Etienne Delessert qui lui a donné un texte sur la naissance et la vie de la Fiera del Libro per Ragazzi de Bologne, née il y a tout juste 50 ans. Pour que son blog ne s'endorme pas.
Voici son texte.
"On quittait l’hiver suisse pour descendre vers le printemps,
découvrir les arbres roses. On s’est retrouvés avec les amis de Paris, Pierre
Marchand, Jean-Olivier Héron et Christian Gallimard, pour les aider à "monter
le stand" pour la première fois, sous l’oeil narquois de quelques éditeurs qui
ricanaient (on les entendait) :
- Ces gamins ne feront
qu’un seul Bologne…
Les stands étaient minuscules, tapissés d’un vilain tissu
rouge, et l’on a passé la moitié du temps à replanter des punaises,
immédiatement rejetées par la paroi. Tout s’écroulait, mais ce fut là le vrai
début d’un empire.
Jean-O avait conçu d’admirables structures éditoriales, que
Pierre allait développer en séries de non-fiction pendant des années, et de
découverte en "Découvertes", ils imposèrent le style Gallimard autour du monde.
On était joyeux alors, on travaillait dur - je faisais partie
de la bande -, puis on allait s’amuser. On louait des bicyclettes pour de grandes
courses nocturnes dans un Bologne assoupi, ou on filait à Florence pour le
repas du soir. Christian conduisait alors sa Ferrari à 300 km/h (le monde vous
apparaît alors totalement différent…) et en fin de soirée, on décidait d’aller
rendre hommage à la tombe de Dante, au haut d’une petite colline. Les Beccaria,
patrons de Bayard Presse étaient des nôtres, et nous avons fait la
courte-échelle pour passer le haut mur qui entourait le cimetière. La tombe
n’était pas là, bien sûr (on ne devrait jamais écouter Christian) mais nous
avons découvert des ruelles assez profondes entre de hauts arbres, bordées de
cases où brillaient des bougies. Un petit frisson, et nous avons repassé le
mur, sans éveiller l’intérêt des gardes: il aurait été assez drôle de voir la
direction de Bayard et de Gallimard dans une cellule florentine…
Mais ce furent ces aventures qui nous ont liés, et donné la
force de bousculer le petit monde de l’édition et de la presse pour enfants.
Alors tout nous semblait possible, l’imagination et la déraison de l’enfance
étaient encore au pouvoir, et on repartait voir le lever du jour à Venise. Pour
être au stand à 9 heures pile.
En 1981, j’eus le plaisir de voir - comme éditeur de
Tournesol - la série de mes petits livres de "Yok-Yok" recevoir le Prix Graphique
de la Fiera. On avait commencé par de courts films pour des TV européennes,
puis ils avaient été adaptés en albums pour enfants, en disques (avec des
musiques d’Henri Dès sur des paroles d’Anne van der Essen et Pierre Grosz) et
en jouets: le jury du Prix avait relevé la cohésion de l’aventure. Il était
rare alors, c’est vrai, de décliner ainsi un personnage en lui laissant un peu
de charme.
Bologne m’avait aussi permis d’organiser de multiples coéditions internationales.
C’est l’année suivante que George Peterson et Ann Redpath,
de Creative Education (devenue Creative Editions) dans le Minnesota, m’ont
donné rendez-vous en Italie pour me proposer de créer avec eux une série de vingt
livres de contes célèbres, mis en scène de façon originale par de grands
dessinateurs.
Rita Marshall venait de me rejoindre en Suisse, et c’est
ensemble que nous avons convaincu Edelmann, Topor, Tardi, Chermayeff, Stasys,
Dumas, Lemoine, Chwast ou André François de participer à cette collection (ces
livres, en plus grand format, restent aussi neufs aujourd’hui).
Rita est une admirable graphiste, et, directrice de
création, elle eut l’idée de demander à Sarah Moon de s’attaquer au Petit
Chaperon Rouge. Rita connaissait bien les photos de mode souvent troublantes de
Sarah pour Cacharel, riches de réflexions floues et granulées, d’ombres
violettes qui laissaient deviner un monde inquiétant et superbe.
Aussi fut-elle ébouriffée de découvrir chez Delpire et Sarah
(alors qu’André François regardait la scène avec un petit sourire) des images
d’une noirceur expressionniste, mises en scènes comme un film de Lang. Une
traction Citroën des années de guerre était le loup.
Pour nous, c’est de loin la meilleure version de ce conte,
tendue, mystérieuse, avec la fin brutale qui fut écrite par les frères Grimm.
Les vingt contes furent publiés par Creative aux USA, en France
par Grasset, dans ma collection "Monsieur Chat" (je devais avoir eu une petite
brouille amicale avec Marchand!…) et dans trois ou quatre autres pays.
Et en 1984, la Fiera décerna son Prix…au "Chaperon noir" de
Sarah Moon! Je me souviens des titres en première page de plusieurs grands
quotidiens italiens, qui tous, à propos de ce choix audacieux,
s’interrogeaient: que peuvent donc lire les enfants?
On connaît la réponse de Sendak, de Tomi Ungerer ou la
mienne à cette question.
Un dimanche de 1983, tard dans cette dernière soirée de
Fiera, aplatis de fatigue, Rita et moi avions vraiment hésité à rouler vers
Florence pour y rencontrer, pour la première fois, un certain Roberto
Innocenti.
On est arrivés vers trois heures du matin, avons prié une
voiture de police de nous guider à notre hôtel. Nous n’étions donc guère frais
lorsque nous avons visité le studio graphique dans lequel Roberto travaillait à
coller des textes. Et il ne parlait que l’italien.
Mais de cette rencontre sont nés son interprétation "années
1920" de "Cendrillon", et "Rose Blanche", dont je découvris trois originaux dans un
tiroir ce matin-là.
C’était ça, la Fiera!
Mon plus mauvais souvenir? Le soir de 1989 où je devais
recevoir, avec l’éditeur de FSG, le Prix pour "A long Long Song" (Chanson
d’Hiver). Rita était avec moi, tout comme notre fils Adrien, âgé d’un an, à qui
je faisais découvrir des dindes sauvages dans les hautes herbes d’un pré tout
proche de la Foire.
On était venus des Etats-Unis, mais nous n’avons pas pu nous
frayer un chemin à travers la foule compacte qui occupait l’escalier du
Palazzo. On est finalement arrivés dix minutes trop tard, la cérémonie s’était
déroulée sans nous, et la directrice d’alors s’excusa sèchement:
- Les gens se
fichent du prix, ils viennent pour le buffet!"
Etienne Delessert, décembre 2012.
Avez-vous vous aussi des souvenirs de la Foire de Bologne
à partager?