Michel Tournier. |
Un de mes rêves se fracasse: rencontrer Michel Tournier. L'écrivain, âgé de 91 ans, est décédé ce lundi 18 janvier chez lui, dans son presbytère de Choisel dans les Yvelines où il s'était installé en 1957.
Pourquoi cette envie de le rencontrer, inscrite en moi depuis longtemps? Pas parce que son premier roman, "Vendredi ou les Limbes du Pacifique" (Gallimard), publié en 1967 quand il avait 42 ans, reçut la même année le Grand prix du roman de l'Académie française. Pas parce qu'il reçut le prix Goncourt pour "Le roi des Aulnes" (Gallimard), son deuxième roman, en 1970. Pas parce qu'il fut membre de l'Académie du même nom de 1972 à 2010.
Sans doute parce qu'il s'est consacré au "métier d'écrivain", peu importe l'âge de son public.
Michel Tournier était né en 1924, d'un père gascon et d'une mère bourguignonne, universitaires et germanistes. Les parents envoient chaque année leurs quatre enfants en vacances à Fribourg-en-Brisgau dans un foyer d'étudiants catholiques où ils peuvent pratiquer la langue. Michel Tournier est alors, selon ses dires, "un enfant hypernerveux, sujet à convulsions, un écorché imaginaire". De ses séjours en Allemagne, il dit: "J'ai connu le nazisme à neuf ans, à dix ans, à onze ans, à douze ans. Ensuite ç'a été la guerre." Il se souvient des parades militaires du nazisme, des discours du Führer, dénoncés par son père. Mauvais écolier, il est exclu de plusieurs établissements puis, dès 1935, fait son collège à Saint-Germain-en-Laye avant d'être inscrit comme pensionnaire chez les pères d'Alençon.
En 1941, la famille quitte la maison familiale de Saint-Germain-en-Laye, occupée par l'armée allemande, pour un appartement à Neuilly. Michel Tournier découvre alors la philosophie au lycée Pasteur de Neuilly, où il a pour condisciple Roger Nimier. Les livres de Gaston Bachelard le décident à opter pour une licence de philosophie à la Sorbonne après le bac. En 1946, il obtient de se rendre en Allemagne, à Tübingen, où il rencontre Gilles Deleuze, pour apprendre la philosophie allemande. Il y reste quatre ans et, à son retour, se présente au concours de l'agrégation de philosophie, où il échoue. "Ma vie a été détruite, j'étais en morceaux", confiera-t-il.
Pour gagner sa vie, il fait des traductions chez Plon puis entre à la radio. En 1955, à la création d'Europe n° 1, il fait partie de l'équipe. Il rédige les messages publicitaires "de couches-culottes, de démaquillants et de la lessive". En 1959, il entre chez Plon. Il propose aussi à la télévision une émission mensuelle, "Chambre noire", consacrée aux grands photographes.
Michel Tournier entame sa carrière littéraire en 1967 et partage depuis son temps, à part quelques voyages, entre écriture, articles, essais mais aussi et surtout, rencontres avec son public, la jeunesse.
Il l'a raconté dans ce merveilleux livre qu'est "Les vertes lectures" (Flammarion, 2006, Folio, 2007) où il relit avec panache les grands livres de l'enfance. Quel plaisir que son regard curieux et lettré sur des ouvrages qu'on croit connaître et qu'on redécouvre grâce à lui.
Conseillée, déconseillée, réhabilitée, la comtesse de Ségur zigzague au fil du temps et des prescriptions littéraires à l'usage des enfants. Elle et neuf autres écrivains sont l'objet du passionnant essai de Michel Tournier. Le "visiteur familier des classes depuis le jardin d'enfants jusqu'à l'université" s'est penché sur les lectures de l'enfance. Il remet chacune dans le contexte de son époque, l'analyse, la frotte à la philosophie, la traduit presque: sous les images, il montre les vérités graves, perçues par les enfants.
L'auteur de "Vendredi ou la Vie sauvage", version "réécrite, dégraissée, clarifiée" de "Vendredi ou les Limbes du Pacifique", a retenu la comtesse de Ségur, Jules Verne, Lewis Carroll, Jack London, Karl May, Selma Lagerlöf, Rudyard Kipling, Benjamin Rabier, Hergé et Pierre Gripari. Il éclaire lumineusement leurs livres et ses analyses se dégustent avec un immense plaisir.
On apprend le pourquoi des souvenirs écossais de la Comtesse au "féminisme agressif", qui chérit tant Gaston, son premier-né. "La fortune de Gaspard" est pour Tournier "un des romans les plus noirs de notre histoire littéraire". L'appellation "Alice au pays des merveilles" lui paraît une "cruelle ironie" alors que la fillette est soumise à des épreuves proches de la "douloureuse initiation".
Dans sa promenade livresque, il n'oublie pas Selma Lagerlöf, auteur du "Merveilleux Voyage de Nils Holgersson". "Ce livre-fétiche ne m'a jamais quitté", écrit-il, racontant la genèse de cette admirable parabole, "le numéro 1 de ma bibliothèque", le livre par lequel le roi des robinsonnades est "entré en littérature". Le voilà parti, avec son drôle de petit bonnet tricoté posé sur le crâne.
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