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vendredi 28 août 2015

"Je n'ai aucune admiration pour le malheur"

"Histoire de l'amour et de la haine", le nouveau roman de Charles Dantzig (Grasset, 477 pages) tout juste sorti, est une somme. Car s'il ne l'était pas, ce ne serait pas le nouveau roman de Charles Dantzig. Voilà un livre qui réjouit autant qu'il surprend, qui charme et élève, nourrit et cultive, scrute le vivant et conjugue au présent le mot "écrire". Il y est question d'amour et de haine. Surtout, il y est question de notre temps et de nos façons de vivre à travers sept personnages attachants, sauf un. Le romancier érudit nous offre son indignation contre une société intolérante qui le met en colère et son aspiration à un monde qui aimerait l'amour. A sa manière, évidemment.

Entretien exclusif avec Charles Dantzig

Amour et haine sont annoncés en titre mais il y a plus d'amour que de haine dans votre nouveau livre, non?
Le roman commence au moment des premières manifestations contre le mariage pour tous à Paris et se termine par les dernières manifestations contre ce même mariage. Cela a duré des mois et des mois, où on a entendu des choses ignobles, où des actes ignobles ont été commis. On a agressé des gens en actes et en paroles, d'ailleurs les paroles sont des actes. La violence verbale n'est que différemment blessante de la violence physique. Elle peut même être plus douloureuse. Elle est insinuante, elle dure. Et je vais vous dire, plus que les injures et les stupidités du genre "l'homosexualité est une menace pour la survie de l'humanité", le plus pénible a été les soi-disant "spécialistes" qui, dans les médias, pendant des mois et des mois, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, hommes de religion, médecins, sociologues, psychanalystes, sont venus commenter ce que c'est que "les homosexuels" comme si c'était une espèce d'animaux de zoo très curieux à analyser, et qu'ils ne fassent pas partie de la communauté nationale.
Charles Dantzig.
Un de mes personnages dit "Paris est la ville la plus méchante du monde", et je l'approuve. Paris est une ville élégante, spirituelle, littéraire, mais également méchante et contente de l'être. C'est une forme de stupidité, du reste, et je devrais donc retirer le qualificatif d'"intelligente". Un autre personnage dit "La France, le pays de la liberté où tout est interdit", et je ne le désapprouve pas. Mon roman sert à dire que la France n'est pas ce qu'elle dit qu'elle est. La France adore projeter l'image, se projeter l'image, d'un pays tolérant, libéral, ouvert, elle se voit comme la Liberté guidant le peuple de Delacroix, un sein à l'air guidant un monde qui l'adorerait et à qui elle raffole de donner des leçons de morale; mais la France n'aime pas la liberté, elle aime les seins nus. Et encore, de moins en moins.
C'est un pays, et ces mois de haine moutonnant dans les rues de Paris l'ont montré, réactionnaire, agressif, et malade. Le populisme que j'attaque depuis des années a explosé. Il ne s'agit pas de se dire: attention, ça risque d'arriver, c'est là. Et les haines les plus opposées s'entendent très bien dès qu'il s'agit de s'attaquer aux plus faibles. Dans la dernière manifestation, qui a osé s'appeler "manif de la colère", se côtoyaient des musulmans fanatiques, des catholiques intégristes et des crânes rasés avec bombers et Doc Martens, qui brandissaient des pancartes "Europe pédo-criminelle-sioniste-sataniste". Ceci est authentique. Que cette manifestation n'ait pas été interdite est d'ailleurs une des démonstrations de la façon pitoyable dont le gouvernement de l'époque a laissé se déverser la haine dans la capitale de la France. "Histoire de l'amour et de la haine" est un roman qui cherche à comprendre comment cet énorme événement a retenti sur la vie de sept personnages.

Votre roman présente une forme singulière.
Pour moi, la narration classique ne correspond plus à la société actuelle. Elle convenait à un temps où on avait des loisirs, trois mois de vacances à remplir, que la vie était un tapis roulant. Un de mes romans s'intitule "Nos vies hâtives", et c'est ce que nous vivons désormais. Hâtives, et qui sautillent, et zappent, et twittent, et ce n'est ni bien, ni mal, c'est comme ça. Les romans sont la vie même; leurs modes de narration doivent avoir le rythme de cette vie. Mon roman se présente comme un manuel avec différents thèmes, l'amour, le sexe, les objets, les taxis…

… et quelques listes…
C'est l'auteur de l'"Encyclopédie capricieuse du tout et du rien" qui vous parle! Chaque chapitre est divisé en deux, une première partie racontant ce qui arrive aux personnages, la deuxième donnant des aperçus historiques ou analytiques sur le sujet du chapitre (les baisers, la masturbation, les chaussures, etc.). Un roman, selon moi, est le récit d'une modification, celle du personnage principal. Et le personnage dont la modification a lieu est un garçon de dix-neuf ans, Ferdinand, le fils d'un député homophobe, le député Furnesse. Ce député va dans les médias jour après jour faire des déclarations contre le mariage pour tous et l'homosexualité. J'ai voulu ce personnage d'homophobe car, sauf erreur, il n'y en avait pas dans la fiction, en tout cas pas au premier plan. Les meilleurs romans, à mon sens, sont ceux qui prennent quelque chose à la vie, quelque chose qu'elle se cache, pour le lui faire regarder. De même, Zola a introduit l'ouvrier dans le roman ou Jean Genet, les travestis. Sans ce genre d'annexion, les romanciers raconteraient encore des histoires de chevaliers allant attaquer des dragons et les pouvoirs continueraient à bien tranquillement écraser ce qui les gêne.
Parmi les nombreuses accusations dont je fais l'objet, car je ne suis pas un écrivain qu'on laisse tranquille, devant qui on se prosterne à chaque parole qu'il prononce, je sais très bien pourquoi et d'une certaine façon, ça me rassure, car il n'y a jamais eu que les anodins qu'on a systématiquement flattés d'hyperboles, ils ne sont pas dangereux et il faut les soutenir un peu, ces pauvres Meccanos branlants, parmi ces accusations, il y a que je serais un romancier intellectuel, formaliste ou autres inepties. Comme si c'était mal d’être intellectuel, comme s'il fallait être bête pour être romancier. Et d'ailleurs c'est faux. Je suis un romancier pour enfants, moi. Dans mes romans, et dans "Histoire de l'amour et de la haine", les salauds sont des salauds, les méchants sont des méchants. Le député Furnesse est un salaud sans nuances. Si je suis pour la finesse, je prends garde aux nuances. Un personnage de mon livre cite des lettres pleines de nuances où Furtwangler se justifiait d'avoir joué devant Hitler, et la réponse de Toscanini: "Quiconque joue devant les nazis est un nazi." Ça n'est pas nuancé, mais c'est avec cette absence de nuance que l'humanité se sauve parfois des monstres. Le député Furnesse est un salaud de l'espèce homophobe…

… et son fils Ferdinand découvre qu'il est gay. C'est dur de découvrir à 18 ans qu'on a un père homophobe, surtout quand on est gay.
Ferdinand dit: "Les Noirs ont des parents noirs, les Juifs ont des parents juifs, les gays ont, jusqu'à nouvel ordre, des parents hétérosexuels." Quand un enfant noir ou juif a été agressé et rentre chez lui, il voit des parents noirs ou juifs semblables à lui et qui comprennent exactement ce qu'il ressent, étant identiques et ayant probablement subi les mêmes avanies. Un enfant gay agressé rentre chez lui, et il a des parents qui, même s'ils l'aiment, ne comprennent pas complètement ce qu'il ressent et en tout cas n'ont jamais eu la même expérience. Les gays ont un rapport à l'agression tout à fait différent des autres. Imaginez mon pauvre Ferdinand qui entend son père déblatérer à la télévision et, en famille, faire des blagues bien grasses sur "les pédés".

Demain, suite de l'entretien.
Charles Dantzig évoquera la genèse d'"Histoire de l'amour et de la  haine" et ses sept personnages. Notamment.
C'est à lire ici.






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