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mercredi 29 mai 2019

Quarantième palmarès du prix Bernard Versele


On savait que le palmarès du prix Bernard Versele 2019 était connu (lire ici). 50.155 votants ont été dénombrés pour l'édition 2019, ce qui signifie évidemment qu'il y a eu davantage d'enfants lecteurs.


Palmarès 2019

1 chouette 


Lauréat
"Poto le chien"
Andrée Prigent 
Didier Jeunesse

Un album malicieux qui parle de fidélité, d'amour et de liberté. Un texte qui joue sur les répétitions. Et des images qui sont travaillées comme des linogravures.





Label
"Oh, hé, ma tête!"
Shinsuke Yoshitake
traduit du japonais par Corinne Altan
Kaléidoscope

L'apprentissage de l'habillage, et l'autonomie dans ce domaine.





2 chouettes


Lauréat
"Capitaine Maman"
Magali Arnal 
l'école des loisirs

Un sous-marin de poche, une maman archéologue et Capitaine, une Mémé Quartier-Maître, trois enfants débrouillards, les ingrédients d'une belle histoire remarquablement illustrée




Label
"Le ruban"
Adrien Parlange
Albin Michel Jeunesse

Fantaisie et imagination s'allient pour célébrer cet insolite sujet qu'est un ruban jaune courant de page en page. Lire ici.






3 chouettes 


Lauréat
"Minute, papillon"
Gaëtan Dorémus
Rouergue

Des planches de légumes qui pourraient bien ressembler à autre chose que des légumes où se nourrit une petite chenille qui grandit, grandit, grandit, jusqu'à devenir...





Label
Livre: La révolte des lavandières, John Yeoman, Gallimard ..."La révolte des lavandières"
John Yeoman et Quentin Blake
traduit de l'anglais par Catherine Denis
Gallimard Jeunesse

Laver, rincer, sécher, repasser... à la blanchisserie de Monsieur Lerat, sept lavandières travaillent sans relâche. Mais plus les jours passent, plus le linge s'entasse. C'en est trop ! Excédées, elles se révoltent et s'enfuient.




4 chouettes


Lauréat
"Ma grand-mère est une terreur"
Guillaume Guéraud 
Rouergue

Dérision, caricature, mais aussi bonhomie et chaleur humaine dans ce roman qui met en scène une incroyable grand-mère qui vit dans une maison isolée au milieu des bois, qui a de la suite dans les idées, un énorme pouvoir de persuasion, un sens aigu de la justice et du bien commun… et accessoirement un marteau et une faucille qu'elle garde pour les grandes occasions.



Label
"Tout sur les tremblements de terre"
Matthieu Sylvander/Perceval Barrier
l'école des loisirs

Mêlant album, bédé et documentaire, livre de géologie et manuel de construction, cet album se déroule chez les Indiens et a pour personnage principal une tablette tactile. Concentré d'observation et d'humour, il envoie une solide claque sur le nez de ceux qui se sentent tout-puissants. Lire ici.




5 chouettes


Lauréat
"Sally Jones. La grande aventure"
Jakob Wegelius
traduit du suédois par Agneta Ségol et Marianne Ségol-Samoy
Editions Thierry Magnier

Un roman animalier, traité à l'ancienne dans la grande tradition des feuilletons du XIXe siècle. 




Label
"Y a pas de héros dans ma famille"
Jo Witek
Actes Sud Junior

Quand Mo décide d'affronter sa drôle de famille.






lundi 27 mai 2019

Pas drôle, le décès de François Weyergans

François Weyergans, reçu à l'Académie française le 16 juin 2011.

"Le Secrétaire perpétuel et les membres de l'Académie française ont la tristesse de faire part de la disparition de leur confrère M. François Weyergans, décédé le 27 mai 2019 à Paris. Il était âgé de soixante-dix-huit ans. Il avait été élu le 26 mars 2009 au fauteuil d'Alain Robbe-Grillet (32e fauteuil)."
Tel est le communiqué qu'a publié ce lundi 27 mai 2019 Hélène Carrière d'Encausse, secrétaire perpétuel depuis le 21 octobre 1999, pour annoncer le décès du premier écrivain belge - mais qui connaissait la nationalité de ce Français d'adoption - élu sous la coupole. François Weyergans était né le 2 août 1941 à Bruxelles, d'un père belge, l'écrivain Franz Weyergans, et d'une mère française. Il allait donc avoir les 78 ans annoncés par l'Académie. Il y fut reçu le 16 juin 2011 par Erik Orsenna qui répondit à son discours sur son prédécesseur de fauteuil, Alain Robbe-Grillet.

François Weyergans, F.W. comme il disait,  aurait sans doute écrit tout autre chose, lui le facétieux qui avait l'art de faire tourner ses éditeurs en bourrique, en ne rendant jamais ses textes à l'heure qu'il avait lui-même annoncée. Ses lecteurs aussi, à qui il promettait un nouveau livre, une promesse qu'il n'honorait souvent que très longtemps plus tard. Lui qui aimait faire le clown pour masquer qu'il doutait tant de lui-même. Sans oublier les académiciens qui ont dû l'attendre lors de sa séance de réception. Il était officiellement coincé dans un embouteillage mais la petite souris dans le taxi voyait bien qu'il était encore en train de relire et de raturer son discours, contrairement aux usages de l'Académie qui veulent que le texte prononcé soit communiqué bien à l'avance.

Apprendre la mort de François Weyergans, c'est voir soudain danser un tas de titres qui ont marqué la littérature. "Trois jours chez ma mère" (Grasset), bien entendu, prix Goncourt 2015, obtenu de haute lutte contre Michel Houellebecq et sa "Possibilité d'une île" (Flammarion), lui donnant le titre de seul doublé Goncourt-Renaudot. "Salomé" (Léo Scheer), son dernier titre, datant de 2005 mais republié en 2015, un roman écrit en 1968 et 1969 quand il avait 27 ans et resté inédit jusqu'à sa publication. "Royal romance" (Julliard, 2012), roman attendu six ans, date de parution reportée deux fois, titre modifié en finale, du Weyergans en condensé, avec un héros qui lui ressemble tellement; il sera son quatorzième et dernier. "La démence du boxeur" (Gallimard), prix Renaudot 1992, la dernière nuit d'un producteur de cinéma dans la maison de son enfance. "Macaire le Copte", cet esclave, pilleur de tombes et moine dans la Basse-Egypte du IVe siècle, prix Rossel 1981. "Le Radeau de la méduse", ou ce que sont devenus au XXe siècle les rescapés du tableau de Géricault, prix Méridien des quatre jurys (1983), Evidemment "Franz et François" (Grasset), Grand prix de la langue française 1997 où l'auteur s'expliquait avec son père décédé vingt ans plus tôt. Et aussi "La vie d'un bébé" (Gallimard, 1986), ou plutôt les souvenirs d'un fœtus.
Passionné de cinéma, il participa aux "Cahiers du Cinéma" dès l'âge de 19 ans et tourna son premier court-métrage, "Béjart", en 1961. Critique cinématographique, il était aussi critique littéraire, créateur de plusieurs sujets pour l'émission "Dim Dam Dom", de 1968-1970, metteur en scène de "Tristan und Isolde" de Wagner , en 1970, au Théâtre de la Monnaie bruxellois. Il présida la commission "Roman" du C.N.L. pendant quatre ans dans les années 1980.

J'avais eu la chance de rencontrer François Weyergans à la sortie de "Royal Romance" en avril 2012. Voici ce qui avait été publié alors.

"Duffel-coat bleu, costume, baskets aux pieds, l'air de ne jamais savoir quelle attitude prendre, regard mi-ironique mi-perdu derrière les lunettes. C'est François Weyergans. Une écriture policée, travaillée et retravaillée. Un discours hésitant, parsemé de silences, de réflexions et de détours, mais original, pertinent, personnel. Un écrivain qui ne joue pas à l'écrivain, profondément anticonformiste mais académicien quand même.
Dans votre dernier roman, "Royal Romance", vous écrivez: "Le vrai sujet, c'est, comme toujours: à quoi riment nos vies?" Le sujet de vos livres?
C'est une question qui n'a pas de réponse. En effet, la vraie souffrance, qui peut conduire jusqu'à des états que les psychiatres essaient de soigner, c'est de ne pas avoir de réponse à la question: à quoi rime ma vie? Mais si on ne parle que de moi, on peut dire que je suis très content: je suis écrivain, je suis reconnu, je reçois des à-valoir comme peu de gens en reçoivent, je les dépense trop vite et c'est une autre histoire, je voyage et en même temps fondamentalement, ça ne sert rien.
C'est la seule vraie question de la littérature?
On ne va pas prendre de telle décision si vite. Mais si vous prenez le théâtre de Shakespeare, que dit-il d'autre en fin de compte? Dans mon livre, c'est un propos que le type remue comme ça dans sa tête. Il fait aussi l'éloge de l'improviste, de l'inattendu. Ce qui me plaît, c'est de mettre plein de signes de piste, d'énigmes, un peu comme quand on cache des œufs de Pâques dans le jardin pour les gosses. Des choses qui font un peu penser, réagir le lecteur. Moi, mon plaisir de lecteur, c'est quand c'est moi qui invente le livre. Quand je lis, il y a dans ma tête des choses qui ne sont pas imprimées mais qui se cachent quand même derrière les phrases.
Vous, pourquoi vous écrivez?
Parce que ça m'occupe. Mais je suis content quand j'ai fini. On a l'impression alors qu'on a terminé un objet. Et je le termine au moment où j'arrive à le lire un peu vite et que rien ne m’arrête: c'est fluide, ça glisse, ça va… Ce qu'il y a dedans, je suis censé y avoir réfléchi avant. Et là l'objet est bien poli. Après on peut le trouver intéressant ou pas.
Vous écrivez pour éviter des psychanalyses, pour vous amuser, pour lancer un message.
Pas de message, non, non. Pour le reste, je n'en sais rien au fait. J'écris parce que j'ai signé des contrats.
C'est réduit à sa plus simple expression, ça.
Enfin un peu de simplicité. Il faut quand même que j'écrive.
C'est un besoin?
Oui, sans doute. Si je gagne un jour au Loto, je continuerai quand même à écrire.
Vous écrivez toujours la nuit?
Oui, c'est plus fort que moi. La nuit, on est seul, on n'est pas dérangé et il n'y a pas la tentation de sortir trop. De 22-23 h jusqu'à 8-9 h. Il y a des écrivains qui ne travaillent que le matin, 9 h-11 h 45, et puis ils s'arrêtent. Moi je veux continuer. C'est pour ça que je recule le moment d'avancer parce que, pendant l'écriture, il n'y a pas de vie sociale, c'est exténuant et c'est humiliant: le premier texte n'’est évidemment pas bon, il faut l'améliorer sans cesse, mais ça vous avance petit à petit vers le livre qui sera un jour fini.
Vous écrivez à l'ordinateur, à la plume?
J'écris beaucoup à la main. Dès que c'est compliqué, et c'est souvent compliqué, j'écris à la main. J'ai renoncé aux machines à écrire mécaniques parce qu'on ne trouve plus de ruban. Elles avaient l'intérêt que, quand on avait trop de ratures, on retapait, et en retapant, on corrigeait encore des erreurs. A l'ordinateur, on corrige ce qui ne va pas, mais on ne réécrit pas les choses. Quand on retape toute une page, on fait vraiment attention. Tout à coup, il y a une phrase qui n'est pas très bonne, alors on la fait sauter. Et puis quand je tapais à la machine, je gardais toutes les pages que j'avais rejetées, et en les relisant, je trouvais que j'avais mieux rendu un moment là que dans le texte postérieur. On peut alors tomber vite dans le personnage de Jack Nicholson dans "Shining", l'écrivain qui tape une seule page et qui finit avec une hache à la main.
Vous écrivez des livres pour ne pas finir une hache à la main?
Je ne crois pas que l'écriture a un rôle analytique. Après "Franz et François", des gens sont venus me dire: ça vous a soulagé d’écrire ça? Je suis tombé des nues. Je voulais faire un livre qui s'approche du classicisme littéraire, mais pas me guérir du deuil de mon père. Françoise Dolto avait dit un jour: "Un écrivain est malade quand il n'écrit pas." Moi c'est quand j'écris que je suis malade."



jeudi 23 mai 2019

Un prix littéraire qui compte 1,5 million de jurés


Ce jeudi 23 mai, le prix Bernard Versele (lire ici) de la Ligue des Familles que dirige maintenant Christophe Cocu fêtait officiellement ses quarante ans!

Quarante ans, cela veut dire, 1,5 million d'enfants qui ont envoyé un bulletin de vote valable, moins cependant que les enfants de 3 à 13 ans qui ont lu les livres.
Quarante ans et une moyenne de 50.000 enfants votants. Un nombre qui est de nouveau atteint en 2019. Un palier symbolique qui a connu des hauts et des bas comme en 2012 (lire ici).
Quarante ans, cela signifie un millier de titres sélectionnés par des comités de lecture, 181 livres primés (et autant de livres ayant reçu un label, soit une deuxième place). De quoi se constituer une merveilleuse bibliothèque jeunesse parcourant l’histoire de la littérature pour enfants.

Célébrée à Bruxelles-Environnement, la cérémonie des quarante ans n'a pas eu le panache de celle des trente-cinq ans au Théâtre de la Montagne Magique (lire ici). Elle a toutefois réuni de nombreux acteurs de la littérature jeunesse, auteurs, illustrateurs, éditeurs, comités de lecture. Le spectacle 2019 était un épais mille-feuilles, joué devant un public mixte enfants-adultes. En intermèdes réguliers, l'état de dessins réalisés en direct par Thomas Lavachery et le jeune Ronan sur l'emprunt d'un masque traditionnel, des témoignages audio d'enfants lecteurs - ou pas -, provenant du Sacré-Cœur de Lindthout, des comptines célèbres chantées avec le public. En tranches spéciales, des mini-spectacles de jeunes lecteurs d'après différents livres, une ronde par l'école Prince Baudouin (Woluwe-Saint-Lambert) sur "Picoti... tous partis?" de Françoise Rogier (A pas de loups), de très impressionnantes photos d'écoliers de La Louvière qui répondaient en à la question "Si je devais quitter mon foyer, j'emporterais...", faites après la lecture de l'album "De la terre à la pluie" de Christian Lagrange (Seuil Jeunesse). Et encore, la projection de dessins légendés, conçus lors d'ateliers avec Mélanie Rutten, une très belle fresque paysage de dessins de routes et de ponts répondant à l'idée "Sur notre chemin", faits à la petite école de Gentinnes lors de séances avec Anne Brouillard. Et aussi, "Capitaine Maman" de Magali Arnal (l'école des loisirs) conté par Christine Horman.  Et également la présentation du dessin animé tiré de "C'est moi le plus fort" de Marion Ramos par Arnaud Demuynck). Tout cela entourant un débat surréaliste et passionnant entre Benoît Jacques et Anne Herbauts, complètement improvisé, et dont la conclusion a été "Il faut des souris vertes".

Longue vie au prix Bernard Versele, futur quinqua, mené de main de maître depuis des décennies par Michèle Lateur et son équipe.




PS: Le palmarès 2019 est connu mais ne sera dévoilé que le 29 mai.

















mercredi 22 mai 2019

Dire ce qu'il a longtemps fallu taire

Aude Mermilliod.

Lyon où elle est née, Toulouse où elle a étudié les beaux-arts, Bruxelles où elle est passée et a bossé cinq ans comme serveuse à la célèbre brasserie saint-gilloise, "le" Verschueren, Montréal où elle a travaillé, travaillé, travaillé, en parfaite autodidacte, et gagné le prix Raymond Leblanc de la jeune création 2015 pour sa première BD, "Les reflets changeants" (Le Lombard), Lyon où elle est à nouveau installée après cinq années au Québec, l'illustratrice BD Aude Mermilliod est une voyageuse. Elle tient d'ailleurs le blog La fille voyage. Elle était de retour à Bruxelles pour parler de son deuxième album, "Il fallait que je vous le dise" (Casterman, 168 pages). Un livre magnifique, sensible et apaisé, sur cet accident de la vie qu'est un avortement. Ce qui est superbe ici, c'est que si Aude Mermilliod raconte l'avortement qu'elle a vécu, elle double son récit du parcours médical du médecin français Marc Zaffran, écrivain sous le pseudonyme de Martin Winckler, qui réside au Québec depuis 2009.

L'album s'ouvre sur un texte d'Anne Sylvestre, "Non tu n'as pas de nom". Et tous ceux qui en ont l'âge se rappellent de la chanson et de sa musique (ici), qu'elle soit interprétée par Anne Sylvestre elle-même ou par Pauline Julien par exemple. Une chanson qui a été brandie par tous les militants de l'IVG, avec l'accord de sa créatrice, même si elle n'est pas née ainsi: "Ce n'était pas une chanson sur l'avortement mais une chanson sur l'enfant ou le non-enfant", a toujours répété Anne Sylvestre.

La découverte. (c) Casterman

Clin d’œil à Bruxelles (c) Casterman

Sans cases, lumineux avec ses couleurs douces et la part réservée au blanc, "Il fallait que je vous le dise" raconte donc un avortement, celui que l'auteure a subi, celui que l'auteure a voulu, celui qui s'est déroulé il y a huit ans. Elle avait 24 ans. Elle dit les choses simplement. Les mystères aussi, comme celui de tomber enceinte alors qu'on porte un stérilet. Le déni et le dépit devant ce coup du sort. Elle  dit également les maladresses pleines de bonne volonté de l'entourage, du médecin. "Le médecin qui m'a fait mon avortement n'était pas méchant mais maladroit. Il était encombré par ma tristesse et ma douleur." Avec fougue, avec colère, mais sans esprit guerrier. Aude Mermilliod dit surtout ici la tristesse qu'elle a eu à avorter, même si c'était son choix et qu'elle n'a jamais regretté ce choix.
"J'ai écrit des textes au moment où j'avortais, il y a huit ans. Une sorte de journal intime, impubliable évidemment, mais j'avais déjà l'idée d'en parler un jour. Le point de départ du livre a été de voir ma belle-sœur enceinte. Elle allait être maman et je ne l'étais pas. C'était douloureux pour moi. J'ai écrit l'histoire, de manière tranquille, en un jour."
L'artiste fait très bien ressortir le silence auxquelles sont condamnées celles qui ont avorté. Au motif que ce n'est pas grave, que d'autres le font... Mais chacune, là-dedans, quelle est sa place? Quelle est la place pour son chagrin?
"J'ai avorté, je ne l'ai pas regretté une seule seconde, mais ce que j'écris dérange les gens. Ceux qui pensent que ce n'est pas si triste que ça. Ben si, c'est triste. Cette tristesse n'a sa place nulle part mais les femmes qui ont avorté comprennent."
Pas de jugement moral, pas de meilleure façon de faire. Chacune fait comme elle peut. Du mieux qu'elle peut.
"Je ne suis pas prescriptrice de la façon dont un avortement doit être vécu. Avorter, ce n'est pas anodin mais c'est extrêmement banal. Il y a peu de mots pour en parler, pareil pour une fausse couche avant trois mois. Un avortement est supposé être privé donc il est tu."

Les débuts de médecin de Marc Zaffran (c) Casterman

La deuxième partie, également écrite à la première personne, est le parcours de Marc Zaffran, médecin, alias Martin Winckler, qui a confié son parcours personnel à Aude Mermilliod. Ses découvertes d'homme, ses apprentissages de médecin pratiquant l'avortement, son écoute des femmes et surtout son cheminement dans sa pratique. Se mettre à la place d'une femme subissant un avortement, d'une femme subissant les conseils parfois trop zélés des médecins, il l'a fait. Et a modifié son approche et sa pratique. Grâce aussi à une extraordinaire Yvonne qui lui a ouvert les yeux sur plein d'aspects en relation avec l'avortement ou la contraception.
"Marc Zaffran,  je l'ai rencontré par hasard. J'avais lu "Le chœur des femmes" quand j'avais avorté. J'étais tombée enceinte sous stérilet! Je lui avais envoyé un mail. J'ai été épatée par la rapidité de sa réponse et par sa bienveillance et sa gentillesse. Marc aime bien la BD. Quand j'ai commencé cet album, je l'ai contacté pour lui demander une annexe. Son point de vue de médecin. Il pouvait dire par exemple ce qu'est une bonne consultation IVG. Il m'a raconté tout son parcours. Je me suis dit qu'en faire une annexe était du gâchis. Il est donc devenu un des personnages du livre. A 50/50 avec moi. Il m'a raconté sa vie, en direct et par Skype. J'ai pris des notes. J'ai élaboré un scénario, des dialogues, je lui envoyé pour corrections et relecture. Puis il m'a laissée libre. Il aborde le rapport soignant-soigné. Comment créer de l'empathie avec les patients. Il a un blog d'écrivain et un blog de médecin qui est une mine d’infos. Il a eu Yvonne dans son parcours qui lui a ouvert les yeux sur la réalité des femmes alors qu'il était plein de bonne volonté pour "bien soigner"."
Durant un avortement. (c) Casterman.

La BD frappe par sa luminosité et son caractère paisible au-delà du sujet crucial, vu l'actualité américaine et italienne des dernières semaines, qu'elle traite. Les personnages sont habilement croqués en quelques traits expressifs qui leur donnent vie. On est avec Aude, on est avec Marc. Tout est dit, mais tout n'est pas montré, suggéré plutôt, et cela suffit. Le choix de la taille des dessins repose sur l'intensité du récit, des vignettes à la pleine page pour hurler en passant par d'autres arrangements de l'espace de la page, le tout dans de judicieuses gammes chromatiques.
"Je travaille à l'ordinateur, avec une tablette graphique. Je n'ai pas voulu de case pour éviter les contraintes de décor. J'ai utilisé trois couleurs d’intensités différentes. Je me suis libérée de la vérité graphique. Je voulais que les pages soient lumineuses et légères. Je voulais aller dans l'épure. Ma belle écriture régulière? Je vous donne un petit secret de fabrication: les textes sont de l'écriture droite imprimée sur laquelle je repasse à la main."
Suggestion. (c) Casterman.

On l'aura compris, il faut absolument lire "Il fallait que je vous le dise", sensible, bienvenu et terriblement attachant dans ses deux parties.

Les romans de Martin Winckler sont principalement publiés chez P.O.L.

Le discours de Simone Veil, le 26/11/1974. (c) Casterman.



mercredi 15 mai 2019

Mawda, qui a deux ans pour toujours

Mawda, son sourire et son bob.

L'an dernier, dans la nuit du 16 au 17 mai 2018, sur une autoroute belge, pas loin de la frontière française, une petite fille est morte. Elle se trouvait dans une camionnette, blanche comme il se doit. Le fourgon transportait des migrants et fuyait la police qui l'avait pris en chasse. Un policier a sorti son arme. Il a tiré. Il a tué Mawda, petite fille kurde de deux ans. Emotion dans le pays, comme souvent quand un enfant meurt - rappelez-vous Aylan -, émotion plutôt dans une partie du pays car le drame a vite été instrumentalisé par le gouvernement pour rendre les parents de Mawda en particulier et les migrants en général responsables de leur malheur. On a menti, officiellement, pour cacher la vérité. On a beaucoup menti.

Une fois encore, la société civile a été là pour recueillir Shamdin, Phrast et Hama Shawri, les parents et le frère de quatre ans de la petite victime. Pour accompagner cette famille dévastée par le chagrin, perdue sur les routes et dans la clandestinité faute de papiers de réfugiés. La presse n'a pas beaucoup bougé par rapport à cette bavure, se contentant de relayer les mensonges officiels sans rien vérifier. Sauf Michel Bouffioux qui a publié une formidable contre-enquête dans "Paris-Match Belgique" et a parfaitement démontré que l'affaire Mawda était directement liée aux opérations Medusa visant les migrants.

Mawda, son sourire et son bob. Aujourd'hui, un an après la mort de cette petite innocente qui aura toujours deux ans parce, sort un livre atypique dont les bénéfices seront versés à sa famille. "Deux ans et l'éternité" de Vincent Engel et Michel Bouffioux (Ker Editions, dessin de couverture de Benjamin Cuvelier, 212 pages, 10 euros) se compose de deux parties complémentaires. D'abord un "récit" d'écrivain, très impliqué dans son époque et sa société, sous forme chorale, ensuite une enquête de journaliste, sérieuse, approfondie. L'ensemble plaide pour un "plus jamais ça", incite à un monde plus juste et plus humain.

Vincent Engel reprend librement les faits réels de l'"affaire Mawda" et les précède d'une hallucinante séance à la Chambre des Représentants le 22 novembre 1938 - la Nuit de Cristal venait d'avoir lieu. Il choisit de se glisser successivement dans la peau des différents acteurs du drame. "La fiction est une manière de dire le monde, l'espoir et la souffrance", écrit-il. Il est Mawda, petite Kurde parlant le rare sorani qui nous raconte par bribes son histoire, celle de ses parents, celle de son frère. Il est la traductrice. Il est le passeur. Il est le tireur. Il est aussi le témoin d'une conversation glaçante entre le "Premier" et le "Secrétaire". Ces voix nous permettent de revoir l'affaire sous différents points de vue et sont autant d'occasions pour Vincent Engel de porter le fer là où cela fait mal. Une démarche d'écrivain jouant avec les mots n'empêche pas les prises de position et les engagements. Car la démocratie est menacée par cette affaire aussi désolante que sordide.

La deuxième partie du livre reprend la série d'articles que Michel Bouffioux, journaliste d'investigation courageux, a consacrés à l'affaire Mawda dans "Paris Match Belgique" et sur le site ParisMatch.be entre le 20 décembre 2018 et le 7 mars 2019. Soit une impeccable contre-enquête, basée sur de multiples témoignages et divers écrits et rapports officiels, qui a démonté les mensonges officiels, a mis en lumière les opérations policières Medusa et les multiples dysfonctionnements du système policier, complétée d'une interview de l'avocate de la famille. Des incidents techniques qui effacent les enregistrements précieux à la préparation d'une version policière collective en passant par la sinistre manière dont ont été traités les parents et le frère de Mawda alors que la petite fille mourait seule dans une ambulance et l'ordre de quitter le territoire remis quasi immédiatement à tous les passagers du fourgon maudit. Même si on l'a lue lors de sa publication, cette enquête rend muet de stupéfaction et d'indignation. La Belgique est-elle devenue ça? Et va-t-elle le rester?










mardi 14 mai 2019

Aider à imprimer un livre pour enfants camerounais sur l'Artemisia, plante anti-malaria

Culture d'Artemisia en Tanzanie.

L'Artemisia annua est une plante géniale qui permet de prévenir et même de guérir la malaria. Les Chinois l'utilisent à cet effet depuis 2.000 ans. Il faut savoir qu'en Afrique, un enfant meurt de la malaria toutes les deux minutes. La preuve que les moyens utilisés pour éradiquer cette maladie, des milliards de dollars, sont insuffisants. Pourtant, une solution existe. Accessible, naturelle et peu coûteuse, pouvant être utilisée sur de jeunes enfants et sur les femmes enceintes, cette plante magique est l'Artemisia annua.

Elle a été introduite en 2010 sur le continent africain par l'association IDAY, plus précisément dans les écoles où elle peut facilement être cultivée par les gens du coin car elle s'est adaptée sans problème au climat local (lire ici). On comprend tout de suite qu'elle fait l'objet de campagnes de dissuasion de la part des firmes pharmaceutiques qui voient qu'à cause d'elle, leurs vaccins et médicaments ne seront plus utiles. En plus, cultiver et consommer l'Artemisia annua est une façon pour les Africains de se venir eux-mêmes en aide.

Afin de sensibiliser les enfants et leur famille à la plante, l'association belge IDAY a demandé à un auteur-illustrateur camerounais, le bien connu Vincent Nomo ("L'arbre à merveilles", "Le vieux char", "Le cri de la forêt), de créer un livre pour enfants qui sera édité au Cameroun par les éditions Akoma Mba (Yaoundé). Après six mois de recherches et de rencontres avec des scientifiques et des utilisateurs de la plante, l'album "Yanou a le palu" a vu le jour. Vincent Nomo s'adresse aux enfants lecteurs sous la forme d'une histoire réaliste et termine son récit par un feuillet pédagogique.

On y suit l'histoire de Yanou qui tombe malade, est diagnostiqué comme souffrant de la malaria, prend de la tisane d'Artemisia, guérit, apprend à cultiver la plante et à en consommer régulièrement pour ne pas être atteint à nouveau. C'est simple et scientifique en même temps car plusieurs conseillers ont participé à l'élaboration du livre, notamment le Dr Rosine Chougouo, spécialiste de l'Artemisia et chercheuse à l'Université des Montagnes à Yaoundé.

Fort bien fait à tous points de vue, esthétique comme thématique, le livre sera distribué le livre au Cameroun dans le cadre d'un projet de jardin scolaire en cours et ensuite, au Sénégal, en Guinée, au Bénin, au Togo, au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire, en RDC et au Burundi. Et peut-être au Rwanda.

Si l'album est terminé, texte, illustrations, maquette, un financement participatif de 2.500 euros a été créé pour l'imprimer et le distribuer (ici). L'objectif est réalisé à un tiers mais il ne reste que dix jours pour participer. 1 livre = 1 euro = 1 famille sensibilisée.

Merci de soutenir ce projet si vous y adhérez.


Deux doubles pages du livre. (c) Akoma Mba.

En avril dernier, Robert Nkouamou et Vincent Nomo, l'éditeur et l'auteur-illustrateur de "Yanou a le palu", avaient fait le voyage à la Foire du livre de Bologne (lire ici) pour faire connaître ce beau projet.

Robert Nkouamou et Vincent Nomo, l'éditeur et l'auteur, à Bologne.

En discussion avec Agnès Gyr des éditions rwandaises Bakame.

lundi 13 mai 2019

Comment se construit un personnage

Anne-Marie Garat, Cloé Korman, Serge Joncour et Yves Ravey. (c) Villa Gillet.

La Villa Gillet, c'est bien.
Les Assises internationales du roman, c'est génial.
Mais Lyon, c'est loin.
Pour ceux et celles qui n'iront pas sur place pour la treizième édition de la manifestation, du 20 au 26 mai (ici), ces extraits de textes inédits de quatre auteurs invités qui débattront de l'art de "Construire un personnage" (samedi 25 mai, 15 heures). Un petit tour dans la cuisine de l'écriture.


Anne-Marie Garat

Derniers titres parus:
"Voie non classée" (Flammarion, 2019, réédition de 1985)
"L'Homme de Blaye" (Flammarion, 2019, réédition de 1984)
"Le grand Nord-Ouest" (Actes Sud, 2018)
"Hongrie" (Actes Sud, 2017)

Anne-Marie Garat.
(c) Philippe Matsas.
"Il paraît que, sans préexister au roman, le personnage y advient dans sa singularité de première, deuxième ou troisième personne puis, par sa dynamique propre, entraîne au voyage qu'est toute traversée d'un livre et (dans le meilleur des cas) continue d'occuper l'esprit longtemps après la lecture – inouï qu'ils soient une telle foule à se presser dans le monde virtuel des fictions.

Pourtant me reste posée l'épineuse question de son apparition. A savoir lui donner semblance et crédibilité de personnage, autorité à intriguer dans la combinaison narrative de mon prochain roman. Le problème étant que je ne le connais pas: la tête qu'il a, son histoire, ses émotions, ses pensées, ses intentions, son destin (sa destination), ni même son motif d'être. Il me faut toute la durée de l'écrire pour faire sa connaissance, et encore: une fois parvenu à sa dernière version, quand le livre me quitte, épuisé, lessivé du travail qu'a été sa survenue, j'en reste orpheline comme de quelqu'un qui s'éloignerait de moi sans avoir dit son mot de la fin. Ainsi des êtres de nos vies, de leur perte irréparable et du sentiment que nous n'avons pas résolu l'énigme d'avoir été ensemble, temps confisqué par l'absence, la mort. Non, il n'y aura pas de mot de la fin. Pourtant nous continuons de le chercher en fréquentant les personnages, en les questionnant et les revisitant dans le dialogue intime des lectures, trace qu'ils laissent en nous, fantômes.

C'est ainsi que tel ou tel de mes personnages n'ayant pas eu satiété d'existence réclame d'advenir de nouveau, spectre ou revenant de mon imaginaire qui s'énoncerait sous une autre facette, en d'autres habits, visage ou genre et âge, époque, paysage ou maison, je le rencontre à des années de distance ou d'hier, aux antipodes dans une forêt inconnue, nuit sans lune, sur un quai de gare, de port, dans la chambre à côté, la rue adjacente. Il a alors une autre voix parlante pour feindre d'exister et de s'achever provisoirement dans un nouveau roman: dans la fiction de langage que je fomente mot à mot, page à page. Or ce qu'il déguise dans le mot, la phrase, la tournure, l'inflexion et le timbre, son tempo, sa respiration, c'est encore lui ou elle qui n'en finit pas de réclamer de pendre chair – de s'incarner. Mais c'est encore trop vite dit qu'incarner, car sa présence est plus atmosphérique que charnelle, une opacité immatérielle montant peu à peu, comme se profile au bain du révélateur l'image latente des pellicules sensibles; son contour de personnage est lent à paraître. Son odeur, le grain de sa peau, son regard, sa température de couleur et l'ombre qu'il porte sur la page, image émue qui embue plus qu'elle ne dessine sa silhouette, sans parfaire sa définition.

Son commencement tient souvent à une proposition de phrase enchaînée à sa subordonnée, voire à sa relative, à un agencement de mots bien huilés ou désarticulés, aux liens qui de proche en proche bifurquent, extravaguent en images et en collages; surtout pas à une idée. L'idée programme le roman comme un projet de maison tracé au crayon bleu d'architecte sur la table à dessin, elle passe commande du livre clé-en-main, plan courant de préfabriqué qu'il ne reste plus qu'à délayer dans du liant à roman, avec du remplissage colorié pour le rendre attrayant. Or - foin de l'habileté - le roman, l'idéal roman, s'exécute sans guide-âne, mode d'emploi ni règle à tirer. N'ayant de contour que rêvé, de réalité que son énoncé, ça ne veut pas rien dire d'écouter ce qu'annonce une esquisse de phrase et de tomber sur un assortiment éberluant, sauté d'un bond sur la page soudain.

A l'aventure du récit dit Stevenson, à l'aventure de la phrase dit Giono: à ce qu'ont d'aventureux l'ensorcellement et la radicale puissance de la littérature pour doubler le monde de présences.

Un personnage n'illustre pas une idée comme une imagerie de livres d'enfants ou un habillage de bonbon à suçoter pour lecteur pressé. Si jamais une idée se présente, rien qu'une petite, je ferme mon ordinateur et je file en vitesse vider le lave-linge, tartiner de la confiture ou faire du taï-chi avec les dames chinoises du square. La littérature est trop sérieuse pour perdre son temps avec des idées "plan courant". Rien de plus urgent que de cohabiter avec l'âme pensante et l'énigme d'être, telles qu'en ont conçus les penseurs et raconteurs terribles de l'humanité nous peuplant de leurs récits, de leurs personnages et de leurs histoires.

Pour mon compte, je sais que je n'invente rien d'original, ne crée rien dans l'absolu, que j'en appelle - souvent à mon insu, parfois en toute conscience - à la multitude des personnages de romans, de films, de contes et de récits qui depuis la caverne millénaire nous articulent au monde par des réalités imaginaires, aussi vitales que les réalités matérielles. Je sais que de là proviennent ces ombres et ces esprits chamaniques, de si grande vieillesse et jeunesse que leurs voix continuent de me parler et de me rendre plus vivante; à la vie, à la mort."

Cloé Korman

Derniers titres parus:
"Midi" (Seuil, 2018)
"Les saisons de Louveplaine" (Seuil, 2013)
"Les hommes-couleurs" (Seuil, 2010)

Cloé Korman.
 "Je ne vois pas le personnage du roman. Je le suis où il va, je ressens ses émotions les plus intimes et je partage certaines pensées qu'il n'exprime pas même au plus proche de ses amis, je les connais parfois sans qu'il se les soit formulées… Mais je ne le vois pas. Je referme le livre et son image reste un secret. Certes, je peux assembler en imagination des traits plus ou moins précis, je sais s'il est grand ou petit, gras ou maigre, mais à tout moment ses traits se désassemblent, ils glissent. Il me semble que bien d'autres choses sont plus nettes que lui, des lieux, des scènes, mais lui non, car en fait c'est à travers lui que je vois le reste du roman.

J'aime construire mes personnages en ayant conscience à la fois de cette intimité et de cette ignorance, de cette puissante déprise. Et j'aime plus que tout raconter la rencontre entre mes personnages et des fictions, des mythes, des spectacles, d'autres histoires imaginaires que je fais circuler à l'intérieur du roman, qui rendent les personnages plus réels par effet de trompe-l'œil – parce qu'il me semble que l'intérêt pour des histoires qui ne sont pas réelles est l'un des caractères les plus intéressants de l'âme humaine, et l'un des traits qui prête le plus grand degré de réalité à mes personnages. Cela ne les rend pas pour autant visibles.

Ce caractère insaisissable, je le perçois comme une chance. Il est plus que nécessaire dans le monde actuel de nos existences numériques… La plongée dans l'intimité des paroles et des songes peut être dangereuse et abusive, le "flux de pensées" n'est plus ce qu'il était à l’heure de Facebook et Google. Ce n'est plus la main des anges sur le front fébrile des Berlinois dans "Les Ailes du désir", dont le toucher léger permettait de saisir les pensées, c'est autre chose, la version Stasi généralisée, accessible à des agents devenus beaucoup plus nombreux et habiles. Nos conversations sur les réseaux sociaux, tout en ayant l'apparence de la parole orale par les mots et les intonations qui les composent, ne sont pas des paroles ailées, elles sont enregistrées et captives. Et la requête que je lance sur le moteur de recherches raconte plus sûrement mes anxiétés, mes opinions et mes affinités que si j'allais les crier dans la rue, où l'outrance les rendrait moins crédibles. Depuis 2013, on sait largement combien ces traces peuvent nous être nuisibles, récupérées par des entreprises, des administrations, des armées, qui peuvent les utiliser à notre insu, voire contre nous.

C'est là que la transparence du personnage de roman, sa labilité et son absence d'image, sa présence-absence, son pouvoir de hantise, m'intéresse et me séduit. Il se glisse partout sans laisser de trace, ni empreinte digitale ni fibule étranglant son cou à chaque fois qu'il ouvre la bouche. Il se dérobe, il reste libre et son invisibilité me respecte et me laisse libre à mon tour. La relation avec le personnage de roman me fait éprouver ce que peut être une relation d'intimité et de liberté radicales. Tout en n'existant pas, le personnage m'y exerce, et me rend consciente du fait que ce rapport-là est possible et désirable. C'est cela que j'aime faire ressentir quand je le compose et que j'essaye de le faire exister, entre une infinie précision et une infinie absence.

Dans un monde d'épuisement des ressources écologiques, nous serons peut-être amenés dans peu de temps à renoncer à l'avion, et aux voyages qui nous rapprochent physiquement d'autres êtres humains à l'autre bout du monde, et peut-être aussi en aurons-nous assez d'être les uns pour les autres des consommateurs et des usagers, du capital humain, des électeurs manipulés ou autres foules sentimentales. Alors peut-être aspirerons-nous à devenir les uns pour les autres un peu plus comme des personnages de romans, à nous connaître sans nous entre-dévorer, dans la joie du fantasme et de la fiction."

Serge Joncour

Derniers titres parus:
"Chien-Loup" (Flammarion, 2018)
"Combien de fois je t'aime" (Flammarion, 2017)
"Repose-toi sur moi" (Flammarion, 2016)


Serge Joncour.
"Le personnage, les personnages d'un roman, ce sont en premier lieu les compagnons de celui ou celle qui écrit le livre. La plupart d'entre eux pré-existent à l'écriture, ils sont des présences non encore mobilisées, une compagnie en attente. Ecrire un roman suppose moins d'être seul; que d'être isolé avec eux. Lorsque que j'écris un roman, les personnages sont des êtres qui occupent, qui hantent, en dehors de l'écriture elle-même. Parce qu'écrire, c'est certes se mettre à la table ou devant l'écran, prendre le crayon ou le clavier, mais écrire c'est aussi, pour une bonne part rêver le roman, le présumer, s'y égarer, sans écrire, et à ce moment-là les personnages existent au même titre que des proches, des êtres dont on attend beaucoup, sur lesquels on compte, c'est bien le signe qu'ils existent. Après se pose la question de le décrire, plus ou moins précisément, et en fonction de tout un tas de critères. Parfois j'ai eu besoin d'être précis, de dire de tel personnage qu'il faisait tel poids, qu'il avait telle taille. Parfois je m'en tiens à des descriptions vagues, mais parlantes, comme on le fait à la boulangerie ou au café, quand quelqu'un a oublié son parapluie, et que l'on dit, ah mais il appartient au petit brun, au grand chauve, à la petite dame au chapeau violet, à la grande blonde, ou à l'autre con. Parfois, ça peut suffire pour faire image, l'autre con, tout lecteur a sa représentation assez précise de ce qu'est pour lui un "l'autre con". Dans tous ces cas, c'est que les personnages sont encore à distance, qu'il n'y aura donc pas de confusion possible pour le lecteur, il ne cherchera pas l'auteur derrière untel ou untel. Le problème est bien différent dès lors qu'on écrit à la première personne. Le je, est l'amorce de tous les quiproquos, c'est le lieu de toutes les confusions, un vrai régal pour qui aime jouer, jouer le vrai, ou le faux semblant... Mais il faut un je vraiment sincère, pour qu'il se recoupe bien, sans faille, de livre en livre, au fil d'une œuvre. Tous les je ne parlent pas d'eux. On s'y perd. A moins d'avoir clairement établi le protocole avec son lecteur, ce je sera bien moi, ayez confiance en moi. Mais c'est là demander beaucoup à ce personnage, d'endosser à la fois son statut d'être immatériel, et d'endosser le rôle de l'auteur, connu ou pas de ceux qui le lisent. On entre là dans un jeu de miroir, sachant que le lecteur, du moins pour certains, se reconnaîtront très précisément dans ce je, il parlera pour eux, en leur nom, il leur trouvera les mots, c'est vertigineux, fou, et noble. Mais ça me fait peur. J'aime pouvoir démobiliser mes personnages, les poser dans un avion et m'en défaire pendant deux cents pages. Et les re-convoquer au besoin. Alors qu'un "je" ne s'absente pas. Il est continuellement mobilisé, et constant.

De toutes les façons construire un personnage, tous ses personnages, se fait, non pas à partir d'argile, mais d'êtres vrais, rencontrés ou aimés, ou juste croisés, mais bien souvent pour moi ils sont des réminiscences, des absents que je réinvite, des inconnus croisés, des lointains recomposés, des voisins que je déforme tant, qu'ils ne pourraient se reconnaître.... D'où l'importance d'avoir des voisins qui ne lisent pas. Les personnages ce sont aussi ceux des livres précédents, des romans écrits il y a cinq ou dix ans, et qui sont eux aussi toujours un peu présents, comme des camarades de classe ou des amours passées, mais dont à tout moment on peut vous reparler, pour peu de tomber sur un lecteur tardif, ou une lectrice qui a acheté un vieux poche rabougri dans une brocante, un personnage très ancien dans un livre jauni et amoché, et dont pourtant cette lectrice me parlera comme d'une rencontre de fraîche date. C'est bien le signe que les personnages font un peu ce qu'ils veulent, et qu'ils vivent sans nous, qui les avons faits. Finalement, ils sont peut-être plus libres que l'auteur lui-même. Dans tous les cas, ce sont toujours eux qui parlent, ou pas, ce sont toujours eux qui ont le dernier mot, d’ailleurs, au premier tiers de la rédaction d’un roman, ils ont acquis suffisamment d'épaisseur ou d'autonomie pour décider eux-mêmes de leur propre sort, à partir de là c'est à eux de décider du roman, d'alimenter l'intrigue et de nouer les sorts. Les personnages, bien souvent ce sont eux qui font que l'on aime ou pas un roman, qu'on y croit ou qu'on n'y croit pas, qu'on s'y attache ou pas, qu'on ait peur ou pas. Rien n'est plus malheureux qu'un personnage, dont on se fout..."

Yves Ravey

Derniers titres parus:
"Pas Dupe" (Minuit, 2019)
"Trois jours chez ma tante" (Minuit, 2017)
"Sans état d'âme" (Minuit, 2015)

Yves Ravey.
"Cela s'est produit, dans l'écriture: Mon dernier roman, "Pas Dupe".

D'abord, j'ai recherché une conjonction d'événements qui me mettraient en disposition de commencer. Mais tout de suite m'est venu que rien ne se fait sans le personnage. J'ai constitué un échafaudage de situations. J'ai attendu.

La première fois, j'ai aperçu le personnage sur un écran de cinéma, il était en noir et blanc. C'était un homme, accompagné d'une jeune femme. J'ai noté aussitôt que cette femme était jeune, et blonde, et j'ai pensé: blonde, cela ne veut rien dire. Je suis donc revenu à cette silhouette masculine. Et j'ai élaboré le projet de tirer cette silhouette hors des ténèbres. M'est apparue cette image, l'ombre portée du personnage sur les murs des bâtiments. Dehors, autour de moi, c'était le grand jour: la première page de mon roman. Vide cependant.

Je me sais alors constitué par la mise en contact progressive avec celui-là qui m'habite, dont je sais, par réciproque, que je dois l'habiter.

C'est cet aller et retour qui me motive à ne pas lâcher prise. Pourtant, je sais que le moindre faux-mouvement rendra cet être insignifiant, donc l'éloignera de moi. Dans ce cas, je me verrai dans l'obligation de le quitter. Et de tout recommencer. D'attendre qu'une silhouette surgisse sur le mur du bâtiment.

Mais si ce personnage reste en place, s'il convoque d'autres êtres comme lui, tapis dans l'ombre encore, et indistincts, mais prêts à surgir, dans ce cas, je le laisse venir.

C'est-à-dire que l'expression laisser venir convient à quelqu'un que j'imagine marcher dans une rue sombre, sous la pluie, qui s'attarde, comme s'il m'attendait pour engager la conversation. Je traverse alors la longue nuit de la préparation au roman, ponctuée de réveils fantomatiques.

Un jour, dans la préparation du roman concerné, "Pas Dupe', j'ai aperçu le personnage. Il se tenait, non plus, longeant une rue, sous la pluie, mais au bord d’une route, dans un lieu désertique, accablé de soleil. Il regardait la voiture accidentée au fond du gouffre, où reposait le cadavre de son épouse.

Je sais alors que je ferai connaissance de celui-là qui a fini par se présenter en venant à moi. Celui-là à qui je donne son nom.

Je le sais, c'est toujours comme cela: le personnage n'existe qu'à la condition d'être désigné. Il l'est dans la mesure où je lui donne un patronyme, ou du moins, si un nom surgit, qui le définit.

La couleur du nom, c'est sa définition: De quelle langue est-il issu? quelle particularité? J'entre alors dans le cadre où évolue ce nom. Ici par exemple, nous sommes en Californie. Vais-je choisir un nom typiquement américain? Ou ne va-t-il pas s'imposer que la langue parlée le plus souvent, c'est l'espagnol? N'est-il pas, peut-être, fils d'immigré d’Europe centrale?

Je note aussi que le nouveau venu a aussi un prénom. Et je pense à ceci: Le nom est donné par la lignée, par les ascendants, il est un concentré d'Histoire. De sa composition émane un son original.

Le prénom, quant à lui, est choisi à la naissance par les parents, et le choix de ce prénom entre souvent en cause dans la définition de la personnalité.

Nous avons donc deux facteurs qui contribuent à la construction du nom: l'Histoire, l'hérédité, et l'intention familiale. Tous deux agissent sur la constitution de l'individu mis à jour, qui, du moins, a bien voulu se présenter à l'auteur en sortant de l'obscurité de la rue.

Et quand j'en viens à le citer dans mon ressassement intérieur, à parler de lui avec naturel et familiarité, comme j'évoquerais une connaissance proche… que tout le monde connaît, alors, je peux dire que ce personnage devient le protagoniste de mon roman.

Je le sens, il vient de pénétrer l’épaisseur de phrase.

Ça ne va pas plus loin."



vendredi 10 mai 2019

"Inflatable Refugee", art et migration selon Schellekens & Peleman

"Inflatable Refugee" est à Boechout jusqu'au 12 mai.

Depuis novembre 2015 où il a été présenté à Venise, le "Inflatable Refugee" (réfugié gonflable) des artistes anversois Dirk Schellekens et Bart Peleman parcourt le monde de ville en ville pour faire réfléchir le public aux questions de la migration et de l'identité. Une œuvre résolument engagée. Haute de six mètres, la création artistique représentant un réfugié assis est de retour en Belgique, encore ce week-end du 10 au 12 mai, à Boechout (Ydde, Toeffelhoek 24, vendredi et samedi de 19 à 22 heures, dimanche de 16 à 20 heures). Née à Venise, elle est déjà allée par bateau à Helsingor, Copenhague, Uppsala, Vejle, Malines, Breda et Melbourne. 

Copenhagen.
Breda.

Malines.
Uppsala.

Melbourne.
Vejle.























Schellekens & Peleman ont créé ce "Inflatable Refugee" haut de six mètres pour attirer l'attention de tous sur la déshumanisation dont sont victimes les réfugiés et sur le problème des réfugiés de guerre. La silhouette du personnage a été délibérément agrandie pour montrer la manière dont l'Occident perçoit la situation des réfugiés, problème ou opportunité. Cette taille permet aussi au "Réfugié Gonflable" de regarder au-delà de l'horizon, sans être gêné par des papiers qui manquent ou par des frontières. Mais son regard fixe le vide: est-il dans un port sûr ou sera-t-il refoulé, déporté? Les deux artistes anversois ont choisi pour le réaliser le même matériau que les bateaux utilisés pour les traversées. Bien trop fragile pour faire face à la mer... renforçant l'idée de la vulnérabilité de la figure.

Le débat sur l'immigration et la demande d'asile est crucial et polarisé. L'art a un rôle à y jouer. Le fait de voir "Inflatable Refugee" de près modifie incontestablement la perception qu'on a de la migration. C'est un choc, un choc bénéfique.


Pour voir une vidéo sur les différentes étapes du "Inflatable Refugee", c'est ici.



mardi 7 mai 2019

Soirée "metal" à l'Hôtel de Ville de Bruxelles

Anik De Prins et Véronique Bergen.

Sur la Grand-Place de Bruxelles, les touristes n'en croient pas leurs oreilles, en cette soirée du 6 mai. Ça rocke ferme quelque part dans l'Hôtel de Ville, fort, très fort. C'est qu'on fête dans la Salle Gothique la sortie du livre "Hard Rock Market" d'Anik De Prins et Véronique Bergen (Lamiroy édition, 239 pages, 100 photos, lire ici). Fan de hard rock depuis ses 13 ans et un concert d'Iron Maiden, le bourgmestre Philippe Close a invité les deux auteures ainsi que leur éditeur Eric Lamiroy pour saluer le temple musical qu'a été le Hard Rock Market qu'Anik De Prins tint durant 43 ans dans la toute proche rue des Eperonniers.

Salle Gothique.
"C'est le plus beau jour de ma vie", s'exclame Anik De Prins devant le parterre d'amis hard rockeurs et "metal" venus la fêter et écouter les deux concerts de HOMe et Girlschool qui enserraient les mini-discours. Godillots à clous, collants noirs, mini-jupe de tulle bouffant, blouson clouté, son étincelante crinière rousse flamboyant sous les spots, un sac pendu à la main, Anik De Prins arborait le sourire d'une petite fille timide et enchantée et ne cachait pas son émotion.  Toute de noir vêtue elle aussi, comme à l'habitude, Véronique Bergen a rappelé l'immense générosité de cette hard rockeuse dont elle a couché les mémoires sur le papier, pour laisser une trace écrite de ce que la scène rock bruxelloise a été grâce à Anik De Prins. "Son magasin Hard Rock Market a été un lieu magique, underground, pas du tout aseptisé, dans l'esprit de la Factory d'Andy Warhol. J'ai voulu rendre hommage à son audace de pensée et à sa générosité."

Jeans slim ou baggy, pantalons camouflage, blousons de cuir volontiers cloutés, parfois peints, chaînes, badges, tatouages, cheveux souvent longs, parfois rouges, parfois mauves pour les femmes, en catogan ou en crête colorée pour les hommes, parfois blancs ou disparus parce que les rockers vieillissent aussi, moustaches, boucs et barbichettes, baskets ou godillots ferrés, l'Hôtel de Ville de Bruxelles a rocké ce mardi soir. Hard rocké. "Métallé". Batterie, guitares, basses, chant, on s'en est donné à  cœur joie et les antiques planchers ont vibré. C'était bien. C'était fort. C'était tendre.



Le livre.


La suite ici.