Nombre total de pages vues

jeudi 26 décembre 2013

LM l'histoire du verre ange gardien de Delessert

Etienne Delessert.



Du célébrissime "Yok-Yok" à l'immense chapeau (Gallimard Jeunesse, son éditeur principal) à "Siné Hebdo" (devenu "Siné mensuel") en passant par plus de quatre-vingts albums pour enfants dont les quatre "Contes de Ionesco", de très nombreux dessins de presse ("Le Monde", "The New York Times", "The New Yorker", "Time Magazine", etc.) et plusieurs expositions thématiques, le Suisse Etienne Delessert arpente le monde de l’illustration avec originalité et talent depuis plus de 45 ans et l’album "Sans fin la fête" ("The endless Party", avec Eleonore Schmid, Harlin Quist/ F. Ruy-Vidal, 1967).


Fameuse bibliographie pour quelqu’un qui n’avait pas le dessin comme vocation première! Passionné d’"images qui communiquent des idées", l’adolescent est marqué par les livres de Saul Steinberg, les dessins de Siné dans "L’Express" lors de la guerre d’Algérie, ceux de Paul Perret, son compatriote proche de Ronald Searle, les affiches publicitaires suisses, "dans la lignée de Savignac mais en mieux"...

"Le dessin a été pour moi une décision prise à un moment de ma vie", dit l’autodidacte, né à Lausanne le 4 janvier 1941. "Après mon bac, j’ai eu envie d’apprendre des choses pratiques. Je suis entré dans un studio graphique à Lausanne". Trois ans d’un travail de moine, à raison de 14 heures par jour, lui font entrer le métier de graphiste dans les doigts mais "élaguent ses relations sociales".

A 21 ans, Delessert quitte cependant l’atelier et la Suisse. Direction Paris, à bord d’une 2 CV dont la suspension casse sous le poids des livres. Free-lance, il est de l’aventure de "Elle", de magazines pour adolescent(e)s. Il a une maison d’édition, Tournesol, un studio de dessin animé… En parallèle, il dessine, illustre, expose, peint. La nature, les oiseaux qu’il adore, surtout le corbeau de Poe. Jamais d’après nature: "Je prends des photos ou j’en fais faire et je travaille à partir de cela."

L’air de rien, il révolutionne la littérature de jeunesse. Ses dessins en rondeur frappent par leur ambiguïté et invitent à réfléchir. L’oiseau qui tient un œuf dans son bec, est-ce pour le protéger ou pour le casser? Son trait dit la joie et la tristesse, les anges et les humains, le bien et le mal. "Comme dans la vie", sourit l’artiste, adepte de l’aquarelle et du crayon de couleur, aussi tenté aujourd’hui par l’acrylique.

Après plusieurs allers-retours entre la Suisse et New York, Etienne Delessert se fixe aux Etats-Unis en 1985, à Lakeville dans le Connecticut, près du lac Wononscopomuc, avec Rita Marshall (des excellentes éditions Creative Company), sa troisième épouse, "la meilleure graphiste du monde". Avec elle, il mène de formidables projets éditoriaux en littérature de jeunesse et ailleurs, les siens et ceux d’autres. L’album "Rose-Blanche", de Christophe Gallaz, illustré par Roberto Innocenti (Gallimard), c’est eux! "C’est formidable de tout recommencer à 40 ans", commente l’infatigable créateur débordant de projets. Revenir au cinéma d’animation et, dans l’immédiat, reprendre Yok-Yok, celui qui "amenait la nature à la grande ville", dont onze titres sont actuellement parus. "Il sera le médiateur entre différents groupes sociaux, la tribu des “pas minces”, celle des “pas riches”, etc."

Conte de Ionesco n 4. (c) Etienne Delessert/Gallimard.




Ce programme de publications déjà fameux vient de se compléter d'un album de moyen format, assez particulier dans la bibliographie d'Etienne Delessert car complètement autobiographique. Son titre est aussi bref que singulier: "Un verre" (Editions MeMo, 32 pages). Voilà une première pour celui qui n'avait jamais rien raconté de lui dans ses livres. Même s'il n'avait rien caché non plus.

Dans un entretien accordé en 1991 à Paola Vassalli à l'occasion d'une exposition sur son travail à Rome, il lui dit:
"Ma mère naturelle est morte à ma naissance. Mon père était le pasteur d'une grande paroisse à Lausanne. Il m'a élevé avec l'aide de ma grand-mère paternelle jusqu'à la mort de cette dernière. Ensuite il a dû trouver quelqu'un pour l'aider à s'occuper de moi.
C'est mon plus ancien souvenir: j'avais deux ans et demi quand j'ai vu, pour la première fois, la personne qui, plus tard, allait devenir ma mère. J'ai attendu longtemps la fin de l'entrevue, puis ma mère, alors "Mam'selle Besson", est venue dans ma chambre pour voir "le fauve". Nous étions très intimidés, nous avons échangé quelques mots. Elle s'est aperçue que je fixais avec insistance une petite broche en bois - un canard jaune avec un bec rouge - qu'elle portait sur son pull, et elle m'en a fait cadeau. Ce fut le début d'une entente parfaite et c'est à elle que je dois mon talent de narrateur. Elle savait inventer des histoires absurdes, avec quelques éléments de mise en scène que nous construisions ensuite ensemble, animant des heures durant toutes sortes de personnages; elle savait aussi me laisser continuer tout seul les histoires où j'étais le loup et l'agneau, le poisson et le matelot, l'arbre et l'oiseau. J'avais sept ans lorsqu'ils se sont mariés, je fus heureux d'annoncer l'événement."

L'histoire de la broche en canard revient dès les premières pages de l'album "Un verre". Etienne Delessert conte son enfance en compagnie d'Eglantine Besson, "M'zelle Besson" comme il l'appelle. Une époque pleine d'amour, d'attention et d'imagination. "Tous mes amis auraient voulu une maman comme la mienne", une phrase qui dit tout de ce lien.

La vie avec M'zelle Besson. (c) Etienne Delessert/MeMo.

Etienne Delessert ne se souvient que de deux vraies bonnes grandes disputes avec sa mère.  A la première, il est ado et refuse de poursuivre les leçons de piano. A la seconde, il a vingt-et-un ans. Il dit avoir oublié le motif de la colère maternelle, mais se rappelle toujours très bien de la scène: "elle me lança un lourd verre à la tête!". Le jeune homme évite le projectile qui heurte le mur, rebondit sur le sol et finit contre la paroi d'en face. C'était un verre incassable... ("On a ri, on s'est embrassés... pour le reste de sa longue vie."), à l'image de leur relation.

S'il raconte cet épisode personnel aujourd'hui, c'est tout simplement parce que le verre en question ne l'a jamais quitté.
Il se trouve sur sa table à dessin et contient pinceaux, tubes de couleurs, plumes d'oiseaux et autres petits jouets. Un verre ange gardien, doudou, présence invisible et constante de la mère aimée disparue...

L'occasion pour l'artiste d'aborder la question de l'amour filial et celle de l'amour maternel, de brosser un portrait tendre de cette solide Eglantine aux particularités attachantes - elle vécut jusqu'à 92 ans - et de rappeler qu'à ses yeux, elle fut sa "vraie mère". Toute une déclaration! "Un verre" est une histoire privée qui touche à l'universel, servie par des illustrations retenues aux couleurs souvent sourdes, invitant les lecteurs à partager ces tranches de vie autobiographiques.


vendredi 20 décembre 2013

LM l'histoire du squelette protecteur de Chen


Pendant huit ans, Chen Jiang Hong a tourné autour du sujet de son nouvel album, une merveille, "Le petit pêcheur et le squelette" (L'école des loisirs, 48 pages). Dans un format presque carré conférant un bel espace  à la double page. Et tant pis si le titre effraie des parents-poules - que diront-ils à la première apparition visuelle dudit squelette? Très vite, on comprend qu'il ne faut pas se fier aux apparences.

Le Français d'origine chinoise était terriblement intrigué par un dessin traditionnel chinois du VIIe siècle. Un squelette y manipule une marionnette d’enfant-squelette devant un petit garçon qui les regarde paisiblement, tandis que, derrière lui, sa mère apparaît terrifiée. Cette image, Chen la voulait, mais comment se l'approprier? Il y est arrivé en lisant de nombreux contes, notamment inuits, et a trouvé son histoire, superbe, proche du conte et de la philosophie chinoise où vie et mort sont étroitement liés.

"Le petit pêcheur et le squelette" commence par l'étonnante juxtaposition d'une ville moderne, gigantesque, et d'un chemin de sable au bout duquel se dresse une cabane en bambou, celle du petit pêcheur. Puis ce sera la mer, à bords perdus comme dans presque toutes les doubles pages savamment agencées. Puis le rivage, la cabane, la mer à nouveau.

Tous les matins, Tong va à la pêche. A peine parti ce jour-là, le ciel s'obscurcit. Il se rappelle la phrase de son père: "Il ne faut jamais sortir en mer quand les nuages sont couleur de suie et que les oiseaux s'enfuient vers le rivage." Il s'en rappelle mais il n'en tient pas compte.

En pleine mer, il lance sa ligne et sent aussitôt une grosse touche. Il s'arc-boute sur le fil, sans voir la tempête qui se lève. La mer est devenue noire, les vagues immenses. Tong ne lâche rien. Un tourbillon l'engloutit, il doit fermer les yeux. Quand il les rouvre, il est terrorisé. On le comprend: un squelette partage son esquif - comme dans la scène où Pi Patel, le héros de Yann Martel dans le roman ou le film "L'histoire de Pi", découvre un tigre face à lui dans son canot de sauvetage.

Le petit pêcheur reprend vite ses esprits et frappe le squelette de sa pagaie. L'intrus tombe à l'eau mais Tong n'en est pas quitte pour longtemps. Revenu sur le rivage, il est poursuivi par le tas d'os et tombe évanoui.

Chen poursuit son histoire en montrant ce qui se passe pendant le sommeil de Tong. Qui prend soin de lui, le transporte dans son lit, allume la lampe, met ses affaires à sécher, veille le bonhomme?

Jusqu'à ce l'étrange ange gardien se regarde dans un miroir, en perde tous ses moyens et se mette à trembler sans plus pouvoir s'arrêter.

C'est à ce moment que le petit pêcheur va se réveiller et, à son tour, prendre soin de son invité. Le réchauffer, le nourrir jusqu'à ses ultimes provisions.

Ces scènes de découverte mutuelle sont graphiquement splendides. Elles mènent à un dénouement empli de beauté et d'émotion. D'amour et de transmission. La tempête et sa noirceur sont loin, le blanc et les couleurs envahissent les pages. Le petit pêcheur n'est plus seul, et le squelette non plus. Dans cet album plein de retenue, Chen pointe ce qui est important de ses pinceaux sobres, expressifs et tellement addictifs.


**
*


Ses recherches pour "Le petit pêcheur et le squelette" n'avaient pas empêché Chen Jiang Hong, que tout le monde appelle de son nom de famille Chen et non de son prénom Jiang Hong, de publier en 2008 le superbe "Mao et moi, le petit Garde rouge" (L'école des loisirs, 80 pages, existe en Lutin poche). Soit son enfance en Chine, sous la Révolution culturelle.

Si tous ses albums gravitent autour de son pays natal, jamais avant ce livre, le peintre et créateur de livres pour enfants arrivé à Paris en 1987 n’avait encore raconté son enfance chinoise. Il se met à nu dans cet album autobiographique, magnifique à tous points de vue, fruit de deux ans et demi de travail. Une suite de faits bruts, petits ou grands, alignés sans jugement, magistralement illustrés, et  qui montrent les générations sacrifiées sur l’autel du communisme. Invité aux Rencontres BD 2009 de Bastia, Chen avait longuement parlé de cet album cher à son cœur, et au mien.

Chen Jiang Hong, dit Chen. (c) B. Desprez.
Comment voyez-vous ce livre?
C’est un livre sur mon enfance, sur mon enfance sous la Révolution culturelle. Je suis né en Chine en 1963. Quand on a quitté son pays d’origine, on a un autre regard sur sa propre culture. C’est comme le parcours d’un voyageur qui n’aurait ni les barrières de langue, ni les barrières de frontière. J’étais Petit Garde rouge. J’y croyais.
Succession de faits, votre livre impressionne par son absence de jugement.
Le ton est volontairement calme, distancié, sans jugement.
Je témoigne auprès d’enfants d’aujourd’hui de ce que j’ai vécu moi, enfant, jusqu’à mon entrée en sixième. J'ai essayé de conserver le plaisir, de raconter de belles histoires, au départ de mon expérience personnelle, en ajoutant l’imagination. J’ai choisi comme titre "Mao et moi" parce que c’est mon enfance sous la Révolution culturelle. C’est ma vie: mes journées à l’école, la mort de mon grand-père, les relations avec mes parents, mes loisirs avec mes deux sœurs, dont une est sourde-muette.
Ce livre vous a-t-il fait du bien?
Il a été une sorte de thérapie pour moi. J’ai dû regarder de plus près cette enfance qui m’a toujours perturbé. Notamment parce que mon père a été absent de la maison pendant dix années: la Révolution culturelle l’avait envoyé à la campagne. C’est un livre plus réaliste qu’à mon habitude.
On l’espérait depuis longtemps. Qu’est-ce qui vous a finalement décidé à le faire?
Les enfants m’ont beaucoup encouragé. Lors des rencontres, ils me demandaient très souvent: "C’est quoi ton enfance? C’est quoi la Révolution culturelle?"
Quelle a été votre impression quand le livre a été terminé?
J’ai éprouvé un vide à la fin de ce travail, comme une tristesse. Un peu comme le vide qu’une femme ressent à la naissance d’un enfant. J’ai tellement investi dans cet album. J’ai dû m’abandonner pour trouver ce ton plus personnel qui m’a demandé beaucoup. Je voulais faire un beau livre et me dépasser tant dans les images que dans la narration. Par ailleurs, j’y dis des choses intimes par rapport à mes parents. Par exemple, la scène de la photo de famille où mon père m’arrache le pistolet de plastique qui m’avait été prêté: il n’a pas tenu sa promesse de le remplacer. Mon père ne m’a jamais rien donné.
Quels sont vos souvenirs d'enfance?
Ma relation avec mon grand-père: à sa mort, j’ai pleuré, c’était ma première rencontre avec la mort. Enfant, je ne la comprenais pas.Ou encore, ma relation avec la voisine, une comédienne, très présente dans ma petite enfance: je rêvais qu’elle soit ma mère. Elle a été emmenée par les Gardes rouges et s’est suicidée. J’étais petit Garde rouge. J’y croyais. Quand j’ai pris la nationalité française, j’ai perdu ma nationalité chinoise.


Deux scènes de "Mao et moi". (c) Chen Jiang Hong.

**
*

A Bastia, Chen caressait l'idée d'un deuxième tome où il raconterait son apprentissage du dessin. Car s'il est bien connu pour ses merveilleux albums pour enfants ("Petit Aigle", "Le cheval magique", "Lian", "Le prince tigre", parus à L’école des loisirs, "Je ferai des miracles", avec Susie Morgenstern à La Martinière), il considère que le livre de jeunesse, auquel il est arrivé par pur hasard à 31 ans, n’est pas son gagne-pain. "C’est la peinture." Il en a la vocation depuis toujours – il est né dans le nord de la Chine, en 1963, trois ans avant que ne débute la révolution culturelle. "J’aime la peinture depuis que je suis tout petit. Mais c’était mal accepté dans ma famille. Mon père voulait que je reste avec eux. Il pensait que la peinture, ce n’est pas sérieux." Il le pensait tellement fort qu’il ira jusqu’à cacher les papiers permettant à son fils de s’inscrire à l’école des beaux-arts de Pékin! Le jeune homme y arrivera pourtant, grâce à sa sœur.

Cette ténacité, cette volonté, cette exigence, sont caractéristiques du travail de celui qui se considère comme artisan plus que comme artiste. "A 13 ans, je partais tous les jours à la gare à vélo pour dessiner les gens. J’ai fait cela pendant cinq ans. Aujourd’hui, les enfants me disent souvent “Tu dessines vite” mais cela vient de cet entraînement quotidien. Ce travail d’hier me donne ma liberté aujourd’hui."

Pour Chen, ceux qui sont aujourd'hui à l’école en Europe ne savent pas dessiner: on enseigne les concepts, les idées, pas la technique. "L’apprentissage de la peinture traditionnelle chinoise est très difficile et très long: papiers, pinceaux, calligraphie etc. Cela demande beaucoup de temps et beaucoup de travail. Mais c’est indispensable pour acquérir le savoir-faire. Je suis exigeant avec moi depuis toujours. Je veux toujours faire le meilleur dessin, la meilleure peinture."

Avec "Petit Aigle" (2005), un virage s’est opéré dans ses albums pour enfants. L'auteur-illustrateur est devenu plus mûr, plus sûr, plus détendu et plus libre. "J’écris avec mes dessins, j’illustre avec les textes", sourit ce maître du rapport texte-images.

Résultat: des illustrations d'une beauté à couper le souffle, des récits qui touchent à l'univers des contes, profonds et initiatiques sous un abord facile.

**
*

Quelques-uns de ses albums, du plus récent au plus ancien.

Le démon de la forêt
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 40 pages, 2006

Le livre met en scène un étrange bonhomme, un petit Ran sans parents: né d'un œuf en pierre, il a été élevé, et choyé, par une vieille femme. Avec sa force phénoménale, il ne craint personne... mais il souffre de solitude. Sa mère adoptive s'inquiète pour lui et demande conseil au Bouddha. On ne sait ce qu'ils se sont dit mais, la nuit suivante, Ran part dans la forêt, muni de la lanterne de Naïnaï.

Là, un bruit, une respiration... Un démon, énorme, effrayant, surgit. Et tente de chasser l'intrépide. Peine perdue, malgré la disproportion des forces. Mais un contact s'est établi entre deux êtres extrêmes. La nuit finie, Ran doit choisir: quitter ou non les humains. Il décide de renaître à la vie, de retourner chez Naïnaï, et fixe quand même un autre rendez-vous au démon. C'est un héros transformé qui raconte aux autres enfants cette rencontr-clé.

Ce qui frappe dans cet album, c'est la force des couleurs vives, du rouge, du bleu, qui épousent les classiques encres de Chine, parfois diluées. Ce qui frappe encore plus et comble le regard, c'est le choix d'illustrations à bord perdu, donnant une dynamique folle à ses images. Elles se lisent sans souci, de gauche à droite, de haut en bas, grâce aux repères chromatiques. Un bijou de livre, résolument tourné vers l'avenir.


Je ferai des miracles
Susie Morgenstern et Chen Jiang Hong
De La Martinière Jeunesse, 32 p., 2006

"Que veux-tu faire plus tard?" L'expression répétitivo-barbante des adultes trouve ici une réponse sans appel: le jeune narrateur de ce grand format à l'italienne fort bien illustré détaille tout ce qu'il aimerait faire. En résumé, être Dieu, et même un petit peu mieux. Des souhaits rimés qu'on lira avec l'accent chantant américain de leur auteure pour mieux la retrouver. Un voyage dans le monde des possibles qui s'achève par un retour au réel.


Le prince tigre
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 48 pages, 2005

Inspiré par un bronze "You", un conte soufflant aux illustrations étourdissantes! Un roi y offre son fils unique à la tigresse en colère. Wen grandit auprès du fauve, apprend ce que doit savoir un tigre et devient un prince. Il retournera chez les hommes, sans oublier jamais sa deuxième mère.

"Le prince tigre". (c) Chen Jiang Hong/L'école des loisirs.


Lian
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 2004

Après avoir lu ce bel album, on ne pourra plus regarder une fleur de lotus du même œil. Fidèle au graphisme raffiné qu'il a apris petit, Chen compose un conte initiatique flamboyant, avec un héros féminin, où les bons sont récompensés et les méchants punis.

Tout débute quand un pêcheur, Monsieur Lo, fait traverser le lac un jour d'orage à une vieille dame et reçoit en remerciement des graines porte-bonheur: à peine sont-elles semées qu'un champ de lotus se met à pousser. Des plantes fleuries, musicales et lumineuses, où dort... une petite fille, Lian, aérienne, magicienne, qui embellit tout ce qu'elle touche. La jonque devient un bateau laqué, les pêches nourrissent le village, les mets simples se muent en festins. Seule condition à ces miracles quotidiens, à ce bonheur renouvelé: que Lian soit à minuit dans sa fleur de lotus.

"Lian". (c) Chen Jiang Hong/L'école des loisirs.

La vie coule ainsi doucement jusqu'à ce que la fille du préfet local, envieuse et méchante, cupide et insatiable, exige que lui soit remise Lian. Des soldats arrivent, dévastent tout, emmènent Monsieur Lo. Le conte prend ici toute son ampleur: Lian, minuscule, va partir au secours de son ami. Son courage lui vaudra de retrouver son état humain, avec en corollaire des joies à vivre et des difficultés à surmonter, après avoir puni la méchante fille.

Graphiquement, l'album est une splendeur. L'utilisation de la couleur, les images découpées en plusieurs plans, avivant d'autant le propos, les esquisses gracieuses de la petite Lian ou les scènes de groupes rythment superbement les pages, tout en offrant un régal aux yeux d'ici.



Le cheval magique de Han Gan
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 2004

Quel fabuleux destin que celui  de Chen Jiang Hong! Formé aux Beaux-Arts de Pékin et installé à Paris depuis 1987, le peintre et illustrateur n'a pas oublié sa Chine natale. Il y a acquis la technique des maîtres anciens et la mâtine de modernité. Son arrivée en littérature de jeunesse relève d'un hasard merveilleux: Markus Osterwalder, responsable de la collection "Archimède" à L'école des loisirs, cherchait un illustrateur chinois. Une connaissance commune l'a mis en rapport avec Chen Jiang-Hong, 32 ans à l'époque.

C'était en 1995. La rencontre a donné l'album "Un cheval blanc n'est pas un cheval", sur un texte de Lisa Bresner. Depuis, l'illustrateur s'est aussi fait auteur et les titres se sont succédé. Plus d'une vingtaine sont aujourd'hui parus. Des  albums magnifiques comme "La légende du cerf-volant", "Je ne vais pas pleurer", "Petit aigle" ou "Le cheval magique de Han Gan". "C'est un vrai plaisir pour un éditeur", commentait en 2004 Markus Osterwalder, "de voir quelqu'un progresser comme cela. Dès son deuxième titre, "La légende du cerf-volant", dont il a été l'auteur et l'illustrateur, sa carrière est partie sur les chapeaux de roue."

"Le cheval magique de Han Gan", peint sur soie, s'inspire d'une légende ancienne apposée à un personnage réel. Petit, Han Gan rêvait de dessiner; l'Empereur lui permit de devenir un grand peintre. Han Gan peignait des chevaux tellement ressemblants qu'ils prenaient vie parfois. Un superbe sujet pour un album séduisant.


Petit aigle
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 2003

Délicates et expressives, les splendides illustrations jouent subtilement, sur double page, avec la lumière et les teintes des aquarelles soulignées d'encre noire. Venue de Chine ancienne, l'histoire prenante est celle d'un orphelin passé sous la protection d'un vieux sage, Maître Yang, adepte discret de la boxe de l'Aigle, un style de kung fu. Très bien conduit par un excellent rapport texte-images, ce formidable récit initiatique sur fond d'arts martiaux met en avant l'exigence, l'endurance et la persévérance. Sans moraliser mais en témoignant de façon vibrante du destin exceptionnel d'un jeune garçon qui accepta efforts, souffrances et privations pour parvenir à l'harmonie et à la sagesse.


Archimède, recette pour être un génie
Susie Morgenstern et Gill Rosner
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 40 pages, 2002

Cet album aujourd'hui indisponible comportait douze points, douze conditions pour devenir un génie! Il invitait chacun à s'y essayer, sachant que la recette ne marche pas toujours!


Je ne vais pas pleurer!
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 1998

De magnifiques aquarelles présentent sous toutes ces facettes un marché chinois. On s'y promène avec plaisir en compagnie du jeune Bïn Bïn. On y déjeune de nouilles comme le héros. On y admire des spectacles. On tremble avec lui - un peu - quand il s'éloigne de ses parents et les perd... L'ambiance du marché est formidablement rendue. Il y a tant de choses à observer dans les images. Les échoppes, les vendeurs, les attractions, les myriades de produits. On comprend que les enfants de Chine se réjouissent autant d'aller au marché. Tout est à regarder, à sentir, à essayer... L'auteur fait participer le lecteur à la promenade, un peu comme le faisait, dans un style graphique différent, le Japonais Mitsumasa Anno dans son remarquable "Marché aux puces" (L'école des loisirs). On retrouvera Bïn Bïn à l'Opéra de Pékin dans l'album "Zhong kui".


La légende du cerf-volant
Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 1997

La rupture d'une corde donne l'occasion à un grand-père de conter la légende du cerf-volant à Dong-Dong, son petit-fils, attristé par la perte de son cerf-volant. Une très belle histoire, pleine de poésie et de sagesse, qui montre que l'amour est comme un fil solide entre ceux qui s'aiment, et qu'il les sauve parfois en les élevant très haut.

Désormais, chaque fois que Dong-Dong verra voguer un cerf-volant dans le ciel de la Chine ou d'ailleurs, il songera à la belle Ying-Ying et à son amoureux Ming-Ming, dont l'ingéniosité aérienne triompha jadis des appétits de l'Empereur. Les encres de Chine sur papier de riz sont superbes et l'album s'achève sur un mode d'emploi pour confectionner soi-même un cerf-volant. 


Un cheval blanc n'est pas un cheval
Lisa Bresner et Chen Jiang Hong
L'école des loisirs, 1995

Cinq énigmes traditionnellement illustrées à l'encre de Chine sur papier de riz. On y fait la connaissance de Ba San, un petit garçon fils de bûcheron. Chaque soir avant qu'il ne s'endorme, sa maman lui soumet une énigme et Ba San est très fûté. Plus fûté que plusieurs adultes de son entourage comme le marchand de litchis ou l'homme qui vient de Pékin, aussi fûté peut-être que le roi de Lu... Un album à l'italienne hors du commun, magnifiquement illustré, dont le titre étrange trouvera sa limpide explication.




mardi 17 décembre 2013

LE1 mère Noël francophonophile

Le plaisir de la belle langue française, à écrire ou à lire selon le côté du livre auquel on se trouve.
La preuve par deux romans (+ un), un abécédaire et un essai (+ un)!


Paul Fournel. (c) Hélène Bamberger.
Le vendredi
22 novembre, Paul Fournel avouait au monde avoir croisé Père Noël. Et qu'avait-il vu  dépasser de sa hotte? Le livre "Jason Murphy" (P.O.L., 192 p.), son dernier roman en date, tout simplement.

Il a bon goût l'homme en traîneau! Et il a raison. Car voilà un livre extrêmement réussi et fort prenant, entièrement construit autour d'un poète peu connu de la Beat Génération. Jason Murphy, qui lui donne son titre, aurait lui aussi commis un rouleau, mais bien avant que Jack Kerouac n'en reprenne le procédé. Ce serait peut-être même son seul travail en prose... Ivresse des fans. Plan plus qu'alléchant pour tous ceux qui s'intéressent à la littérature américaine, que ce soit pour des raisons intellectuelles ou bassement pécuniaires.

Chacun des protagonistes de ce  roman qui se déguste à la petite cuillère a sa propre raison de mettre la main en premier sur le précieux "scroll" inédit. On retrouve plusieurs personnages du splendide bouquin qu'était "La Liseuse" (P.O.L., 2012, Folio, 2013, lire ci-dessous, tout en dessous). Valentine, la "liseuse" noire devenue éditrice aux côtés de Robert Dubois, le fondateur de la maison d'édition plus que trentenaire qui porte son nom et dont Meunier est devenu le directeur général, les deux garçons du blog, mais aussi Marc Chantier, professeur et traducteur, Madeleine, l'étudiante qui fait une thèse sur Jason Murphy, la blonde Stern...

Tous les personnages veulent y croire, espèrent trouver le rouleau en priorité. Après une ouverture en fanfare, Paul Fournel, malin comme un singe, nous conte leurs enquêtes et les nombreux à-côtés de celles-ci dans une langue délicieuse. On est à Paris, on part à San Francisco, là où a été éditée la Beat Generation, on rentre en France, on refile aux Etats-Unis.

Même si le nom de Jason Murphy n'était guère familier aux littéraires auparavant, une fiche Wikipédia donne aujourd'hui sa biographie et sa bibliographie. Alors quoi? Paul Fournel, oulipien envers et contre tout, fin connaisseur des techniques modernes de communication, jouerait-il avec ses lecteurs? Bien sûr que oui. Mais il est tellement agréable de se laisser conduire par ce parfait meneur de danse. Il glisse ici que Jason Murphy a été un plagiaire par anticipation de l'OuLiPo. Lance là d'autres clins d'yeux littéraires, griffe encore l'édition. Surtout, il permet cette injonction magnifique au professeur Chantier face à son élève qui s'interroge et hésite: "Ecrivez!"

Depuis ce roman qui nous promène dans la littérature américaine, un auteur inconnu existe vraiment. "C'est une quête de la Toison d'or que cette recherche du rouleau de Murphy", confesse Paul Fournel. "Et c'est la raison pour laquelle je lui ai donné le prénom de Jason." Sacré auteur!

Jason Murphy entre ses potes.

**
*


Jean-Noël Blanc. (c) Maxime Roccisano.
Le samedi
19 octobre, Jean-Noël Blanc, né en 1945 à Saint-Etienne et y habitant, recevait le Grand Prix de la Ville de Saint-Etienne pour son très beau roman "L'inauguration des ruines" (Joëlle Losfeld, 418 pages).

En résumé, on pourrait dire qu'il s'agit du parcours sur quatre générations d'une famille d'industriels dont le destin est lié à celui de la ville qu'ils habitent et façonnent. Les Le Briet, dont l'anagramme est Liberté.

Mais ce résumé factuel occulte complètement la liberté que le romancier prend avec son sujet. Car Jean-Noël Blanc multiplie les sauts dans le temps. Il pratique le mélange des genres, littérature, poésie, chanson, arts plastiques, architecture - autant de sujets qui lui sont chers, souriront ceux qui le connaissent. Il aborde aussi la question du vieillissement, suit l'évolution de la politique, du paternalisme à la révolution en passant par le syndicalisme.

Curieusement, celui qui se présente comme le "cycliste du dimanche" entame et termine son texte superbement écrit, qui se lit avec un bonheur continu, au milieu des araignées... Lui aussi tisse sa toile et nous emporte dans une épatante aventure de lecture, au milieu d'êtres humains formidablement racontés, qu'ils soient en accord avec leur temps. Ou pas.

**
*


Chloé Radiguet. (c) Philippe Grunchec.
Le jeudi 12 décembre, Chloé Radiguet constatait qu'à l'approche de l'hiver, une question se posait avec acuité: "L'été, où est-il?" Une phrase à laquelle Boby Lapointe, qu'elle adore et connaît comme sa poche, a répondu dans une vidéo. Un scopitone comme on disait alors, avec la voix non modifiée en studio de Janine de Waleyne.

Une question qui peut aussi trouver sa réponse dans le génial abécédaire "Boby Lapointe, C'est bon pour c' que t'as" (Cherche-Midi, 280 pages) qu'elle a consacré à l'artiste multiple, tellement méconnu de son vivant.

L'ouvrage comporte deux parties, une sélection de "Pensées, paroles et anecdotes" et un "Abécédaire" conçu par l'auteure.

Dans la première, on découvre des trouvailles de Boby comme
"Si on avait pas inventé les mots,
On serait aussi con,
Qu'un tire-bouchon sans bouchon."
ou
"Il vous faut un esprit. Si vous n'en avez pas, procurez-vous-en un."

La seconde est telle un puzzle aux entrées alphabétiques dont l'assemblage des pièces fait naître un superbe portrait de "l'ami Boby" (1922-1972). "Une approche raisonnée, sinon raisonnable", en dit l'auteure. De longueurs variables, ces notices se lisent avec un plaisir infini et content chacune une facette du Piscénois chantant. De A comme "Absurde" (on est tout de suite tout près du roi des farceurs) à Z comme "Zéro" (la note récoltée en classe pour être hors du sujet du devoir, mais combien révélatrice de son imagination et de son audace).

La contrainte de l'alphabet fait sauter d'un sujet à l'autre mais ce n'aurait pas été pour déplaire à celui qui les motive. Georges (Brassens), pour reprendre l'habitude de Boby de citer les gens par leur prénom uniquement, y est bien sûr présent, indissociable de Boby et de Chloé qui lui a aussi consacré un livre, "Brassens... à la lettre" (Denoël, 2006). Plein d'autres amis aussi, ses femmes, ses enfants, ses proches, témoins de ses fantaisies et de ses loufoqueries qu'il s'appliquait en premier lieu à lui-même.

**
*

Dédié à quelqu'un "avec qui causer était un art délicieux", le nouvel ouvrage de Françoise Héritier, "Le goût des mots" (Odile Jacob, 112 pages), poursuit l'exploration intime du bonheur de l'existence.  Chacun peut, dit-elle, trouver la richesse de son univers intime à partir de quelques mots.

Ce livre est la suite du précédent, "Le Sel de la vie" (Odile Jacob, 92 pages, 2012). À nouveau une "fantaisie". Sur la "parlure" cette fois, équivalent oral de l'écriture, comme le dit joliment Françoise Héritier. Soit tenter de se rappeler comment, enfant, on a découvert les mots du langage parlé.

"Je suis entourée de mots dans une forêt bruissante où chacun se démène pour attirer l'attention et prendre le dessus, retenir, intriguer, subjuguer, et chacun aspire  ces échappées belles", écrit-elle.

Pour analyser cette faculté créatrice de sens d'après les sons et ensuite son formatage, l'auteure part de sa propre expérience. Elle a défini deux registres, selon les deux sens du mot: "volume où on liste des données à enregistrer" et "orientation, tonalité qu'on donne". Dans le premier, elle place le goût pour les mots, répartis en trois catégories: ceux "dont la sonorité colle à la chose", ceux de la sidération, de l'étrangeté, qui ne collent pas à la chose, et ceux qui prennent "pour elle un autre sens que celui qu'ils ont ordinairement". Dans le deuxième registre, elle dépose les "lieux communs dont nous nous servons sans y prendre garde". A ses yeux, "des raccourcis fulgurants, efficaces, nécessaires". Elle donne divers exemples avant d'établir une liste des mots abstraits adéquats qu'ils remplacent. Et de chercher la raison de ces échanges.

"Je me suis plue à mener cette enquête sur les raisons du goût que j'ai pour les mots", poursuit-elle encore, "goût qui est, je crois, partagé par le plus grand nombre." Espérons...

Françoise Héritier conclut alors cet ouvrage plein de surprises par de courtes histoires, constituées d'expressions toutes faites porteuses d'émotions dont elle présente les listes.

"On ne sort pas du jeu", conclut-elle. "On l'alimente, comme le feu."


"Le Sel de la vie", le précédent de Françoise Héritier, était déjà présenté comme une "fantaisie". C'est un petit livre précieux, une méditation épicurienne, une invitation à cueillir la vie. Né parce qu'elle avait reçu une carte postale d’un professeur apprécié. Il lui écrivait: "Une semaine “volée” de vacances en Ecosse". L’usage du mot "voler" fait bondir la sociologue. Comment pouvait écrire cela un médecin qui consacrait toute sa vie à ses patients, dont elle? "Qui vole quoi?", écrit-elle avant de pousser plus loin sa réflexion.

Elle lui répond: "Vous escamotez chaque jour ce qui fait le sel de la vie. Et quel bénéfice, sinon la culpabilité de ne jamais en faire assez?" Puis, Françoise Héritier se demande ce qui fait le sel de sa vie à elle. Elle liste, déjà, elle énumère.

Ce texte deviendra le livre "Le Sel de la vie", long poème en prose en hommage à la vie. Ses écrits vont du 13 août au 10 octobre 2011 et se clôturent par une invitation à "tourner la page".

Toute sa vie y passe, depuis sa naissance avant la Seconde Guerre mondiale, ses souvenirs, ses rencontres, ses bonheurs, la maladie. Peu de tracas au final, estime-t-elle. On suit avec plaisir ces lignes sensuelles et légères, invitant chacun à se rendre compte de ce qui fait le sel de sa vie à lui.

**
*


"La Liseuse", de Paul Fournel  (P.O.L., 224 pages, 2012, Folio, 192 pages, 2013), c'est "l’histoire d’un mec qui rencontre une fille…"
Un sujet de roman? Celui de milliers de romans bien entendu, et aussi la formule qui sert de fil rouge à ce livre épatant.

Au début, on ignore si le titre a une forme humaine comme pourrait l’indiquer l’âge de l’éditeur rencontré dans son bureau, ou s’il est l’autre nom de la tablette électronique. Mais on a déjà compris que l’humour est au rendez-vous de ce formidable roman. Oulipien en diable comme l’explique la note finale.

Sous prétexte de faire un "bilan et perspectives" du métier d’éditeur aujourd’hui, l’auteur nous sert un ouvrage passionnant, plein d’entrain et d’allant, dont les phrases sont autant de petites bulles qui pétillent sous les yeux et réjouissent l’esprit.

Robert Dubois est éditeur depuis trente ans, autant dire depuis toujours. Sa maison porte son nom. C’est lui qui reçoit la fameuse "liseuse", des mains de Valentine, une stagiaire – la pierre angulaire des maisons d’édition, dit-on – qui deviendra elle-même une "Liseuse".

On suit avec plaisir l’aîné dans sa vie personnelle et dans sa découverte de la technologie, de la modernité, de ce que pourrait être l’édition demain, sans le pessimisme et le catastrophisme qu’il est de bon ton d’afficher. Robert Dubois a compris que l’édition traditionnelle, avec ses bons livres en papier, est à tournant de son existence. Paul Fournel lui fait prendre un virage joyeux et optimiste vers le futur, le quasi inconnu, l’édition électronique, les possibilités de lire autrement.

Vivent les jeunes stagiaires qui concoctent des applications sympathiques et littéraires, qui imaginent des "écrivains électroniques par anticipation". N’inventent-ils pas tout simplement une nouvelle façon de lire? En tout cas, ils passent leur génie créatif à des écrivains "classiques" et entretiennent dans le public, peut-être sans le savoir, le plus précieux, le goût de la lecture.

Ce livre plein de bienveillance et de bonne humeur célèbre les bons côtés du métier du livre. Par optimisme plutôt que par angélisme. Il lance aussi de savoureux coups de griffe aux professionnels de l’édition (la liste des titres de livres retenus dans "Livres Hebdo" par exemple). Mais il le fait toujours avec amabilité et humour, sans exclure le lecteur ignorant.

Au contraire, il l’invite à découvrir l’envers du décor, les petits secrets des éditeurs, directeurs, auteurs, attaché(e)s de presse, représentants, libraires, journalistes. On va beaucoup au restaurant avec Paul Fournel. On mange des plats délicieux et on boit du bon vin, du Brouilly souvent, ou de la bière avec les stagiaires. On croise quelques écrivains, on évoque les grands noms de la littérature. On rappelle la puissance et la force de Bernard Pivot.

Qu’on connaisse le milieu ou pas, on ne s’ennuie pas une seconde avec cette "Liseuse" qui célèbre principalement l’amour de la découverte littéraire. Réfléchit sur la littérature aussi, dont les éditeurs ne sont pas les gardiens.

Quelle grâce dans ces pages de papier!

dimanche 15 décembre 2013

LEAC d'accord avec Maria Popova de Brooklyn qui apprécie beaucoup Oyvind Torseter

Marie Popova est d'origine bulgare mais vit à Brooklyn. Elle est auteure, critique littéraire et bloggeuse. Elle tient le site Brain Pickings. 

Il y a quelque temps, elle établissait la liste des "13 meilleurs albums pour enfants de l'année 2013" à ses yeux. Des livres en anglais donc, originaux ou... traductions.
J'y ai découvert avec un immense plaisir quelques titres que j'aime beaucoup aussi. 
"Le trou" du Norvégien Oyvind Torseter (traduction de Jean-Baptiste Coursaud, La joie de lire, 64 pages) notamment, "Le petit Brown" d'Isobel Harris, illustré par André François (traduction de Françoise Morvan, MeMo), "Romance" de Blexbolex (Albin Michel Jeunesse), "Jane, le renard et moi" de Fany Britt, illustré par Isabelle Arsenault (Editions de la Pastèque).


"Le trou" est le troisième livre d'Oyvind Torseter qui paraît à La Joie de lire. Très élégant avec son épaisse couverture en carton brut et son ruban toilé jaune sur le dos. Le plus simple à suivre sans doute mais pas le moins insolite. Très sobre par son graphisme mais déjà intriguant à cause du trou perforé à travers toute sa belle épaisseur - difficile de ne pas y coller l’œil comme à une entrée de serrure -. Cet épatant album invite chacun à regarder les images à la plume des pages et à imaginer de quoi il retourne.

Au fond, tout est simple. Un personnage un peu étrange vient de déménager (les images nous le racontent) et remarque qu'il y a un trou dans son nouvel appartement. Un trou qui semble vouloir lui faire des blagues en se déplaçant sans cesse et qui en devient du coup obsédant pour l'occupant. Ce dernier voit par exemple le trou sur un mur mais quand il passe de l'autre côté du mur, le trou a disparu! Par contre, le lecteur le remarque dans le hublot de la machine à laver, le trou, puis par terre, ce qu'expérimente à ses dépens de héros de cette excellente histoire, ensuite dans la porte...



"Au secours!", s'écrie le nouvel occupant des lieux. Il téléphone à un centre de recherches qui l'invite à lui apporter ce trou vagabond. Oyvind Torseter n'a pas encore écrit grand-chose à ce stade de l'album. Inutile tant ses dessins racontent toute l'histoire. S'ensuivent alors quelques scènes croquignolettes pour attraper le trou qui bouge tout le temps et le mettre dans une boîte en carton.


La prise faite, il s'agit de se rendre au labo avec les transports en commun. Pas simple, mais le héros de cette histoire ne semble pas se décourager vite. Les scènes cocasses s'enchaînent. La ville se raconte dans une belle suite de pages. Et toujours ce trou qui perfore les pages...


Les aplats de couleurs qui avaient petitement fait leur apparition se montrent de plus en plus présents.

Enfin, voilà le labo et ses techniciens qui font subir mille examens au fameux trou, jusqu'à ce qu'ils décident de le garder.

Le héros n'a plus qu'à rentrer chez lui, en taxi, croyant s'être débarrassé du problème.


Voilà un album terriblement logique dans son univers insolite et drôlement amusant.
L'abstraction à hauteur d'enfant et, en parallèle, une carte postale attentive de la vie des citadins.

Les deux précédents livres pour enfants d'Oyvind Torseter à La joie de lire étaient tout aussi réussis mais encore  plus mystérieux. Destinés à des enfants plus âgés également.

On a d'abord découvert en 2009 "Détours" (traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, La joie de lire, 72 pages), récompensé à la Foire du livre de Bologne 2008. Un album pour les aînés, quasiment sans texte, composé de cinq parties autonomes que chacun interprète à sa guise.

Ensuite vint pour les grands, en 2011, "Gravenstein" (traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud, La joie de lire, 112 pages).
L'histoire des pommes Gravenstein, jaunes, rondes, luisantes et juteuses, appréciées de tous. D’autant plus appréciées qu’elles sont rares. Un petit bonhomme à trompe en dérobe quelques-unes et se fait poursuivre par les propriétaires du pommier. Il sera finalement sauvé par un père et sa fille. Une superbe et étrange histoire, en noir et blanc piqué de jaune, sur le rejet, la solitude et la violence.