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N'y-a-t-il que les hommes et les bêtes à l'alpage? (c) Helvetiq. |
Des montagnes découpées, un inquiétant ciel rouge et une silhouette de femme qui court. La couverture du nouvel album du jeune auteur de bande dessinée suisse
Fabian Menor frappe davantage que son titre,
"Derborence" (Helvetiq, collection "Ramuz graphique", 140 pages). Trois syllabes qui parleront toutefois à l'amateur de géographie car c'est un lieu du Valais suisse, à l'amateur d'histoire car il s'y déroula une tragédie il y a plus de trois siècles et au lettré car ce drame a inspiré l'immense écrivain suisse
Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947). Publié en 1934, "Derborence", un de ses derniers romans donne la trame de ce splendide roman graphique dont la lecture coupe le souffle. Par son histoire, ses histoires plutôt, et par son traitement graphique de toute beauté. Si
Fabian Menor est entré en littérature par la jeunesse (lire
ici), ce nouveau travail qui le consacre est destiné aux ados et aux adultes.
Comment expliquer que Charles-Ferdinand Ramuz soit si peu connu en Belgique? Il n'y a que 800 kilomètres entre Derborence et Bruxelles. Je me souviens encore des gloussements de joie de ma consœur vespérale qui parcourait les deux volumes de ses romans parus dans la Bibliothèque de la Pléiade en 2005. Mieux faire connaître les auteurs helvètes était évidemment une des missions du festival Allegra, quinzaine du livre suisse en Belgique qui vient de se terminer (lire ici et ici).
Près de cent ans après Ramuz, plus de trois cents ans après le drame, Fabian Menor crée avec "Derborence" un formidable pont entre passé et présent. "Le livre est une commande des éditions Helvetiq", m'explique le dessinateur, 25 ans, passager de l'allègre Blablabus. "Elles ont décidé de se lancer dans la bande dessinée avec la collection "Ramuz graphique". Pour cela, elles ont choisi trois de ses livres qu'elles ont confiés à trois dessinateurs différents. J'inaugure la collection."
Fameuse inauguration car "Derborence" est un album aussi beau que fort dont la lecture bouleverse. Nous sommes en 1714 dans le Valais. Dans la montagne d'alors, vide, silencieuse, refuge d'un diable et de ses diabletons. Comme chaque printemps, les hommes montent les vaches à l'alpage de Derborence. Les femmes et les enfants restent au village. Les couples doivent se séparer, les familles se partager. Telle est la vie là-bas. Jusqu'à cette nuit où la montagne s'écroule sur l'alpage, tuant hommes et animaux. En bas, c'est le deuil et le désespoir. Sauf pour Thérèse, jeune mariée, enceinte, qui ne veut pas croire à la mort de son Antoine. Elle ignore alors quel mari elle va voir revenir un jour de cet enfer, hébété, hagard, persuadé qu'il a abandonné Séraphin, son vieux compagnon, et résolu à le retrouver. Quand le futur père repart dans cette montagne ennemie, hantée par un fantôme, la future mère sait ce qu'elle va faire, envers et contre tous. Parce que Thérèse est la vie et l'amour.
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Thérèse, sûre d'elle. (c) Helvetiq. |
Histoire poignante et intemporelle, le "Derborence" de Charles-Ferdinand Ramuz explose dans ce puissant roman graphique. On sent que Fabian Menor s'est rendu sur les lieux du roman, s'en est imprégné. "Derborence est un lieu touristique", dit-il. "Le Valais y apparaît dans toute sa splendeur, avec ses forêts, ses montagnes. J'ai été séduit par l'aspect du lieu et par le côté littéraire du texte. C'est à la fois une histoire vraie, celle d'un éboulement, et une histoire d'amour et de confiance."
"Je connaissais Ramuz, j'ai découvert son écriture. J'ai lu le livre sans appréhension de la grande figure littéraire qu'il est. Il y a beaucoup de liberté chez Ramuz. J'ai essayé d'avoir la même liberté pour moi. J'ai d'abord lu le texte comme un lecteur lambda. Puis je l'ai relu pour choisir les passages les plus intéressants. Enfin j'en ai fait un récit qui est ma vision du livre. Lors du découpage, j'ai créé un effet d'entonnoir pour chaque scène. J'ai fait mes choix instinctivement, en me laissant aller. Personne ne sait exactement d'où vient l'inspiration."
Superbe réussite que cet album qui porte le récit par le texte comme par l'image et le découpage. Toute en tons de noir bleuté, l'excellente scène de l'éboulement se poursuit sur plusieurs doubles pages, violentes à l'égal des éléments furieux. "Pour ce livre, j'ai travaillé à l'encre de Chine pour le noir et en lavis pour les gris. La couleur est numérique", commente l'illustrateur. Fabian Menor joue sur toutes les ressources du roman graphique pour rythmer son récit, pages à deux, trois, quatre, cinq ou six cases, pleines pages à bord parfois perdu, choix des couleurs. Celles-ci distinguent les scènes du haut où planent les superstitions et les scènes d'en bas où la vie va. Après la nuit de bruit, de fumée, de stupeur d'où émergent des survivants et où sont comptés les absents, les couleurs coulent de noir en gris, de gris en sépia. Toujours justes, les tons s'allument et s'éteignent selon les épisodes. "J'ai voulu qu'il y ait beaucoup de pages en cases car il y a beaucoup d'histoires et j'ai voulu beaucoup de pages avec des paysages parce que c'est cela, ce coin du Valais. J'ai placé les ambiances couleur que "Derborence" m'inspirait. Je ne pratique pas le coloriage à la Tintin. Pour moi, la couleur est à la fois une émotion et un personnage du livre."
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(c) Helvetiq. |
"Derborence" est aussi une magnifique histoire d'amour.
"Quelle foi cette femme a en la survie de son mari! Il y a des fantômes aussi, des mystères, des diablotins, c'est l'époque qui veut cela. Mais quelle force, quelle force que son amour! Il n'y a pas de gestes tendres dans le couple dans le livre original, à l'inverse de la bande dessinée où je les ai représentés. L'éboulement a été comme la fin du monde là-bas, le bruit terrible de la falaise qui se détache, le peu d'infos qui ont circulé. Cela a été une forme d'enfer sur terre." Adapté par
Fabian Menor,
"Derborence" ouvre magnifiquement la collection "Ramuz graphique".