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vendredi 31 janvier 2020

Les Roms de Jean Marc Turine lundi soir à la Maison Autrique

Jean Marc Turine.

En mars sortira un recueil de quatre récits de Jean Marc Turine, énigmatiquement intitulé "Vivre (si vous sauriez comme j'avions)" (Esperluète, 136 pages), quatre enfances ou jeunesses fracassées indépendantes dont on suivra la reconstruction et le cheminement à travers le temps.

Pour patienter et retrouver la voix, le ton de l'écrivain, pourquoi ne pas participer à la soirée Portées-Portraits du lundi 3 février dont il est l'invité pour son roman "La Théo des fleuves" (Esperluète, collection "En toutes lettres", 224 pages, 2017) qui a remporté le prestigieux Prix des Cinq continents de la Francophone 2018 (lire ici).

Ce sera à la Maison Autrique, dès 19 heures. Le thème du roman étant l'odyssée à travers le XXe siècle de Théodora, enfant du fleuve, née Rom, la soirée est réalisée en partenariat avec Amnesty International. La mise en voix sera assurée par Geneviève Damas, la lecture et le chant par Laetitia Reva, accompagnée à l'accordéon par Didier Laloy.

Dans "La Théo des fleuves", Jean Marc Turine raconte les souvenirs de la vieille Théodora, enfant du fleuve, née Rom. Un roman qu'il a mis vingt ans à l'écrire. "C'est un hommage aux Tziganes et aux Roms", en dit-il, "un hommage et un cri d'amour à ces personnes que j'adore. Mon roman traverse tout le XXe siècle et notamment le génocide durant la Deuxième Guerre mondiale. Un génocide qui n'est toujours pas reconnu aujourd'hui, alors que ses proportions sont identiques à celle du massacre des Juifs. En 1987, alors que je faisais un film sur les rescapés des camps nazis, ce sont eux qui m'ont parlé de la situation des Tziganes dans ces camps. Ils sont un peuple sans littérature mais non sans oralité, un peuple sans frontière et pas nomade comme on aime le dire. Je dénonce aussi dans mon livre les conditions de vie des Roms qu'on voit dans nos rues."

La lecture est prévue à à 20h15 mais une rencontre avec Jean Marc Turine est prévue de 19 à 20 heures. Après la lecture, un verre est offert, l'occasion de passer un moment convivial avec l’auteur et les artistes de la soirée.

Pratique
Ce lundi 3 février
A la Maison Autrique, chaussée de Haecht, 266 à 1030 Bruxelles
Durée de la lecture-spectacle: 1 heure
Prix des places: 8 €
Renseignements et réservation conseillée: albertineasbl@gmail.com



jeudi 30 janvier 2020

Lettre d'Asli Erdoğan suite à l'acharnement dont elle est victime de la part de la justice turque

Asli Erdoğan. (c) Cyrille Chouplas.

EDITLe tribunal d'Istanbul a acquitté le 14 février la romancière turque Asli Erdogan des accusations de "tentative de porter atteinte à l'intégrité de l'État" et d'"appartenance à un groupe terroriste", et ordonné l'abandon des poursuites pour "propagande terroriste".


Il y a quelques semaines, l'écrivaine et journaliste turque Asli Erdoğan était informée que la prochaine audition de son procès était avancée au 14 février. Le jour de la Saint-Valentin ici. Surtout, une date très proche afin que la solidarité soit difficile à organiser.

L'accusation porte cette fois sur la publication de quatre articles considérés comme des textes de propagande. Ces textes figurent dans le recueil "Le Silence même n'est plus à toi" (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 2017, 172 pages, lire ici). La peine demandée est de neuf ans de prison.

Asli Erdoğan vit actuellement en Allemagne où elle est en résidence d'écriture. Son état de santé n'est pas bon. Elle a récemment subi deux interventions chirurgicales. Elle est très fragilisée par ses soucis médicaux et par les attaques à répétition du gouvernement turc: une campagne de presse et de tweets a été lancée contre elle en octobre.

Vraisemblablement, une "claque" a été déléguée il y a quelques jours pour siffler un spectacle inspiré de son livre "Le Mandarin miraculeux", donné à Genève. Et le changement de procureur dans l'instruction de son procès constitue pour elle un nouveau motif d'inquiétude.

Ce renversement de situation confirme l'acharnement dont elle fait l'objet. Faisant semblant de l'oublier, la justice turque revient régulièrement à la charge et prouve par là son obsession à poursuivre les intellectuels turcs (journalistes, écrivains, militants des droits humains) ayant fait preuve de solidarité envers les Kurdes.

Asli Erdoğan (dont le patronyme, courant en Turquie, n'a pas de lien avec celui du président du pays) est écrivaine et journaliste. Elle a été arrêtée et incarcérée en août 2016, au motif de sa collaboration avec au journal "Özgür Günden", quotidien soutenant notamment les revendications kurdes. Elle a été remise en liberté, après quatre mois de détention, mais sous contrôle judiciaire et sans autorisation de quitter la Turquie. En septembre 2017, son passeport lui a été restitué et elle a pu se réfugier en Allemagne où elle vit depuis lors, son procès étant toujours en cours.

Le 1er avril, Actes Sud publiera le nouveau roman d'Asli Erdoğan, "Requiem pour une ville perdue" (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes,  140 pages), un roman-poème en douze chapitres qui évoque plusieurs périodes de la vie de l'auteure. Un livre requiem où l'on trouve la quintessence de l'œuvre d'Aslı Erdoğan, qui transmue le réel, impose au lecteur le sentiment qu'il n'est plus que vibration face à un pays, une ville, face à l'exil. Ce roman fragmentaire donne à voir Istanbul et plus particulièrement Galata, ce quartier tant aimé, la nature animale, végétale, et l'obscurité qui les recouvre sans encore les détruire, le combat, la prison, toutes les heures et aucune.

D'Allemagne, Asli Erdogan adresse cette lettre datée du 28 janvier 2020 et traduite par Cécile Oumhani, membre du PEN français et du Parlement des Écrivaines Francophones.

"Chers amis, chers collègues,

Comme vous vous en souvenez peut-être, j'ai été arrêtée le 16 août 2016, au prétexte que j'étais membre du symbolique comité consultatif de "Özgür Gündem", un journal pro-Kurde, tout à fait légal, en même temps que les deux rédacteurs en chef. Bien que nous ayons été six à faire partie du comité consultatif, seule Necmiye Alpay, linguiste et critique littéraire, a été arrêtée deux semaines après moi. Les chefs d'accusation qui pesaient contre moi étaient "atteinte à l'unité de l'Etat" (réclusion à perpétuité aggravée) et "propagande et appartenance à une organisation terroriste" (jusqu'à quinze ans d'emprisonnement). Au bout de quatre mois et demi, j'ai été libérée mais l'affaire se poursuivait.
On l'a laissée traîner pendant trois ans, le procureur reportant continuellement le procès. Le mois dernier, un nouveau procureur a soudain pris une décision. Il a demandé que les rédacteurs en chef, ainsi qu'Eren Keskin, Président de l'Association des Droits Humains et ancien rédacteur en chef soient jugés pour avoir été membres du PKK (jusqu'à 15 ans d'emprisonnement). Il a aussi demandé une peine de prison de 2 à 9 ans pour moi, pour quatre articles que j'ai écrits, disant qu'il s'agissait de propagande.
Le plus absurde est que ces articles ont été publiés en 2016 et qu'ils n'ont alors suscité ni procès ni même une enquête. En fait aucun de mes articles dans toute ma carrière n'a jamais entraîné de procès. L'un d'eux est un monologue intérieur, un texte en prose intitulé, "Journal du fascisme" (lire ci-dessous). Il n'y a presque rien de politique dans ce texte, il est tout à fait abstrait et ne fait référence ni à un lieu ni à une époque. Il s'agit d'une description littéraire de la destruction intérieure d'un individu sous un régime autoritaire ainsi que du lourd poids qu'implique le fait d'être témoin. En fait cet article a été inclus dans "Le silence même n'est plus à toi" et a été publié par plusieurs éditeurs dont Actes Sud, Penguin Knaus, Gyldendal, Ramus et Potamos notamment. Le livre a été récompensé par plusieurs prix littéraires.
Maintenant les éditeurs de plus de douze maisons d'édition, ainsi que plusieurs membres appartenant à des jurys littéraires sont indirectement tenus responsables de propagande terroriste. Le procureur affirme que j'ai fait des commentaires sur des "civils assassinés", alors qu'aucun "civil" n'a jamais été assassiné et que donc j'essaie de représenter les membres du PKK assassinés comme des "civils", en conséquence de quoi je fais de la propagande, etc. Je suis certaine que ces éditeurs ne savent même pas pour quelle organisation ils sont censés avoir fait de la propagande!
Mais l'attaque contre mon œuvre littéraire ne s'arrête pas là. L'un des articles qui figure dans mon dossier s'intitule "Le plus cruel des mois: avril", en référence à T.S. Eliot. Il décrit la mort d'un chien errant dans une ville entièrement en ruines. Étrangement, aucun des articles où je décris comment des civils ont été effectivement massacrés ne figure dans le dossier.
Le procès est pour très bientôt, avant qu'aucune vraie solidarité ou réaction forte n'ait le temps de s'organiser: le 14 février, jour de la Saint-Valentin.
J'en appelle instamment à vous pour que vous protestiez contre ce qui attaque très gravement la liberté d'opinion, d'expression et bien plus… La Turquie a lancé une guerre totale contre les Droits Humains, la littérature et pire encore, la CONSCIENCE, par son insistance à me poursuivre.
Mes salutations,"
 Asli Erdoğan

"Journal du fascisme", in "Le Silence même n'est plus à toi" (Actes Sud, 2017)







mardi 28 janvier 2020

Lina Ben Mhenni, les droits humains et la liberté d'expression avant tout, avant elle

EDIT: La Délégation de l'Union européenne en Tunisie a lancé le 22 mai 2020, jour de la naissance de Lina,  le "Prix Lina Ben Mhenni pour la liberté d’expression". Ce prix récompensera les meilleurs articles défendant les principes et valeurs de la démocratie, des libertés et des droits partagés entre la Tunisie et l’UE. Infos et règlement ici.


A la manif des femmes à Tunis le 13 août 2013, Lina et Sadok Ben Mhenni,
fille et père, père et fille.

"I am the daughter of Dido , Kahina, Aziza Othmana, Saida Manoubia and my mom who gave birth twice and I won't kneel down."

Ainsi Lina Ben Mhenni signait-elle tous ses mails. Lina, chère Lina, ma chère Lina, qui s'est éteinte ce matin du 27 janvier 2020. On la savait malade, maladie auto-immune et insuffisance rénale, et on savait que le rein de sa maman greffé donnait des signes de rejet à répétition. Mais quand même, à trente-six ans!

Lina Ben Mhenni entre ses parents, ses piliers.

Lina Ben Mhenni était née le 22 mai 1983 à Tunis. Cyberdissidente du temps de la dictature du président Ben Ali, cyberactiviste lors de la révolution tunisienne entamée fin 2010 par l'immolation d'un vendeur ambulant à Sidi Bouzid, elle a accompagné et soutenu la lutte pour la démocratie. Son pays, elle l'aimait plus que tout. Elle était la fille de Sadok Ben Mhenni, activiste de la génération précédente, qui fut emprisonné et torturé du temps de la présidence de Bourguiba, et d'Emna Ben Ghorbal, tout aussi démocrate. Sa maman lui avait donné un de ses reins en 2007 et lui avait alors sauvé la vie.

Haute comme trois pommes et protégée.
Lina était la voix de la révolution tunisienne même si elle ne parlait qu'en son nom propre, prenant des positions qui étonnaient parfois ses supporters. Libre, droite, elle avançait, indifférente aux menaces de mort et aux intimidations diverses. Haute comme trois pommes, elle avait une énergie et une volonté inversement proportionnelles à sa taille. C'était une perle, c'était une lionne. En rue, elle était protégée par ses proches, son père, son héros, celui qui l'accompagnait et la soutenait partout, physiquement et moralement, et par des gars à l'imposante stature. Parfois aussi par l'état en cas de menaces plus graves.

En parallèle à son travail officiel, assistante d'anglais à l'université de Tunis, Lina a sillonné la Tunisie dès le début de la révolution, enfilant les kilomètres sans compter. Elle a été voir, a filmé, témoigné. Elle a défendu ceux qui devaient l'être, d'autres blogueurs notamment, et relayé sur son blog, Tunisian girl (ici), ses espoirs et ses combats. Lancé en 2007 comme journal intime, son blog est devenu un site militant dès 2008. C'est elle qui a informé les Tunisiens et le reste du monde de ce qui se passait dans ce petit pays dont la presse était aux ordres du pouvoir. Elle y postait encore une note de réflexion sur le gouvernement dimanche. Au cours de ces quasi dix années, elle a aussi répondu présente à d'innombrables sollicitations de par le monde. "I'm packing again", écrivait-elle alors sur Facebook où on pouvait facilement la suivre.

En plus de ses causes politiques et de la défense absolue de tous les droits humains, Lina a aussi créé des bibliothèques de livres qu'elle distribuait dans les prisons (plus de 40.000) et une chaîne de solidarité pour les médicaments en pénurie en Tunisie.

Elle aimait les chats persans, les chiens, les levers de soleil chez elle à  Ezzahra, ville côtière dans la banlieue sud de Tunis, et à Djerba, son second lieu de vie. Elle aimait la vie, discuter, boire un verre ou deux, la vie. Lina aimait par dessus tout sa mère et son père. Elle appréciait les contacts et les rencontres. Celle de Stéphane Hessel l'avait marquée pour toujours et le décès de ce dernier, le 27 février 2013, lui a causé un chagrin immense.

Si Lina Ben Mhenni a publié "Tunisian Girl, blogueuse pour un printemps arabe" (Indigène Editions, 32 pages, juin 2011, indisponible en format papier) dans la même collection "Ceux qui marchent contre le vent" que l'indispensable "Indignez-vous!" de Stéphane Hessel, sorti le 20 octobre 2010, c'est suite à leur rencontre.


Voici ce que j'en écrivais en juin 2011.
"On se demande parfois à quel moment Stéphane Hessel, auteur du célébrissime opuscule "Indignez-vous!" (Indigène éditions), n'est pas dans une voiture, un train ou un avion. L'ancien diplomate français est partout pour répondre aux questions que son petit livre paru en octobre suscite, pour clamer son indignation face à des situations intolérables ou soutenir des causes qui lui sont chères. Du haut de ses 93 ans, il a évidemment couru à Tunis en ce début d'année. Il y était en mars, moins de deux mois après le départ de Ben Ali.
Il y a rencontré notamment Lina Ben Mhenni, la célèbre blogueuse tunisienne. Et le résultat est là: un petit livre de Lina Ben Mhenni, "Tunisian girl", où elle raconte comment elle a été une "blogueuse pour un printemps arabe", qui sort dans la même collection qu'"Indignez-vous!" Il a été présenté en avant-première au Festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo mais sera en librairie dès ce 16 juin. Lina Ben Mhenni était invitée à Saint-Malo. "J'avais depuis longtemps envie d'écrire un livre. Le virtuel n'aboutit à rien. Le terrain tout seul n'aboutit à rien. L'un est complémentaire de l'autre."
Dans ce bref ouvrage, vif et documenté, la blogueuse raconte la révolution qui s'est mise en marche en Tunisie avec l'immolation de Mohammed Bouazizi en décembre2010 et a triomphé le 14 janvier 2011 avec le départ du dictateur Ben Ali. Mais elle la replace dans le fil de l'histoire de son pays, et revient notamment sur la manifestation du 22 mai 2010, immense, contre la censure. Elle explique comment internet, Facebook, Skype, les blogs, etc., ont contribué à informer les gens et ainsi à les mobiliser.
Elle-même vient pourtant de démissionner d'une commission sur les médias parce qu'elle estimait y perdre sa liberté d'expression qu'elle veut absolue: "Je préfère être libre et observer les choses de l'extérieur." Une distance qui ne l'empêche pas d'agir comme elle le raconte, venant souvent sur le terrain pour photographier, enregistrer, noter et communiquer ensuite.
Dans son livre, elle explique pourquoi elle ne veut entrer dans aucun parti et rappelle les manifestations, les intimidations, les menaces, les espoirs fous et les doutes qu'elle et ses amis ont vécus: "Quelqu'un qui a retourné sa veste une fois, peut très bien la retourner une seconde." Ses priorités sont les droits de l'homme, la liberté, dont celle d'expression, la justice et la laïcité. Son livre rappelle intelligemment des faits tout juste passés et veut croire en un avenir meilleur."
Neuf ans plus tard, "Tunisian Girl" vaut toujours pour l'éclairage que ce récit a donné d'une révolution en cours et d'une recherche de la démocratie régulièrement embourbée à cause de divers tourments.




samedi 25 janvier 2020

Cuisine et kung-fu pour le Nouvel an chinois

Crevettes roses, palourdes, calmars dans un bouillon ail, gingembre, cive:
en Chine, manger est un art (c) HongFei


Avec un nom qui signifie "grand oiseau en vol" en chinois et un logo inspiré du dessin à l'origine du caractère chinois "oiseau", les éditions HongFei Cultures donnent résolument le ton. Elles ont été fondées en 2007 par Loïc Jacob et Chun-Liang yeh (lire ici). Leur ligne éditoriale? Valoriser l'altérité et l'interculturalité en lien avec le monde chinois, sans que la Chine ne se réduise à un objet exotique. HongFei publie donc des textes d'auteurs chinois classiques ou contemporains, illustrés en France ou en Chine. Mais aussi des livres sans lien avec la Chine, ayant trait au voyage, à l'intérêt pour l'inconnu et la relation à autrui. Des créations la plupart du temps.

Coronavirus ou pas, le Nouvel an chinois est l'occasion de présenter deux nouveautés, deux créations françaises aux thèmes représentatifs du pays en fête, la nourriture, cet art éternel, et le mystérieux art martial du kung-fu.

On mange!


"Chifan! Manger en Chine" est un très joli album de Nicolas Jolivot, tout en hauteur, à couverture toilée (HongFei, 124 pages), "chifan!" signifiant "on mange!" en chinois. Un carnet de voyage plus que gourmand que l'auteur a réalisé à partir de ses dessins croquant une farandole de repas croisés au long de ses onze voyages en Chine entre 2007 et 2019. Fort agréablement assaisonné d'humour, de souvenirs et d'observations. Sortez vos baguettes - ou vos doigts. On y mange à toutes les pages et c'est rudement tentant. Rudement instructif aussi de découvrir la façon dont l'acte de se nourrir et de se réhydrater est célébré et respecté en Chine.

Dans tous les coins de Chine mais pas partout de la même façon. Une carte finale pointe tous les endroits visités par l'auteur-illustrateur-voyageur, principalement dans le sud néanmoins, mais pas à Wuhan. Pour le reste, les spécialités rencontrées sont regroupées en un menu de six services: manger dans la rue, au restaurant, les serveuses, en tête à tête avec son bol, à deux et à plusieurs. Les ravissants dessins, simples mais expressifs apparaissent sur des pages au fond blanc ou sable, la couleur rouge étant réservée aux têtes de chapitre. Chaque page est l'occasion d'une saynète présentant un plat par le texte et par l'image. Essentiellement des plats salés mais on peut aussi se régaler de fruits découpés et servis parfois en brochettes.

La brochette, un art à part entière, comme le bouillon ou les nouilles. Ou encore les beignets et les pâtes fourrées. Tout cela étant préparé à la vitesse de l'éclair ou mijotant gentiment en attendant le client. Nicolas Jolivot a choisi une manière aussi intéressante que pertinente de nous présenter la population chinoise tant les repas y ont d'importance. Bref, lecture faite et approuvée, comment dit-on "miam" ou "slurp" en chinois, ou plus poliment "gourmandise"? Exquisement composé, "Chifan! Manger en Chine" est à mettre entre les mains de tous les amateurs de bons plats.

Un poisson vivant préparé en cinq minutes (c) HongFei


On se défend!


Autre tradition chinoise, l'art du kung-fu. Loin des clichés véhiculés par les films et les séries télévisées, cet art martial consiste à retourner la force d'un adversaire contre lui lors d'une attaque  afin de se défendre, et cela en gestes coordonnés. Dans l'album "Shaolin, pays de kung-fu" (HongFei, 44 pages), Pierre Cornuel rappelle une histoire ancienne. Dans la Chine d'hier, une bande de brigands attaquait régulièrement le village où vivent la petite Mengmeng et sa tante Lina. L'échoppe de marché de cette dernière est régulièrement pillée comme celles des autres villageois.

Le marché. (c) HongFei.

Dans sa fuite lors d'un nouvel assaut, Mengmeng se blesse. La narratrice nous conte comment, grâce au singe Chichi, elle a été recueillie au monastère de Shaolin où s'enseigne depuis longtemps le kung-fu. Déboussolée au début, elle rencontre Kun-Yi, un jeune en apprentissage auprès de Maître Jong, qui deviendra son ami. La bienveillance générale aidera Mengmeng à s'en sortir et à suivre, elle aussi, le très difficile apprentissage du kung-fu, autant dans sa philosophie que dans sa pratique.

Pierre Cornuel nous fait entrer magnifiquement dans l'univers de cet art martial qu'il explique autant par ses mots que par ses très beaux dessins d'inspiration asiatique, réalisés avec les outils des artistes chinois.

Le jour où la petite fille est complètement guérie, il est temps pour Mengmeng de retourner dans son village qu'elle n'a pas oublié. Sa tante et ses voisins ne l'ont pas oubliée non plus. Les retrouvailles sont joyeuses et se prolongent par l'enseignement du kung-fu à tous là-bas. Les pillards ne sont revenus qu'une fois ensuite. Ils ont été battus et mis en fuite par des villageois sûrs d'eux et maîtres de leurs corps. "Shaolin" est un album qui se contemple avec plaisir pour la beauté de ses illustrations raffinées, judicieusement cadrées, et se lit avec intérêt tant se mêlent aisément les aspects narratifs et documentaires.

Mengmeng observe les jeunes élèves. (c) HongFei.







jeudi 23 janvier 2020

Aucun Belge parmi les illustrateurs sélectionnés pour l’exposition 2020 de la Foire de Bologne

Le jury 2020: Valérie Cussaguet, Enrico Fornaroli, Machiko Wakatsuki,
Lorenzo Mattotti, Cathy Olmedillas.

Après trois jours de rude travail, le jury de l'exposition des illustrateurs de la Foire du livre de Bologne 2020 a rendu son verdict. Il a choisi le travail de 76 illustrateurs provenant de 24 pays sur les 2.574 travaux émanant de 66 pays qui lui avaient été proposés.

Le jury 2020 est composé de Valérie Cussaguet (éditrice, Les fourmis rouges, France), Enrico Fornaroli (Academie des Beaux-Arts de Bologne, Italie), Lorenzo Mattotti (artiste, Italie), Cathy Olmedillas (éditrice, Anorak Magazine, Grande-Bretagne) et Machiko Wakatsuki (éditrice, Bronze Publishing, Japon).

L'exposition des illustrateurs se tiendra durant la 57e Foire du livre pour enfants de Bologne, du 30 mars au 2 avril. Elle ira ensuite dans divers pays dont le Japon, la Corée et la Chine.

Les 76 illustrateurs retenus

Beaucoup de Coréens (15) et d'Italiens (14), pas mal de Chinois (6), de Taïwanais (6), également 4 Japonais, 4 Français, 4 Espagnols, 3 Allemands, 2 Polonais, 2 Britanniques, 2 Argentins, 2 Russes et un représentant unique des Etats-Unis, du Chili, du Pérou, du Portugal, de Pologne, de Lituanie, des Pays-Bas, d'Uruguay, d'Iran, de Finlande, de République tchèque, de Suisse.

Qui connaît-on? Katrin Stangl surtout (elle est traduite chez Albin Michel Jeunesse), Francesca Sanna,  Kate Winter, Nicolas Liguori.

Aucun Belge retenu sur les onze dossiers déposés. Pour info, les Japonais an avaient déposé 497, les Italiens 495, les Taïwanais 195,  les Français 170, les Espagnols 128, les Coréens 109, les Britanniques 107, les Allemands 100, les Argentins 74, les Russes 59, les Chinois 54, les Hollandais 34, les Polonais 31.

  1. Federica Aglietti, Italie
  2. Laurie Agusti, France
  3. Somin Ahn, Corée
  4. Alessio Alcini, Italie
  5. Cynthia Alonso, Argentine
  6. Andrea Antinori, Italie
  7. Michael Bardeggia, Italie
  8. Matteo Berton, Italie
  9. André Bittencourt Ducci, Italie
  10. Joaquin Camp, Argentine
  11. Elisa Cavaliere, Italie
  12. Hsiao-Chi Chang, Taïwan
  13. Chiao-Yu Chen, Taïwan 
  14. Dani Choi,  Corée
  15. Xingru Dong, Chine
  16. Philip Giordano, Italie
  17. Francesco Giustozzi, Italie
  18. Yan He, Chine
  19. Gosia Herba, Pologne
  20. Kike Ibáñez, Espagne
  21. Lina Itagaki, Lituanie
  22. Bora Jin, , Corée
  23. Yoon Kangmi, Corée
  24. Kawon Kim, Corée
  25. Mihwa Kim, Corée
  26. Yukyung Kim, Corée
  27. Anne Roos Kleiss, Pays-Bas
  28. Koichi Konatsu, Japon
  29. Meng-Hsuan Kuan, Taïwan
  30. Gosia Kulik, Pologne
  31. Kin Choi Lam, Chine
  32. Moonyo Lee, Corée
  33. Jieun Lee, Corée
  34. Jinhee Lee, Corée
  35. Jinhwa Lee, Corée
  36. Nicolas Liguori, France
  37. Chien-Yu Lin, Taïwan (Taipei)
  38. Marta Lonardi,  Italie
  39. Jean Mallard, France
  40. Phoolan Matzak, Allemagne
  41. Isabella Mazzanti, Italie
  42. Naida Mazzenga, Italie
  43. Pinja Meretoja, Finlande
  44. Myung-Ye Moon, Corée
  45. Joan Negrescolor, Espagne
  46. Se Na Oh, Corée
  47. Inês Oliveira, Portugal
  48. Tomás Olivos, Chili
  49. Berta Paramo, Espagne
  50. Giulia  Parodi, Italie
  51. Ambre Renault-Faivre d'Arcier, France
  52. Elena Repetur, Russie
  53. André Rösler, Allemagne
  54. Francesca Sanna, Italie
  55. Akiko Sato, Japon
  56. Eduardo Sganga, Uruguay
  57. Amir Shabanipour, Iran
  58. Ami Shin, Corée
  59. Hyejin Shin, Corée
  60. Kori Song, Chine
  61. Junli Song, Etats-Unis
  62. Jan Šrámek
  63.  & Veronika Vlková, République tchèque
  64. Katrin Stangl, Allemagne
  65. Sara Stefanini, Suisse
  66. Rachel Stubbs, Grande-Bretagne
  67. Lu Wen Ting, Taïwan
  68. Ninuki suji, Japon
  69. Juan Cristóbal Vera Gil, Espagne
  70. Katerina Voronina, Russie
  71. Issa Watanabe, Perou
  72. Kate Winter, Grande-Bretagne
  73. Peng Wu, Chine
  74. Wanxin Wu, Chine
  75. Mamoru Yamamoto, Japon
  76. Hsin Wen Yeh, Taïwan





mercredi 22 janvier 2020

Oiseau de bon augure

Florent Oiseau. (c) Olivier Marty-Allary Editions.


A Bruxelles, tapez les mots "Les magnolias" sur Google et vous obtenez successivement


  • un centre de développement personnel à Bruxelles
  • une maison de repos à Bruxelles
  • un prégardiennat à Bruxelles
  • un hôtel en Bulgarie
  • un autre en France
  • une pépinière en France
  • une maison de repos en Brabant wallon
  • un gîte en Somme
  • divers conseils de culture
  • une chanson bien connue
  • un restaurant à Paris
  • et... et... et... une pension pour chevaux et poneys à Halluin

OUF, il y a donc moyen de boucler avec Google la boucle du troisième roman de Florent Oiseau, vingt-neuf ans, fan de foot argentin et collectionneur de petits boulots, intitulé donc... "Les Magnolias" (Allary Editions, 220 pages). L'histoire très plaisante d'un petit-fils rendant régulièrement visite à sa grand-mère à la résidence des Magnolias quand celle-ci lui demande de l'aider à en finir. Gloups, fait Alain qui se lance dans une savoureuse enquête sur les secrets de l'aïeule. Un portrait en miroir de l'acteur quadragénaire dont le seul rôle a été celui d'un cadavre dans une série télé. Et des références régulières aux poneys.

Ce qui vaut surtout ici, ce n'est pas tellement l'intrigue, et surtout pas la manière dont je la résume, mais la manière dont Florent Oiseau nous balade dans son histoire de gentil loser. C'est qu'il a un brin de plume, le joli et sympathique quasi-trentenaire, une sacrée imagination, un solide sens de la narration et une fameuse réserve de notes qui le sauvent en cas de blocage. L'ensemble, bien construit, rend les personnages de ses "Magnolias" bien attachants et sa lecture très agréable.

On ira donc en Dordogne avec Alain, à bord d'une imparable Renault Fuego, on croisera son silencieux et poète oncle Michel, on rencontrera son "agent" Rico avec qui il se nourrit de sandwiches aux flageolets, sa Rosie qui le reçoit moyennant finances dans une caravane, l'ex de ses jeunes années, la directrice de la maison de repos et la jeune femme de l'accueil et bien sûr la grand-mère qui n'avait jamais rien dit à personne de sa vie de femme. Tout ce petit monde va et vient au fil d'épisodes bien orchestrés et discute de tout, donc de la vie, de la mort, de l'amour, des espoirs et des regrets. Quand il ne choisit pas des noms de poneys.

Florent Oiseau était de passage à Bruxelles l'autre jour, l'occasion de lui poser quelques questions.

Trois romans publiés à 29 ans, c'est fou! "Les Magnolias" en  2020, "Paris-Venise" en 2018 et "Je vais m'y mettre" en 2016.
Disons que j'ai eu la chance de trouver un éditeur pour le premier. C'était inespéré. Je n'ai pas de cursus scolaire, juste l'expérience de petits boulots, pompiste, réceptionniste dans un hôtel, accompagnateur de train de nuit, surveillant d’école, crêpier, et de voyages. Mais je rêve d'écrire depuis que je suis ado. Et il est plus facile d'écrire d’autres livres quand on a un éditeur. Mais un livre tous les deux ans, je suis un dilettante. Je n'écris pas tous les jours. Par contre, j'écris dans ma tête avant d'écrire sur le clavier. En réalité, je pense roman tout le temps. Tout autour de moi est une scène potentielle pour mes histoires. Ecrire et penser, voilà ma vie. Mais pour vivre de sa plume, c'est une deuxième loterie. Il faut alors deux tickets de loto, un pour être publié, l'autre pour en vivre.

Pourquoi avoir choisi la Dordogne?
J'habite dans le 93, en Seine-Saint-Denis. J'ai passé quelques étés en Dordogne. Mes parents y ont déménagé. Nous étions avec mes deux frères et mon père dans le camion de déménagement et j'ai écrit un petit texte dans mon téléphone. Je l'ai relu et je l'ai bien aimé. Cela a été le début de ce roman. J'ai fréquenté une maison de retraite pendant trois ou quatre ans. Je ne voulais pas en dénoncer les conditions de vie mais montrer combien c'est un lieu incroyable à tous les égards. La maison de retraite a été mon point de départ et une partie du décor. Alain est le personnage principal. Un acteur qui n'a eu qu'un seul rôle, celui d'un cadavre dans une série télévisée à succès.

Comment s'est mise en place cette histoire?
Quand j'écris, je démarre sans savoir où je vais. Chaque page écrite en amène une autre qui n'est pas toujours prévue. Cela me rassure de ne pas me fier à un plan. Pour moi, écrire c'est comme construire un mur. Si ça bloque, je mets une fenêtre. Il n'y a pas de représentation physique des personnages, ils sont rigolos mais crédibles. J'aime le dialogue mais c'est un exercice compliqué à réussir. Il faut le faire le plus naturellement possible. 

Et vous êtes arrivé à l'idée d'une vie secrète de la grand-mère.
Au tout départ, je me suis demandé s'il ne fallait pas qu'Alain aide vraiment sa grand-mère à mourir. Mais cela n'allait-il pas être burlesque, peu crédible? J'ai viré vers le secret de l'aïeule et le petit-fils qui découvre ce qu'a été sa vie.

D'où viennent ces noms de poneys?
Je ne sais pas. Je prends souvent des notes sur mon téléphone. Quand je bloque dans l'écriture, je regarde mes notes pour voir comment rebondir. Là, je suis tombé sur celle des noms de poney. Cela m'a plu mais bon, cela ne devait pas devenir le ressort principal.







mardi 21 janvier 2020

Du beau monde en lice au prix Andersen 2020

Anne Brouillard.
Bart Moeyaert.













L'IBBY (International Board on Books for Young people) a dévoilé sa sélection finale pour les prix Hans Christian Andersen 2020, illustration (36 nominés) et roman (34 nominés). Du beau monde! On note avec plaisir le choix des Belges Anne Brouillard et Bart Moeyaert pour la Belgique. Ils seront en compétition avec d'autres noms qu'il est plaisant de retrouver à si bel endroit. François Roca, Nikolaus Heidelbach, Beatrice Alemagna, Eva Lindström,Helen Oxenbury, Allen Say pour les illustrateurs. Marie-Aude Murail, Mirjam Pressler, David Grossman, Toon Tellegen, Jacqueline Woodson pour les auteurs. Parmi eux, plusieurs lauréats du prix Astrid Lindgren. Et il y a évidemment aussi ceux dont, faute de traduction, on ne connaît pas l'œuvre.


Nominés pour le prix Andersen illustration

Argentine: Pablo Bernasconi
Arménie: Ruben Grigoryan
Australie: Ann James
Autriche: Linda Wolfsgruber
Belgique: Anne Brouillard
Brésil: Ciça Fittipaldi
Canada: Isabelle Arsenault
Chine: Zhu Chengliang
Croatie: Dubravka Kolanović
Chypre: Sandra Eleftheriou
Danemark: Lilian Brøgger
Estonie: Piret Raud
France: François Roca
Allemagne: Nikolaus Heidelbach
Grèce: illustrator Iris Samartzi
Hongrie: Mari Takács
Iran: Farshid Shafiei
Irlande: Marie-Louise Fitzpatrick
Italie:  Beatrice Alemagna
Japon: Seizo Tashima
Jordanie: Hassan Manasrah
Corée: Lee Uk Bae
Lettonie: Gita Treice
Lituanie: Kestutis Kasparavičius
Mexique: Mauricio Gómez Morin
Pays-Bas: Sylvia Weve
Pologne: Iwona Chmielewska
Russie: Victoria Fomina
Slovénie: Damijan Stepančič
Afrique du Sud: Niki Daly
Espagne: Elena Ordiozola
Suède: Eva Lindström
Suisse: Albertine
Ukraine: Vladyslav Yerko
Grande-Bretgane: Helen Oxenbury
Etats-Unis: Allen Say


Nominés pour le prix Andersen roman

Argentine: Maria Cristina Ramos
Arménie: Nouneh Sarkissian
Australie; Libby Gleeson
Autriche: Renate Welsh
Azerbaïdjan: Gasham Isabayli
Belgique: Bart Moeyaert
Brésil: Marina Colasanti;
Canada: Deborah Ellis
Chine: Huang Beijia
Chypre: Anna Kalogirou-Pavlou
Danemark: Louis Jensen
France: Marie-Aude Murail
Allemagne: Mirjam Pressler
Grèce: Maria Papayanni
Hongrie: Veronika Marék
Iran: Farhad Hassan-Zadeh
Irlande: Siobhán Parkinson
Israël: David Grossman
Italie: Roberto Piumini
Japon: Yoko Tomiyasu
Jordanie:  Taghreed A. Najjar
Corée: Lee Geumyi
Pays-Bas:  Toon Tellegen
Nouvelle-Zélende: Joy Cowley
Pologne: Marcin Szczygielski
Russie: Grigory Oster
Slovénie: Peter Svetina
Afrique du Sud;  Jaco Jacobs
Espagne: Jordi Sierra i Fabra
Suède: Annika Thor
Suisse: Franz Hohler
Ukraine: Ivan Andrusiak
Grande-Bretagne: John Agard
Etats-Unis: Jacqueline Woodson


Verdict le lundi 30 mars.

Le jury est composé de Junko Yokota (Etats-Unis, présidente), Mariella Bertelli (Canada), Denis Beznosov (Russie), Tina Bilban (Slovénie), Yasuko Doi (Japon), Nadia El Kholy (Egypte), Viviane Ezratty (France), Eva Kaliskami (Grèce), Robin Morrow (Australie), Cecilia Ana Repetti (Argentine), Ulla Rhedin (Suède). Elda Nogueira (Brésil) représentait le président de l'IBBY
et Liz Page assumait le secrétariat du jury.


Pour ne pas s'emmêler les pinceaux entre les différents prix Andersen, c'est ici.





lundi 20 janvier 2020

Les grandes batailles d'un petit homme

Anne-Dauphine Julliand (c) Stéphane Remael-Les Arènes.

"Jules-César", le titre claque autant qu'il étonne. Le premier roman d'Anne-Dauphine Julliand (Les Arènes, 382 pages) porte le  prénom du Sénégalais de "presque sept ans" dont on va suivra les combats. Le gamin vit tranquillement à Ziguinchor, en Casamance, entre ses parents, son grand frère, sa grand-mère, ses copains et les voisins. Très tranquillement même, trop, car ses reins ne fonctionnent plus. Seule une greffe peut le sauver et lui éviter les dialyses constantes. Son père est donneur compatible mais ce genre d'opération ne se fait pas dans leur pays. Alors la famille fait un pari fou. Partir en France et bénéficier de l'aide médicale apportée aux enfants sans papiers.

"J'ai eu tout de suite l'idée d'un petit garçon qui s'appelait Jules-César", explique Anne-Dauphine Julliand, de passage à Bruxelles. "Je voulais examiner le rapport d'homme à homme entre le père et le fils". Car dans ce livre attachant, c'est, contrairement à l'habitude où la mère se déplace, le père qui part avec son enfant malade à Paris. Certaines choses sont simples pour eux. Ils sont ainsi accueillis et logés par une parente. Rien du reste ne l'est. Ni les démarches à l'hôpital parisien Robert-Debré qui soigne les enfants sans distinction, ni la confrontation au mode de vie européen. Il leur faudra ruser pour atteindre leur but. Et attendre.

Et se mettre en veilleuse, ce qui n'est du goût de personne. Le père, actif au Sénégal, est condamné par son statut à ne quasi rien faire à Paris et à découvrir son fils cadet. La mère en était déjà à son sixième mois de grossesse lors du départ. Le frère est en manque de son admirateur. La grand-mère attend aussi, elle qui a trouvé les mots pour encourager Jules-César à se lancer dans cette migration médicale. Finalement, c'est sans doute ce dernier qui s'accommode le mieux de cette suspension. Il y croit. Il a la foi. Il va à l'école, aborde le grincheux voisin, socialise avec les infirmières et les autres enfants malades lors de ses dialyses.

Anne-Dauphine Julliand a choisi de faire alterner les points de vue du père et du fils dans ce roman qui aborde beaucoup de sujets en rapport avec la migration. On suit Augustin et Jules-César dans leur découverte mutuelle, dans leur quotidien de migrants d'abord, de sans papiers ensuite. "Quand j'ai commencé à écrire il y a deux ans", se rappelle l'auteure, journaliste et documentariste, "j'avais le début et la fin de mon histoire. Je savais ce que je voulais dire mais la façon dont je l'ai raconté a évolué. En parallèle, en 2017, j'ai réalisé le film documentaire "Et les Mistrals gagnants" sur cinq enfants malades qui parlent de leur vie. Il y avait notamment Imad, qui venait d'Algérie avec son papa. Et je me suis demandé: qu'est-ce qui pousse un homme à tout quitter pour soigner son enfant?"

Mère de quatre enfants, l'auteure a elle-même vécu une terrible expérience avec des enfants malades. Ses deux petites filles, Thaïs et Azylis, souffraient d'une maladie génétique orpheline incurable et sont décédées à trois et dix ans. Epreuves qu'elle a évoquées dans les livres-témoignages "Deux petits pas sur le sable mouillé" et "Une journée particulière" (Les Arènes, 2011 et 2013, J'ai lu, 2013 et 2014). C'est à cette période qu'elle a rencontré Thérèse Sambou, une Sénégalaise qui a alors pris soin de leur famille et à qui le roman est dédié.

Anne-Dauphine Julliand a fait le choix de la fiction "pour gagner en liberté et en contraintes. Je ne voulais pas raconter la vie de gens que je connaissais mais me balader en toute liberté dans ces sujets". Elle s'est aussi beaucoup documentée à l'hôpital Robert-Debré et en Casamance. "Je me suis nourrie de mes visites au Sénégal et de mes conversations avec une Thérèse, cette femme, que j'ai rencontrée il y a 14 ans et qui m'a expliqué le Sénégal. Un pays où on meurt encore de fatalité. Thérèse m'a libérée de cette peur très occidentale de la mort et du mort. Elle m'a permis un apaisement par rapport à la mort."

"Jules-César" met bien en évidence le quotidien de cette famille séparée pour la bonne cause mais pleine d'amour. La culpabilité par rapport à la maladie, l'ambivalence science/croyance, le déracinement, la clandestinité, l'oisiveté, le manque d'argent, la répartition traditionnelle des rôles hommes-femmes, grâce notamment au voisin, à la maîtresse d'école, au camarade de plonge, à l'assistance sociale. "Les personnages secondaires sont très travaillés car ils représentent l'humanité, chacun de nous avec ses zones d'ombre. M. Jeanjean est aigri, bougon, à cause de multiples petites déceptions dans la vie. Il se sent victime de tout. Jules-César lui sert de révélateur. L'institutrice symbolise la peur des différences. Chacun des personnages incarne un peu ce qu’on est et notre capacité à avancer en humanité." Il y a aussi ceux qui aident le petit malade et ceux qui changent de point de vue. On passe de bons moments en leur compagnie, en attendant l'opération espérée. On regrette toutefois l'emballement final. Les drames s'enchaînent à partir du retour d'une escapade réussie à la mer au risque de perdre le lecteur. C'est dommage, "Jules-César" tenait très bien sans ces quelques scènes.


jeudi 16 janvier 2020

Victoire de la mémoire

Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co


Santiago H. Amigorena. (c) Sarah Trillet.


Le dixième roman de Santiago H. Amigorena, "Le Ghetto intérieur" (P.O.L., 191 pages) vient s'imbriquer dans la vaste entreprise autobiographique du romancier né à Buenos Aires le 15 févier 1962, qu'il a nommée "Le Dernier Livre" et révèle un nouveau pan de son histoire. Evoquant la tragédie de la Shoah sous un angle original, il démontre de façon sublime la mécanique d'une transmission transgénérationnelle.

La narration se concentre sur le poids de l'exil du grand-père maternel du romancier. Vicente Rosenberg quitte la Pologne en 1928 pour s'installer en Argentine. Un exil qui lui permet, quinze ans plus tard, d'échapper au destin tragique des juifs restés au pays mais qui, dans le même temps, le précipite dans un abîme où tous ses repères volent en éclat.

Dès 1940, il assiste, impuissant, à la dégradation de la situation en Europe, voit les murs du ghetto de Varsovie se refermer sur sa mère, l'arrière-grand-mère de l'auteur. A mesure que les lettres de cette dernière disent et révèlent l'horreur, la conscience de Vicente, marié à Rosita et père de trois enfants désormais, se paralyse. Il se vide de ses mots.

Le silence est désormais la seule traduction possible de l'irreprésentable, de la culpabilité et de son identité rétrécie. Vicente devient incapable de se situer, de faire "un" et de trouver du sens à ses différentes appartenances, mari, père, fils, et sa judéité.  Avec force et une délicate pudeur, Santiago H. Amigorena nous fait entrer au plus près de l'intimité de Vicente. Il redonne une voix et des mots à son silence. On en perçoit la densité et ce qui se débat derrière ses murs intérieurs, et le processus - terrible - de l'effondrement de soi qui est en cours.

"(...) il allait éprouver une double haine de lui-même que jamais le fait de se sentir juif n'allait soulager. “Pourquoi jusqu'aujourd'hui j'ai été enfant, adulte, polonais, soldat, officier, étudiant, marié, père, argentin vendeur de meuble, mais jamais juif? Pourquoi je n'ai jamais été juif comme je le suis aujourd'hui - aujourd'hui où je ne suis plus que ça."

"(...) C'est comme si maintenant il pouvait tout exprimer sans le moindre mouvement de ses lèvres (...) son regard est devenu beaucoup plus bavard que ne l'était sa bouche du temps où il parlait encore. C'est comme s'il y avait une quantité très grande et en même temps très définie de choses à dire et qu'elles avaient juste trouvé une autre forme d'expression, un nouveau langage qui leur convenait à merveille."

Nous suivons, tout aussi impuissants, le quotidien de Vicente et de sa famille, quasi caméra à l'épaule, jusqu'aux dernières pages, poignantes, où le romancier réapparaît et reconnecte l'histoire de Vicente à la sienne. Nous sommes alors les témoins du lien ultime qu'il établit entre le silence de son grand-père et celui qu'il a reçu en héritage. Et par là-même, qui réinscrit ce roman au sein d'une histoire tenant de l'universel.

"J'ai souvent affirmé, en écrivant, que j'écrivais seulement pour survivre à mon passé. J'ai souvent écrit que l'oubli était plus important que la mémoire (...) Aujourd'hui pourtant (...) j'aime penser que Vicente et Rosita vivent en moi, et qu'ils vivront toujours lorsque moi-même je ne vivrai plus - qu'ils vivront dans le souvenir de mes enfants qui ne les ont jamais connus, et dans ces mots, que grâce à mon cousin aîné, j'ai pu leur adresser."

Santiago H. Amigorena.
(c) H Bamberger/P.O.L.
Avec "Le Ghetto intérieur", Santiago H. Amigorena a remporté les choix Goncourt 2019 de la Belgique et de la Roumanie.

Pour lire le début du "Ghetto intérieur", c'est ici.

Santiago H. Amigorena sera à Passa Porta (46 rue Dansaert, 1000 Bruxelles) pour une conversation avec Georges Didi-Huberman (infos ici).






mardi 14 janvier 2020

Le spleen de Paul, double de Michel Rabagliati

EDIT 29-01-2021
L'album a remporté son deuxième Fauve au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, le prix de la Série (voir photo tout en bas).

 
Paul rentre chez lui. (c) La Pastèque. 

Misère de misère! Le formidable album de BD "Paul à la maison" est déjà le neuvième tome de la série en noir et blanc "Paul" de Michel Rabagliati (La Pastèque, 208 pages), sans compter le hors-série "Paul à Montréal" il y a trois ans. Et je n'avais pas vu passer cette série du Québec qui a valu à son auteur de devenir une figure incontournable de la bande dessinée dans son pays. On le comprend tant ce héros est hors norme et attachant. Heureusement que quelqu'un a fini par me la mettre sous le nez. Et que j'ai découvert ce Paul amateur de typographie et de polices de caractères.


les courses pour sa mère.
(c) La Pastèque.
Le début de l'album:
(c) La Pastèque.



Le voisin. (c) La Pastèque.
Paul est né en 1999, il y a vingt ans. C'était "Paul à la campagne", en 48 pages. Les tomes suivants ont été plus volumineux, trois à quatre fois plus que l'initial, 152, 120, 96, 210, 192, 160, 184 et 208 maintenant. J'ignore ce qui s'est passé durant ces vingt ans. Je découvre le héros de Michel Rabagliati, né en 1961, dans "Paul à la maison". Nous sommes en 2012. Le dessinateur file un mauvais coton. Il est seul désormais, à part son chien Biscuit, sa fille lui annonce qu'elle part pour l'Angleterre, sa mère vieillit de plus en plus mais continue à lire Danielle Steel. En ce qui concerne l'aspect matériel, la maison se déglingue, la piscine (hors-sol) est polluée, le jardin à l'abandon, le pommier meurt. Un vide qui semble énergétiser l'affreux voisin anglophone.

La déglingue. (c) La Pastèque.
Bref, Paul nous dépeint cette triste phase de sa vie, sa solitude, son vieillissement, ses râleries à la banque ou lors de rencontres scolaires, ses tentatives de rencontre et ses séances chez sa psy. Malgré cela, "Paul à la maison" n'est pas un album triste. Au contraire. Il vibre d'éclats de lumière quand le graphiste s'enthousiasme pour un caractère de lettres qu'il aime, quand il égrène ses souvenirs ou l'histoire de sa famille. De sa mère notamment. D'éclats de rire lors de ses joutes verbales avec le voisin ou de ses dédicaces lors d'un salon pour "Paul au parc". De points de vue originaux aussi comme cette leçon sur la graphie des panneaux routiers ou celle sur le stylo Rotring. De jeux de mots sur ceux qu'il croise. On croirait qu'on va s'ennuyer. Et il n'en est rien. Michel Rabagliati a l'art de nous surprendre et de nous toucher au cœur. C'est la vie qu'il déroule dans des gaufriers agréablement rythmés. La sienne bien sûr mais dont plein de pans ressemblent à la nôtre. Celle qui peut se raccrocher à la plantation d'un cerisier.

Paul habite la même maison du quartier d'Ahuntsic à Montréal que son auteur, Michel Rabagliati. A voir dans cet article du journal canadien "La Presse" qui lui est consacré.

A noter que Michel Rabagliati sera en dédicace le dimanche 26 janvier de 16 à 18 heures à la librairie Tulitu (55, rue de Flandres, 1000 Bruxelles).


Un Fauve d'attente, bricolé par les éditions de la Pastèque,
en attendant le vrai qui part d'Angoulême.



vendredi 10 janvier 2020

Mot en huit lettres dont deux A, un I et un E


S'il y a bien un mot mal utilisé, galvaudé même, quasi autant que celui d''otages", surtout en ces temps d'affrontements sociaux, c'est bien celui d'"anarchie". Il vient du grec "an-", préfixe privatif signifiant absence de, et "archos", autorité, commandement. En résumé, il peut donc s'appliquer à une société sans autorité ou hiérarchie. Rien à voir avec le chaos auquel il est souvent erronément associé.

Pour revenir aux notions fondamentales qu'il implique, je ne saurais trop conseiller le roman graphique en petit format "L'anarchie, théories et pratiques libertaires" dont Véronique Bergen a écrit les textes, l'illustrateur Winshluss, alias le cinéaste Vincent Parronnaud, fignolé les dessins et Annomane la mise en couleurs (Le Lombard, 88 pages). Il est complet, ludique et facile à comprendre. Bien entendu, comme dans toute la collection "La petite bédéthèque des savoirs", l'avant-propos de six pages plaçant le sujet dans son actualité contemporaine est signé par David Vandermeulen.

A noter que ce vingt-neuvième volume de la collection de poche est dédié "à la mémoire de Vladimir Grigorieff", auteur érudit et vulgarisateur décédé le 15 août 2017, quelques mois après avoir signé le texte de sa première bande dessinée, "Le conflit israélo-palestinien" (illustré par Abdel de Bruxelles, lire ici).

Première page du roman graphique. (c) Le Lombard.

Pas de traité théorique ici mais une approche franchement amusante avec cet ado qui mate la formule "Ni Dieu ni maître", clé de l'anarchie due à Blanqui, sur son ordinateur. Au désespoir absolu de ses parents qui refusent d'y voir une pub pour des baskets malgré la mention qui en est faite. Plutôt radical, le traitement du psychiatre appelé en renfort nous permet en réalité de découvrir, en même temps que les parents de Jean-Baptiste, les caractéristiques de l'anarchie.

... les bases. (c) Le Lombard.
Revoyons...














C'est parti ensuite pour aborder les théoriciens, débattre du vocabulaire, se balader dans l'Histoire tandis que l'ado nous convie à ses propres découvertes grâce à son pote Nanar. La rencontre d'anarchistes célèbres, présentés de façon chronologique mais agréablement déjantée, du XIXe siècle à nos jours, fait quelques détours bienvenus, par l'origine du drapeau noir, le célèbre A cerclé, Mai 68 ou Léo Ferré. Bref, il faut tout lire mais on s'y amuse bien. Et en finale, on aura bien compris ce qu'est l'anarchie, la vraie.

Jean-Baptiste va encore découvrir
beaucoup de choses. (c) Le Lombard.