 2019

Et si on recoiffait Struwwelpeter?


Première version du Struwwelpeter en 1845.

Struwwelpeter est ce petit bonhomme à cheveux hirsutes et ongles jamais coupés, né de l'imagination du Dr Heinrich Hoffmann (1809-1894) en 1845 et héros d'aventures dramatiques et fascinantes sur lesquelles les enfants de tous temps ne se trompent pas - ils savent rire de ce qui inquiète les adultes. Dire que le livre fut créé par le psychiatre francfortois simplement à destination de son fils de trois ans - comme Claude Ponti fit en 1986 "Adèle" pour sa fille nouvellement née. On sait ce qu'il en est advenu! Près de 175 ans après sa création, trente-cinq millions d'exemplaires de "Struwwelpeter" ont été vendus en allemand. Le livre a déjà été traduit en quarante-cinq langues et en de nombreux dialectes, ce qui donne un léger vertige mais fait plaisir et rassure: l'intemporel chenapan suit son chemin et résiste remarquablement aux courants politiquement corrects.

L'apparence classique de Struwwelpeter.


Publié en allemand en 1845, "Struwwelpeter" a été traduit en 1847 en danois et en 1848 en anglais. Il apparaît en français en version abrégée en 1850, en version complète en 1860, mais ne devient pas ici le best-seller qu'il est de l'autre côté du Rhin. Aujourd'hui encore, on en vend environ 400 exemplaires par an. Rappelons que c'est François Cavanna qui a revu sa traduction française en 1979, optant pour l'appellation de "Crasse-Tignasse" (lire ici) et donnant à lire un texte particulièrement jubilatoire - on trouve aussi des traductions françaises parlant de "Pierre l'Ebouriffé".

Si on reparle aujourd'hui de "Crasse-Tignasse", c'est parce qu'est arrivée à Bruxelles, au Wolf, l'exposition qu'avait montée Dominique Petre, chargée de mission culturelle de l'IFRA/Institut français Frankfurt, pour le musée Strewwelpeter de Francfort en 2017, l'année où la France était l'invitée d'honneur de la Buchmesse. "Struwwelpeter recoiffé" propose quatorze interprétations du personnage du Dr Hoffmann. Quatorze interprétations contemporaines et francophones, dues à des créateurs jeunesse de France, de Belgique, de Suisse et du Canada. Chacun était libre de faire son Strewwelpeter ou d'illustrer une de ses histoires.


Kitty Crowther.

Claude K. Dubois.
L'expo au Wolf s'ouvre sur les œuvres des trois Belges: un portrait du héros par Kitty Crowther, une histoire de Pauline en vignettes par Claude K. Dubois, un tableau d'Anne Brouillard regorgeant de références au livre dans ses détails.


Anne Brouillard.

Chen.

Plus loin, derrière le comptoir on découvre la version méditative de Struwwelpeter par Chen et son nom en chinois et le Strewwelpeter recoiffé de Marc Boutavant (ce dernier lui avait déjà consacré sa lettre dans l'alphabet créé par Montreuil pour Francfort (lire ici).


Marc Boutavant.


Emmanuelle Houdart.
Dans la pièce suivante, place aux Suisses Emmanuelle Houdart et Albertine avec la "Robe de Pauline" pour la première et un Strewwelpeter peu chevelu au milieu de ses personnages pour la seconde. Viennent ensuite les Français Blexbolex, au style si reconnaissable, Edouard Manceau avec un "Eddy qui dit non", à la manière de Hoffmann dans le couloir menant à la pièce où figurent Anaïs Vaugelade et son histoire à la manière de Strewwelpeter et dont la conclusion est "Oui les maigres aiment aussi le poulet", des photos d'une sculpture de Christian Voltz faite pour l'expo mais trop fragile pour être transportée et de deux œuvres antérieures sur le même thème, une extraordinaire carte 3D en papier découpé d'Anouck Boisrobert et Louis Rigaud, sans oublier les chats de la Canadienne Marianne Dubuc qui pleurent Pauline et ses souliers rouges.

En bonus, deux tableaux représentant Noël chez Heinrich Hoffmann lorsqu'il créa son célèbre livre d'images pour son fils et une planche reprenant les caricatures de personnages français par trois illustrateurs allemands. Autant de créations très intéressantes, pas toujours bien mises en valeur à cause de la configuration exiguë du lieu d'accueil.

Anouck Boisrobert et Louis Rigaud.

Bien sûr, Strewwelpeter a déjà inspiré beaucoup d'artistes, de Benjamin Rabier à Benoît Jacques, en passant par Claude Lapointe. Il a été copié, décliné, caricaturé, parodié, utilisé à l'endroit et à l'envers au fil des décennies, en 2D et en 3D. En témoignent agréablement les vitrines conçues grâce au Théâtre du Tilleul qui lui avait consacré en 1995 à Bruxelles un colloque et repris son spectacle en théâtre d'ombres créé en 1983.

"Un enfant terrible", Paul Gavarni.
Et il est amusant de penser que "Struwwelpeter recoiffé" ramène en quelque sorte le héros à son pays d'origine. En effet, il semble bien que Heinrich Hoffmann ait été influencé par une caricature de Paul Gavarni, "Un enfant terrible", vue dans la revue "Le Charivari" lors de son séjour à Paris. L'exposition créée en Allemagne avec des illustrateurs francophones boucle alors en quelque sorte la boucle.


Pratique
"Struwwelpeter recoiffé"
Le Wolf
Rue de la Violette 20 à 1000 Bruxelles
Jusqu'au 30 juillet, de mercredi au dimanche de 10 à 18 heures.
Entrée libre.






lundi 3 juin 2019

Plonger dans les rêves dessinés d'Hugo Pratt et Corto Maltese

Corto Maltese - New Ireland - J'avais un rendez-vous
Aquarelle de 1994. (c) Cong SA - SuisseAjouter une légende


"Je raconte toujours la vérité comme s'il s'agissait d’un faux."

Hugo Pratt

Corto Maltese est ce marin aventurier créé par Hugo Pratt (1927-1995) en 1967, devenu indissociable de l'œuvre du maître italien. Se rappelle-t-on encore que dans le premier épisode qui le met en scène, "La Ballade de la mer salée" (en français chez Casterman en 1975), il n'est encore que l'un des protagonistes de cette longue histoire? La série qui porte son nom sera traduite en diverses langues dans les années 1970-80 et remporte un succès international.

"La ballade de la mer salée"
Encre de Chine, 1967. (c) Cong S.A. – Suisse.

Seront publiées vingt-neuf de ses aventures, vénitiennes, celtes, sud-américaines, africaines ou orientales, dont le cadre interne s'échelonne de 1904 à 1925. De quoi révéler les multiples facettes de la personnalité de Corto Maltese, aventurier mystérieux, romantique et anarchiste, libertaire et séducteur, lucide et ironique.

"Les années Corto", agenda 1991
Aquarelle, 1990. (c) Cong SA – Suisse.

Curieusement, si l'œuvre de Pratt a été déjà scrutée de mille parts, jamais jusqu'à présent une exposition à lui consacrée n'avait porté sur le thème du rêve, pourtant omniprésent dans son travail. Si l'on réfléchit un peu, on constate que le songe est chez lui un véritable procédé narratif. On peut voir souvent ses personnages s'endormir, tomber littéralement dans le rêve et se retrouver alors dans une impressionnante méta-réalité. Ce vide est désormais comblé grâce à la Fondation Folon qui propose la très belle exposition temporaire "Hugo Pratt, les chemins du rêve".  On se souviendra que Jean-Michel Folon et Hugo Pratt étaient très amis.

Morgana, "Les femmes de Corto Maltese"
Aquarelle, 1994. (c) Cong SA – Suisse.

Aux cimaises, une superbe sélection sensible d'une soixantaine d'aquarelles et de planches originales à l'encre de Chine, rassemblées en trois thèmes, "Nature", "Temps" et "Personnages". Chaque fois, la scénographie prolonge le thème exploré par des jeux d'ombres, de lumières, de miroirs ou de labyrinthe. Aux murs, des poèmes de Kipling ou de Rimbaud, de brefs extraits d'interviews d'Hugo Pratt. Un bonheur que de s'y promener, d'un mur à l'autre, d'un continent à l'autre, d'une aquarelle à une encre de Chine, de se laisser imprégner par ces ambiances de rêve et de poésie magnifiquement rendues.

Corto Maltese, "Les Celtiques", couverture
Aquarelle, 1979. (c) Cong SA – Suisse.

Le commissariat de l'exposition a été confié à deux femmes, deux spécialistes de l'œuvre de Pratt, Patrizia Zanotti et Cristina Taverna.

Née en Argentine, Patrizia Zanotti n'a que 17 ans lorsqu'elle commence à travailler avec Hugo Pratt. On est en 1979. Si elle débute par la mise en couleur de ses bandes dessinées, elle s'occupera ensuite des rapports avec les éditeurs, du graphisme et de l'impression des livres. Elle devient curatrice de toutes les expositions dédiées à Pratt et à Corto Maltese. En 1994, avec le soutien d'Hugo Pratt, elle fonde la Lizard Edizioni. Depuis 1995, elle dirige la société Cong, qui promeut l'œuvre et gère les droits d'Hugo Pratt.
Cristina Taverna naît à Alexandrie et décide, à 15 ans, de partir à Milan. Elle étudie les Lettres française à l'université Bocconi, puis à la Sorbonne. En 1981, elle ouvre la galerie Nuages à Milan, spécialisée dans l'illustration et la bande-dessinée. Elle y expose notamment Jean-Michel Folon et Hugo Pratt, auquel elle consacre un livre en 2012. En 1989, Nuages devient aussi une maison d'édition, avec laquelle Folon collabore à plusieurs reprises. En 1987, avec l'exposition consacrée aux affiches de Folon au musée de Vicence, Cristina Taverna débute une activité de commissaire de grandes expositions.
Au fil de la visite, elles ont commenté ce parcours.

"Le rêve est présent dans toutes les œuvres de Pratt.
On en trouve des références partout.
Il révèle sa fantaisie au contact du monde."


"Hugo Pratt a vécu dans un environnement multiculturel à Venise.
Il avait envie de connaître toutes les cultures."

"Dans "Corto Maltese", tout paraît normal.
Nous avons voulu montrer tout cela dans l'exposition."


"Hugo Pratt vivait au milieu de 17.000 livres."


Sobre et efficace, la scénographie de l'exposition a été créée par l'architecte et scénographe Antigone Aristidou, secondée de Julie de Almeida. Beaucoup de voiles blancs pendant du plafond et incitant à la rêverie.


Le catalogue "Hugo Pratt, les chemins du rêve" (Gallimard-Cong, 120 pages) propose les aquarelles et les planches de l'exposition et aussi d'autres illustrations issues de l'œuvre prolifique du maître, ainsi que des analyses du journaliste Francesco Boille et du philosophe des sciences Giulio Giorello. Il sera disponible à la Fondation Folon en prévente exclusive jusqu'en septembre 2019.







Pratique
L'exposition "Hugo Pratt, les chemins du rêve" se tient jusqu'au 24 novembre à la Fondation Folon (drève de la Ramée, 6A I B-1310 La Hulpe, info et réservations +32 (0)2 653 34 56  info@fondationfolon.be www.fondationfolon.be),  du mardi au vendredi  de 9 à 17 heures, le weekend  de 10 à 18 heures.
Le catalogue de l'exposition (Gallimard-Cong) est en vente exclusivement à la Fondation Folon durant l'exposition.