Les cartes du projet "Converser" dans "8 1/2". (c) Elise Simonet. |
Donner sa langue au chat? Donner sa langue aux chats? Oui mais à combien de chats? On peut jouer sur les mots à l'infini, et l'exercice est extrêmement plaisant. On peut aussi savourer l'exercice réalisé par d'autres. Comme dans ces trois publications qui explorent la langue chacune à sa manière, une revue, un album pour enfants, un recueil de nouvelles.
Le hors-série "8 1/2" de la revue "Papier Machine"
Œil pour œil, dent pour dent, la revue bruxelloise de création poétique "Papier Machine", dédiée à la langue française et surtout à ses interstices, en vrai papier relié (deux numéros par an), a décidé de marquer ses cinq ans par un numéro hors-série s'intercalant entre le n°8 et le n°9 (112 pages, en librairie). Logiquement intitulé "8 1/2", merci Federico, il questionne tout aussi logiquement la langue, notre langue, et non un mot-étincelle comme les numéros habituels. Comment on cherche nos mots. Comment on les choisit. Comment on ne les choisit peut-être pas. "Ce numéro pas comme les autres cherche à rendre visible un peu de ce qui inspire, qui bloque ou indigne." Enquête, cartes blanches, entretiens dont les fruits sont rassemblés ici.
Si "Papier Machine (qui ne dit mot consent" se présent en format "portrait", pour lire la revue, il faut la pivoter vers la droite en mode "paysage". La couverture qui se déplie sur les petits cartons du projet "Converser" d'Elise Simonet permet de sauter à pieds joints dans un grand format à l'italienne et le vif du sujet.
Un petit sommaire et c'est le plongeon. Dans le désordre:
- Adel Tincelin et sa fille Charlie Tincelin-Perrier cherchent de nouveaux mots pour parler de la réalité. Comme ce "Paman" inventé en 2006.
- Le sémioticien et linguiste belge Jean-Marie Klinkenberg ("Petites mythologies belges", Espace Nord) s'explique longuement sur les "fautes de français" qui ne sont pas si fautives que ça à ses yeux.
- La question de l'orthographe est abordée par Jérôme Piron et Arnaud Hoedt ("La convivialité", Textuel)
- celle des dialectes par l'universitaire canadienne Catherine Leclerc
- celle de la langue de bois par le linguiste Louis-Jean Calvet
- celle des langues des femmes par la linguiste Marina Yaguello
- celle du langage du travail par Lucie Combes et la sociolinguiste Josiane Boutet
- celle du surgissement du mot, juste en général, par l'éditeur Corentin Emery et Saâd, un de ses auteurs
- celle de la langue maternelle par l'auteur et journaliste Driss Ksikes,
- celle des conséquences du choix des mots par le sociologue Bernard Lahire...
Mais "Papier Machine" ne saurait être seulement sérieux. Et sont glissées dans le mille-feuilles "8 1/2" les contributions
- de la poétesse Milady Renoir
- de l'artiste Tarek Lakhrissi
- du Collectif RER Q
- des artistes Cécile Babiole & Anne Laforet, alias Roberte la Rousse
- de Loup
- les cartons de la dramaturge Elise Simonet
- le "JO RE GR ECR IN" du journal pilote des Editions feu de paille.
Sans oublier les divers réquisitoires et déclarations au premier Tribunal des mots. Bref si, on veut se nourrir, se surprendre, apprendre, découvrir, s'amuser, une seule direction, celle de ce "8 1/2" hors-série.
L'album jeunesse documentaire "La la langue"
Vous vous souvenez de cet apprentissage? Non, bien entendu. A tel point qu'on ne pose jamais la question. Ce qui n'empêche pas les trois auteurs, qui ont chacun un rapport avec la langue, d'y répondre de façon lumineuse.
Américaine dingue de littérature, Susie Morgenstern a appris le français pour l'amour de son mari Jacques, rencontré en Israël. Elle l'a même tellement bien appris, parfois dans le sang et les larmes, qu'elle est devenue une des meilleurs auteures jeunesse françaises et a exercé comme professeur à l'université de Nice. Aliyah Morgenstern est la fille aînée de Susie et Jacques, née en 1967 quand sa mère apprenait le français. Devenue linguiste spécialisée dans l'acquisition du langage et professeur à la Sorbonne, elle partage pour la première fois son domaine avec les enfants. Serge Bloch, artiste de haut vol, a le talent fou de poser trois coups de crayon qui révèlent le langage du dessin et accompagnent les mots des auteurs.
Un jour, après toute une série d'étapes, l'enfant parle. (c) Saltimbanque Ed. |
Joyeusement illustré, écrit avec tendresse et compétence, "La la langue" explique comment un "infans" devient un jour un individu doué de langage. On suit le bébé chronologiquement par doubles pages agréablement composées et on apprend plein de choses passionnantes lors de ces étapes. Ce qui se passe quand le bébé a entre 0 et 8 jours, les découvertes qu'il fait durant ses trois premiers mois, les premiers sourires, les exercices de voix, les babillages vers 6-8 mois, les premiers gestes puis les premiers mots vers un an. Vient ensuite, entre 16 mois et deux ans et demi, la construction de la langue. Suivront les mimiques, les récits, les explications et les blagues entre 3 et 4 ans. Vers 4 ans, l'ancien bébé parle comme tout le monde, mais il est loin d'être au bout de ses apprentissages.
Quel prodige quotidien que l'acquisition du langage! Une éclosion qui se mue en explosion. On reste baba devant ces formidables explications qui s'adressent aux enfants à partir de 6 ans et à tous les curieux.
"La la langue". (c) Saltimbanque. |
La première double page de |
Le recueil de nouvelles "Sur le bout de la langue"
On connaît sans doute mieux Ahmed Kalouaz comme écrivain pour la jeunesse. Il a notamment publié plus de dix romans pour ados au Rouergue. Mais l'écrivain né en Algérie en 1952 et arrivé en France peu après a aussi une œuvre considérable de dramaturge, de poète, de romancier, d'auteur de récits et de recueil de nouvelles en littérature générale chez divers éditeurs, dont "La brune" au Rouergue et Le mot et le reste. Justement, son dernier titre en date est un superbe recueil de nouvelles, "Sur le bout de la langue" (Le mot et le reste, 114 pages). Vingt-deux textes suivent celui qui donne son titre à l'ouvrage.
Ces vingt-trois nouvelles, surtout écrites au temps chantant de l'imparfait, parfois complètement dialoguées, sont souvent surprenantes par leur approche du thème et exquises au niveau de la langue. Ahmed Kalouaz nous y présente une belle série de personnages, hommes et femmes, jeunes et vieux, immigrés ("Ventre affamé n'a plus les yeux, et il monte quand même dans le pick-up, formant une grappe humaine accrochée aux ridelles"), locaux ou réfugiés. Toute la force de son écriture précise, descriptive sans excès, est qu'il leur donne vie. Ils rient ou ils sont tristes ("Le mot perdu, c'est la lumière qu'on n'arrive pas à retenir, la journée qui s'enfuit"). Ils philosophent mais ne pleurent pas sur eux-mêmes. Au contraire, ils ont de la force. Ils résistent. Que ce soit dans une quête amoureuse, dans des rêves, dans des histoires de leur passé ("Je n'aime pas dormir sans toi"), ils ont toujours l'idée qu'il y a aujourd'hui ("Marceau répondait tout en ne comprenant rien à ce qui se passait. Il ne connaissait pas de Cory, ni depuis huit jours ni depuis toujours") et même demain. L'écrivain nous fait apprécier, aimer ses personnages qui ont souvent les mêmes références que nous, que ce soit en cinéma ou en balades ou en actualités, en prise avec leur vie qui est parfois un peu la nôtre. Qui appartient en tout cas à notre paysage familier. Ahmed Kalouaz donne une très belle présence à ces anonymes qui nous entourent et nous rappelle ainsi, par la vigueur de sa belle langue, combien peut être riche la diversité des humains. Comme l'énonce le grand-père de la dernière nouvelle: "Regarde bien, ici, nous avons le monde sur le bout de la langue."
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