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lundi 13 juin 2016

Jewel et Esther, filles d'un bourreau macho

Curieux, le hasard. A moins qu'il ne s'agisse d'autre chose? Depuis des semaines, je voulais lire "L'arbre et le fruit", le nouveau roman jeunesse de Jean-François Chabas (Gallimard Jeunesse, Scripto, 128 pages). C'est finalement hier dimanche que je me suis décidée, sans rien en savoir. Première surprise, juste pour sourire, on y croise brièvement le boxeur Mohammed Ali qui vient de nous quitter. Seconde surprise, et pas la moindre: ce très beau roman, sobre mais poignant, direct sans misérabilisme, dépeint un homme violent, un pervers manipulateur qui n'hésite pas à frapper sa femme et une de ses filles, au moment où on apprenait que le tueur d'Orlando battait son ex-femme...

"L'arbre et le fruit" est le double journal de Grace Fairhope et de Jewel Fairhope, la mère et l'aînée des deux filles, à trois grands moments de l'histoire familiale, en 1980, 1988 et 2015. C'est Jewel qui ouvre le texte avec une inquiétude: leur mère a disparu. Celle-ci s'exprime alors, le même jour: elle se trouve dans un hôpital psychiatrique. Les récits à la maison et à l'hôpital se complètent pour dire le quotidien d'une famille sous la coupe d'un homme macho et brutal. Violence verbale, violence physique, rien n'est épargné dans l'intimité de la famille. Alors qu'à l'extérieur, le notaire porte beau. En arrière-plan se raconte la façon dont sont (mal)traités les patients psychiatriques, cassés notamment par les médicaments ou les menaces.

Ce livre brûlant est un vrai roman, bien construit avec sa double voix qui montre comment les enfants se rendent peu à peu compte que leur mère est une femme battue, et bien mené dans ce sordide quotidien. Il parle clair, dépeint la violence constante, imprévisible, destructrice. Il met en scène les deux types de réponse au pervers possibles. Passive dans le cas de la mère, tellement détruite qu'elle en oublie ce qu'elle est, une océanologue de renom, pour tenter de protéger ses filles. Mais elle est usée et personne ne lui jettera la pierre. Subtilement, Jean-François Chabas fait comprendre comment elle s'est laissé paralyser. L'autre réaction, celle de Jewel, est bien plus active. Elle a sept ans quand on fait sa connaissance et elle entend protéger avant tout sa petite sœur de cinq ans. Curieusement, Esther échappe à la folie dévastatrice du père. En grandissant, Jewel va apprendre à résister de plus en plus ouvertement. On la retrouvera en fin de roman fière d'avoir arrêté la violence paternelle. C'est là aussi que s'expliquera le titre. Esther semblera, elle, avoir davantage de difficultés à se poser.

Jean-François Chabas. (c) François Bourru.
Ce qui frappe dans "L'arbre et le fruit", c'est la justesse de ton. Comment décrire de telles situations, plus fréquentes qu'on aime le penser (on se rappelle de "Profession du père", pour adultes, de Sorj Chalandon, sur le même sujet, paru l'an dernier, lire ici), sans y avoir été directement confronté, de près ou de loin, sans l'avoir vécu? Jean-François Chabas ne s'en cache pas.
Il écrit aux journalistes à propos de ce livre: "le sujet me touche de manière directe" (...) "Comment devient-on une femme battue? Pourquoi le devient-on? Que faire pour l'éviter?"
Il assigne une mission prophylactique à ce roman courageux et il est sûr qu'il y réussira, ce qu'on lui souhaite, vu l'urgence et l'étendue du problème.
Son livre est à lire à tous âges, même adulte, à partir de 12-13 ans. Un texte littéraire fort et nécessaire.

Sur son site, l'écrivain donne quelques mots d'explication sur ce roman qui surgit dans sa longue bibliographie (plus de 70 livres publiés depuis 1995 et "Une moitié de wasicum" (Casterman), principalement des romans pour adolescents dont près de la moitié à l'école des loisirs, mais aussi quelques albums et deux romans pour adultes).
"L'arbre et le fruit
Georges Brassens disait que ses chansons se suffisaient à elles-mêmes et semblait mal à l'aise quand on lui demandait de les expliquer.
Sans doute est-ce un travers de notre époque que de vouloir à tout prix disséquer les œuvres artistiques... Les choses se compliquent encore lorsque c'est l'artiste lui-même qui est prié de "donner ses raisons".
"L'arbre et le fruit" est particulier, cependant, et en cela justifie quelques explications sérieuses.
Le sujet dont il traite m'est familier, et personnel... Mais à peine le livre était-il sorti qu'il a déchaîné une avalanche de réactions émues.
 Je me suis rendu compte, plus encore que je ne l'aurais imaginé, du nombre de personnes touchées par le phénomène de la violence familiale. 
Il y a des femmes et des enfants battus, maltraités et humiliés dans tous les milieux sociaux, toutes les ethnicités, tous les pays. Personne n'échappe à cela. 
La question ne se borne pas à une dénonciation, car cela serait vain. Et c'est là que "L'arbre et le fruit" doit trouver son utilité, car le récit démonte un mécanisme et explique comment il serait possible d'y échapper. 
Il y a deux personnages clés dans le roman: Grace, qui commet à peu près toutes les erreurs possibles face à un pervers violent. 
Jewel, qui réussit à s'affranchir et sauve ainsi sa peau, ainsi que celle de sa petite sœur.
Entendez-moi bien: il ne s'agit pas ici d'une invention de personnages fantaisistes, mais l'expression d'un vécu bien réel. Je parle de ce que je connais: du pouvoir salvateur de la révolte. 
Ce dont il est question ici, c'est de sauver sa vie, et de conserver l'intégrité de son âme. Car si on ne meurt pas de ces traitements, on risque tout du moins de ne jamais s'en remettre, avec des conséquences si terribles que la mort me semblerait préférable. 
On ne combat pas la violence de ce type avec du raisonnement et des mots doux. Elle est trop insidieuse. Il faut s'y arracher avec une brutalité égale à celle qu'on nous fait subir. 
Pour le dire simplement: femmes, adolescentes, adolescents, battez-vous sans merci, enfuyez-vous, car celui qui s'acharne à vous détruire n'aura aucune pitié. 
Voilà à quoi sert "L'arbre et le fruit". Il est prophylactique. Faites-le lire ou parlez du sujet autour de vous. 
Les bourreaux de cette nature ne peuvent prospérer que dans le silence."

Pour lire le début de "L'arbre et le fruit", c'est ici.







1 commentaire:

  1. Merci Lucie pour cet article. Hop ! L'arbre et le fruit dans ma prochaine commande pour le CDI <3

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