Nombre total de pages vues

jeudi 6 avril 2023

Cinq moments de la Foire du livre de Bruxelles

Louis Joos.


Record d'affluence pour la 53e Foire du livre de Bruxelles qui s'est tenue à Tour & Taxis du 30 mars au 2 avril. Les organisateurs annoncent qu'elle a généré 80.000 tickets. S'ils n'ont peut-être pas tous donné lieu à une visite, il y a eu un monde inouï dans les allées tout au long du week-end. Et partout, une fois que la signalétique avait été améliorée, indiquant en grand que la visite se poursuivait dans un autre bâtiment, celui de la Gare Maritime. Comme chaque fois, il y a eu les auteurs qui généraient des files incroyables de chasseurs d'autographes, Amélie Nothomb, Eric-Emmanuel Schmitt, Grégoire Delacourt pour ne citer qu'eux, et il y a eu ceux qui ont attendu le client/le lecteur. Comme chaque fois, il y a eu les maisons d'édition et les librairies qui ont super bien vendu, et il y a eu les maisons d'édition et les librairies qui ont dû remballer leur stock. Comme chaque fois, il y a eu les rencontres qui faisaient salle comble et il y a eu celles où les sièges sont restés vides. C'est la loi d'une Foire du livre à Bruxelles, le côté positif 2023 étant l'enthousiasme des visiteurs qui y sont revenus en masse.


Louis Joos à l'honneur

Parmi les rencontres peu suivies, celle organisée dimanche après-midi autour de Louis Joos. Notre merveilleux illustrateur était accompagné de Rascal, son vieux complice, et de son ami auteur-illustrateur Pascal Lemaître. La conversation précédait la remise, des mains de Nadine Vanwelkenhuyzen, directrice générale adjointe au Service général des Lettres et du Livre, du Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour sa contribution au rayonnement de la littérature jeunesse en Belgique francophone.  Un maigre public d'une petite vingtaine de personnes, membres du jury l'ayant couronné, membres d'une fondation privée, personnes de sa maison d'édition ou famille du lauréat. Quel dommage!

Quoi qu'il en soit, ces lauriers sont une excellente nouvelle et une juste consécration, couronnant un immense artiste en littérature, jeunesse, BD et jazz, et en peinture (lire ici). Autre motif de réjouissance, la sortie en septembre d'un nouvel album jeunesse illustré par Louis Joos sur un texte de Rascal, "Buffalo Kid" (l'école des loisirs, Pastel). Cette histoire de bisons en Amérique arrivera plus de dix ans après la précédente, "Mère magie" (texte de Carl Norac, même éditeur). Un projet dont Louis Joos m'avait déjà parlé fin 2017 (lire ici en pages 32 à 37). Un album qui s'est créé comme les précédents du duo Rascal-Louis Joos: le premier compose une ébauche de texte, le second dessine et fait quelques suggestions, le premier écrit le texte définitif sur base des dessins réalisés.

Editeur jeunesse écoresponsable

Maison d'édition jeunesse créée à Nantes en 2019, La cabane bleue publie des livres illustrés pour sensibiliser les enfants à la protection de la planète dans une démarche 100 % écoresponsable. C'est-à-dire, quatre titres par an maximum, bien conçus et accompagnés, tous sur le même format pour optimiser l'impression réalisée en France, sans couverture à pelliculage plastique, avec des droits d'auteur supérieurs à la moyenne, distribués en Belgique par Makassar.

Les titres des différentes collections montrent bien combien chaque album apparaît original dans l'océan de livres jeunesse publiés sur tout et n'importe quoi. La collection "Mon humain et moi" présente des personnes célèbres par le biais de leur animal. "Les herbes folles" évoquent la nature et l'écologie autrement. "Suis du doigt" invite l'enfant à déterminer son parcours dans les pages qui lui présentent une espèce menacée. "Les histoires" réunissent des fictions sur les questions écologiques. Catalogue complet ici.

Aglaé, par Giulia Vetri. (c) La cabane bleue.

Revenons sur l'album documentaire "Charles et moi" d'Emmanuelle Grundmann aux textes et Giulia Vetri aux illustrations (La cabane bleue, 2019, 28 pages). Bien sûr, il y sera de la découverte de la théorie de l'évolution par Charles Darwin. Mais toute l'originalité de l'album tient dans le fait que la narratrice en est Aglaé, le poulpe que le naturaliste a capturé en 1832 près des îles du Cap-Vert et installé dans un bocal posé sur son bureau à bord du Beagle. Aglaé nous raconte l'homme en face d'elle, ses recherches, ses découvertes et l'évolution de leur relation. Un point de vue original et percutant porté par de somptueuses illustrations. Dès 8 ans.


Poésie jeunesse voyageuse

Quelle belle rencontre que les mots de la Belge Béatrice Libert et les dessins de Kotimi, une Japonaise vivant depuis longtemps à Paris (lire ici). Leur recueil de poèmes, "Voyages à perdre haleine" (Motus, 64 pages) est une puissante invitation à bouger. Qu'on soit une valise, un voyageur, un chapeau, un vaisseau spatial, un éléphant ou un escargot... C'est que chez la poétesse à la belle imagination, à la toute aussi grande tendresse et à l'humour très présent, tout peut voyager. Les humains comme les animaux ou les objets. Cela donne lieu à de formidables petits textes, souvent fantaisistes, où la première phrase ne permet en général pas de deviner la dernière. Ce merveilleux pouvoir de la poésie de tout déménager est transcendé par les illustrations de Kotimi qui a réinterprété chaque poème pour le porter encore plus loin. Combien de kilomètres parcourt-on dans cet excellent recueil? La question ne demande pas de réponse car le plus important est l'envie de remuer, de bouger, de voyager, que distillent irrésistiblement toutes ces doubles pages. Pour tous dès 6 ans.

In "Voyages à perdre haleine". (c) Motus.


Multiples familles animales

On ne cesse de parler de la multiplicité des familles chez les humains. Qu'en est-il chez les animaux, s'est demandé Karine Granier-Deferre dans son premier album documentaire junior, "Naître animal", fort bien illustré par Marie Caudry (Casterman, 48 pages). En vingt-six histoires, elle démontre que chez les animaux, la famille est tout aussi diversifiée que chez les humains, lesquels apparaissent en dernière double page. Il y a ceux qui inversent les rôles traditionnels comme la hyène. Il y a des mères célibataires, chez l'orang-outan par exemple. Il y a ceux qui changent de sexe par nécessité, cela arrive chez le poisson-clown et chez l'albatros.

L'auteure nous raconte tout cela avec force détails dans de petits textes ciselés, aux titres littéraires, le noms des espèces présentées apparaissant dans le cartouche scientifique. Ils sont superbement accompagnés par les dessins de Marie Caudry.

Présente à la Foire du livre de Bruxelles, Karine Granier-Deferre a répondu à mes questions.

Pourquoi "Naître animal"? "C'est un documentaire différent. Il fait écho aux changements de modèles familiaux dans la société. Je ne porte pas de jugement mais je veux montrer aux enfants les différentes familles qui existent. C'est une façon de parler de la différence, d'inciter à ne pas souffrir de la différence. Quand on voit toutes ces différences, on comprend que plus personne ne l'est, puisqu'on est tous différents. J'ai fait énormément de recherches, j'ai beaucoup lu, je me suis constitué mon réseau, j'ai échangé avec des chercheurs. J'ai fait un livre d'éthologie, de comportement."

Comment avez-vous établi votre sélection? "Je présente 26 animaux, dont l'être humain en finale. Pour les choisir, j'ai pris un peu dans toutes les espèces, avec des schémas très  différents, contre les clichés répandus comme celui que chez les mammifères, ce sont les mamans qui s'occupent des petits et non les papas. J'ai aussi opté pour des animaux qui plaisent aux enfants."

L'histoire qui vous a le plus étonnée? "Le nombre d’animaux qui grandissent sans parents. Autres étonnements: sur les quatre types de hyène, le fait qu'une soit complètement différente, et aussi que les campagnols soient les plus proches de la famille nucléaire."

Pourquoi Marie Caudry? "C'est l'éditeur qui a choisi l'illustratrice. J'aime le côté onirique de Marie Caudry, proche du conte. Elle a créé un vrai rapport texte-images, sans anthropomorphiser mais avec une touche affective pour l'émotion. Elle a choisi un pantone orange comme fil conducteur entre tous ses dessins."


La tortue Arrau. (c) Casterman.


Une plume adulte à suivre

Son recueil de nouvelles s'intitule "Incisives" (Lamiroy, 233 pages). Normal, Caroline Wlomainck y montre les crocs dans une écriture au scalpel épinglant divers faits de notre société. Cinq textes courts bien mordants qui, en réalité, enchantent. Qui secouent, dégoûtent, sidèrent et perturbent. Dans le bon sens du terme.
On avait découvert la Tournaisienne  en septembre dernier sous le nom de Kro. Déjà les crocs. Elle prêtait sa plume à une voyante, "Madame Irma" dont elle a égrené les lettres en deux volumes, "Perles fines" (lire ici), suivi en janvier de "Perles rares" (Lamiroy).

Sous son nom, Caroline Wlomainck se lançait aussi en janvier dans la nouvelle, plutôt noire, avec l'excellent opuscule "Little paradise" (Lamiroy, lire ici). Un texte qui se retrouve au milieu du recueil "Incisives" tout juste paru. Avant, dans un texte à deux voix, un jeune couple de "Vautours" qui se montre aimable avec sa vieille voisine, dans l'unique but de lui rafler sa maison au joli jardin. Sans imaginer que la fine Eliane allait déployer de redoutables ruses. Dans "Débordement", un journaliste déçu et dégoûté par l'ultralibéralisme décide de faire justice lui-même. Il enlève le big boss d'une multinationale de l'agroalimentaire, un pourri de la pire espèce. Ce sera la grande malbouffe! Des scènes incroyables et une finale inattendue. 

Après "Little paradise" arrive un texte tout aussi incisif, "Eté 89", où un ancien gamin se remémore les étés de sa jeunesse, au camping dans le sud. Les balades avec son meilleur ami, les explorations, les découvertes, les paris et les défis… Un texte à deux voix, leurs surnoms de l'époque, vingt ans plus tôt, car le destin a sacrément rebattu les cartes des inséparables. Enfin, "Joker" porte un grand coup dans la vie de couple. Vingt-cinq ans après leur mariage, Fred, le narrateur, travaille toujours (à la police) mais Hélène tourne en rond (syndrome du nid vide). Les bonnes intentions suffisent-elles?

Dans ces cinq nouvelles, Caroline Wlomainck pointe d'une écriture acérée, porte la plume, comme on disait avant, dans ce qui émerge de notre monde, l'argent, encore l'argent, le couple, les remords... Elle a de l'imagination et du style. Elle nous secoue pas mal et ça fait du bien.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire