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Autoportrait de Paula Becker, en 1906, à Paris. |
Regardez bien ce tableau, en bas duquel il est écrit:
"J'ai peint ceci à l'âge de trente ans / le jour de mon 5e anniversaire de mariage / P. B.". Magnifique, non? Il a été peint à Paris en 1906 et est l'œuvre de
Paula Becker, immense artiste allemande encore à découvrir dans la sphère francophone. Il montre une femme moderne, originale, terriblement moderne, terriblement originale. Paula Becker était pressée de vivre, de peindre, d'aimer, de s'amuser, de découvrir, de se promener, de lire, comme si elle devinait qu'elle avait très peu de temps à vivre. Elle mourut à 31 ans, quelques jours après avoir donné naissance à sa fille Mathilde.
Paula Becker fut une précoce et éloquente représentante de l'expressionnisme allemand. Une des peintres les plus inspirées de l'art moderne. Et pourtant, son nom ne vous dit probablement rien. Elle ne vient pourtant pas de loin, d'Allemagne, de Dresde et Worpswede. Elle fut la grande amie du poète Rainer Maria Rilke, séjourna régulièrement à Paris. Mais sa vie fut courte, de 1876 à 1907, et sa carrière artistique réduite, à peine dix ans. Néanmoins quelle richesse, quelle profondeur, quelle puissance dans son œuvre, moderne et résolument en avance sur son temps (en vrac
ici).
Si je vous parle de
Paula Becker aujourd'hui, c'est pour trois raisons, qui sont
une exposition et
deux livres.
On peut actuellement découvrir son
œuvre au
Musée d'art moderne de la ville de Paris qui présente la première monographie qui lui est consacrée en France. L'exposition
"Paula Modersohn-Becker, L'intensité d'un regard" (une centaine de dessins et de peintures) est accessible jusqu'au 21 août (à regarder en bref
ici). Un double nom dans l'intitulé car
Paula Becker prit le nom de son mari, le peintre de paysages classiques Otto Modersohn, après leur mariage, en 1901. Elle signait souvent ses tableaux de ces seules trois initiales, P M B. Ses tableaux? Quelques paysages, beaucoup de natures mortes qui n'ont de mortes que le nom, et, surtout, de fulgurants portraits, saisissant l'essentiel, à contre-courant de leur temps, sensibles et expressifs. Des ouvriers, des femmes au travail, des mères à l'enfant. Sans oublier les nombreux autoportraits, parfois nus, une première, qu'elle a réalisés tout au long de sa vie. Les connaisseurs savent toutefois que, vingt ans après son décès, un musée dédié à Paula Modersohn-Becker fut créé à Brême par un mécène.
Personnalité originale et forte,
Paula Becker n'eut pas une vie banale. Elle la consignait dans son journal et dans les nombreuses lettres qu'elle échangeait avec sa famille ou ses amies dont la sculptrice Clara Westhoff, l'épouse de Rainer Maria Rilke. Ce sont ces écrits notamment, les tableaux ainsi que les lieux où elle a vécu qui ont permis à deux romancières,
Marie Darrieussecq cette année et
Maïa Brami l'an dernier, de raconter cette vie brève. La première a choisi la voie de la biographie, la seconde celle du roman. Les deux livres se complètent fort bien et font irrésistiblement penser que c'est immensément dommage que cette merveilleuse artiste n'ait pas davantage vécu.
"Etre ici est une splendeur, vie de Paula M. Becker" de
Marie Darrieussecq (P.O.L., 152 pages) est un livre magnifique, portant l'enthousiasme de l'auteur pour son sujet. Plus qu'un intérêt, presqu'une passion, écho à celle qui animait la jeune peintre. Marie Darrieussecq nous la raconte par bribes, comme autant de coups de pinceau composant un portrait qui se précise de plus en plus. De paragraphe en paragraphe, on suit l'itinéraire d'une jeune fille puis jeune femme, morte il y a un peu plus de cent ans, et à laquelle on s'attache comme si on pouvait la rencontrer un jour. Oui, il est vraiment dommage qu'elle n'ait pas vécu plus longtemps mais Marie Darrieussecq lui compose un formidable tombeau. Un texte très personnel dont elle s'efface jusqu'à l'ultime chapitre où elle révèle le chagrin qui l'a conduite à écrire ce prenant livre biographique.
Dans un récit plein de vie, on suit Paula de jour en jour, depuis son enfance, dans son quotidien, en famille d'abord, avec son mari et ses amis ensuite. Le dessin, la peinture, l'apprentissage, les projets fous avec Clara, les rencontres, Otto Modersohn qui l'intéresse, Paris, Berlin, Worspwede, Rilke, la peinture encore et toujours, le mariage, les doutes, la petite fille venue avec Otto, son désir de rompre pour être seule et avancer, ses réflexions sur l'art, ses autoportraits, sa grossesse, la naissance de sa fille. Les fleurs dans les cheveux et les promenades. Les grandes questions et les riens du quotidien comme le rôti à cuire ou le riz au lait. Une existence toujours portée par une furieuse envie de vivre qui perle à chacune des phrases de Marie Darrieussecq. Quelle paire elles auraient fait, ces deux-là!
Pour lire le début de
"Etre ici est une splendeur", c'est
ici.
La reconnaissance de Paula Becker avait déjà été entamée l'an dernier par la publication du beau roman de
Maïa Brami,
"Paula Becker, La peinture faite femme" (Editions de l'Amandier, 140 pages, 2015). Il paraît dans la collection "Mémoire vive" qui entend, par le biais de la fiction et non de la biographie, faire revivre des figures et des existences méconnues, injustement oubliées. Un roman vraisemblable vu le nombre de pièces à disposition qui ont permis de l'élaborer.
Dans ce livre enlevé,
Maïa Brami fait part de son admiration pour Paula Becker, qu'elle a découverte l'année de ses trente ans. Une artiste immense qu'elle raconte de façon personnelle et vivante. Elle lui rend hommage et détaille plusieurs moments marquants de sa courte existence, le choc durant son enfance, sa découverte de l'œuvre de Cézanne, ses doutes, ses joies, sa maternité... Elle voit en elle la peintre bien entendu, mais aussi la femme originale et croquant la vie. L'avant-gardiste qui célèbre les corps, idée neuve à l'époque. Ses portraits sont aussi incroyables de force que sont réduits les regards de ses personnages. Dans chaque chapitre, la romancière émet des hypothèses sur le pourquoi des choix de Paula. Et elle a sans doute raison car elle connaît bien son sujet. Mieux, elle l'aime. Son texte écrit au présent est entrecoupé d'extraits de lettres et du journal de Paula Becker. Il ne suit pas la ligne du temps mais passe plutôt d'une idée à l'autre. En fin d'ouvrage, une chronologie apporte des précisions historiques au lecteur curieux.
Maïa Brami nous conte superbement une vie oubliée jusqu'ici.
Les deux livres se complètent fort bien. Je ne sais pas dans quel ordre il faut les lire. Personnellement, j'ai commencé par le roman de Maïa Brami, et j'ai été enchantée de poursuivre cette exploration de la vie de Paula Becker dans la biographie de Marie Darrieussecq.