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mercredi 22 mai 2019

Dire ce qu'il a longtemps fallu taire

Aude Mermilliod.

Lyon où elle est née, Toulouse où elle a étudié les beaux-arts, Bruxelles où elle est passée et a bossé cinq ans comme serveuse à la célèbre brasserie saint-gilloise, "le" Verschueren, Montréal où elle a travaillé, travaillé, travaillé, en parfaite autodidacte, et gagné le prix Raymond Leblanc de la jeune création 2015 pour sa première BD, "Les reflets changeants" (Le Lombard), Lyon où elle est à nouveau installée après cinq années au Québec, l'illustratrice BD Aude Mermilliod est une voyageuse. Elle tient d'ailleurs le blog La fille voyage. Elle était de retour à Bruxelles pour parler de son deuxième album, "Il fallait que je vous le dise" (Casterman, 168 pages). Un livre magnifique, sensible et apaisé, sur cet accident de la vie qu'est un avortement. Ce qui est superbe ici, c'est que si Aude Mermilliod raconte l'avortement qu'elle a vécu, elle double son récit du parcours médical du médecin français Marc Zaffran, écrivain sous le pseudonyme de Martin Winckler, qui réside au Québec depuis 2009.

L'album s'ouvre sur un texte d'Anne Sylvestre, "Non tu n'as pas de nom". Et tous ceux qui en ont l'âge se rappellent de la chanson et de sa musique (ici), qu'elle soit interprétée par Anne Sylvestre elle-même ou par Pauline Julien par exemple. Une chanson qui a été brandie par tous les militants de l'IVG, avec l'accord de sa créatrice, même si elle n'est pas née ainsi: "Ce n'était pas une chanson sur l'avortement mais une chanson sur l'enfant ou le non-enfant", a toujours répété Anne Sylvestre.

La découverte. (c) Casterman

Clin d’œil à Bruxelles (c) Casterman

Sans cases, lumineux avec ses couleurs douces et la part réservée au blanc, "Il fallait que je vous le dise" raconte donc un avortement, celui que l'auteure a subi, celui que l'auteure a voulu, celui qui s'est déroulé il y a huit ans. Elle avait 24 ans. Elle dit les choses simplement. Les mystères aussi, comme celui de tomber enceinte alors qu'on porte un stérilet. Le déni et le dépit devant ce coup du sort. Elle  dit également les maladresses pleines de bonne volonté de l'entourage, du médecin. "Le médecin qui m'a fait mon avortement n'était pas méchant mais maladroit. Il était encombré par ma tristesse et ma douleur." Avec fougue, avec colère, mais sans esprit guerrier. Aude Mermilliod dit surtout ici la tristesse qu'elle a eu à avorter, même si c'était son choix et qu'elle n'a jamais regretté ce choix.
"J'ai écrit des textes au moment où j'avortais, il y a huit ans. Une sorte de journal intime, impubliable évidemment, mais j'avais déjà l'idée d'en parler un jour. Le point de départ du livre a été de voir ma belle-sœur enceinte. Elle allait être maman et je ne l'étais pas. C'était douloureux pour moi. J'ai écrit l'histoire, de manière tranquille, en un jour."
L'artiste fait très bien ressortir le silence auxquelles sont condamnées celles qui ont avorté. Au motif que ce n'est pas grave, que d'autres le font... Mais chacune, là-dedans, quelle est sa place? Quelle est la place pour son chagrin?
"J'ai avorté, je ne l'ai pas regretté une seule seconde, mais ce que j'écris dérange les gens. Ceux qui pensent que ce n'est pas si triste que ça. Ben si, c'est triste. Cette tristesse n'a sa place nulle part mais les femmes qui ont avorté comprennent."
Pas de jugement moral, pas de meilleure façon de faire. Chacune fait comme elle peut. Du mieux qu'elle peut.
"Je ne suis pas prescriptrice de la façon dont un avortement doit être vécu. Avorter, ce n'est pas anodin mais c'est extrêmement banal. Il y a peu de mots pour en parler, pareil pour une fausse couche avant trois mois. Un avortement est supposé être privé donc il est tu."

Les débuts de médecin de Marc Zaffran (c) Casterman

La deuxième partie, également écrite à la première personne, est le parcours de Marc Zaffran, médecin, alias Martin Winckler, qui a confié son parcours personnel à Aude Mermilliod. Ses découvertes d'homme, ses apprentissages de médecin pratiquant l'avortement, son écoute des femmes et surtout son cheminement dans sa pratique. Se mettre à la place d'une femme subissant un avortement, d'une femme subissant les conseils parfois trop zélés des médecins, il l'a fait. Et a modifié son approche et sa pratique. Grâce aussi à une extraordinaire Yvonne qui lui a ouvert les yeux sur plein d'aspects en relation avec l'avortement ou la contraception.
"Marc Zaffran,  je l'ai rencontré par hasard. J'avais lu "Le chœur des femmes" quand j'avais avorté. J'étais tombée enceinte sous stérilet! Je lui avais envoyé un mail. J'ai été épatée par la rapidité de sa réponse et par sa bienveillance et sa gentillesse. Marc aime bien la BD. Quand j'ai commencé cet album, je l'ai contacté pour lui demander une annexe. Son point de vue de médecin. Il pouvait dire par exemple ce qu'est une bonne consultation IVG. Il m'a raconté tout son parcours. Je me suis dit qu'en faire une annexe était du gâchis. Il est donc devenu un des personnages du livre. A 50/50 avec moi. Il m'a raconté sa vie, en direct et par Skype. J'ai pris des notes. J'ai élaboré un scénario, des dialogues, je lui envoyé pour corrections et relecture. Puis il m'a laissée libre. Il aborde le rapport soignant-soigné. Comment créer de l'empathie avec les patients. Il a un blog d'écrivain et un blog de médecin qui est une mine d’infos. Il a eu Yvonne dans son parcours qui lui a ouvert les yeux sur la réalité des femmes alors qu'il était plein de bonne volonté pour "bien soigner"."
Durant un avortement. (c) Casterman.

La BD frappe par sa luminosité et son caractère paisible au-delà du sujet crucial, vu l'actualité américaine et italienne des dernières semaines, qu'elle traite. Les personnages sont habilement croqués en quelques traits expressifs qui leur donnent vie. On est avec Aude, on est avec Marc. Tout est dit, mais tout n'est pas montré, suggéré plutôt, et cela suffit. Le choix de la taille des dessins repose sur l'intensité du récit, des vignettes à la pleine page pour hurler en passant par d'autres arrangements de l'espace de la page, le tout dans de judicieuses gammes chromatiques.
"Je travaille à l'ordinateur, avec une tablette graphique. Je n'ai pas voulu de case pour éviter les contraintes de décor. J'ai utilisé trois couleurs d’intensités différentes. Je me suis libérée de la vérité graphique. Je voulais que les pages soient lumineuses et légères. Je voulais aller dans l'épure. Ma belle écriture régulière? Je vous donne un petit secret de fabrication: les textes sont de l'écriture droite imprimée sur laquelle je repasse à la main."
Suggestion. (c) Casterman.

On l'aura compris, il faut absolument lire "Il fallait que je vous le dise", sensible, bienvenu et terriblement attachant dans ses deux parties.

Les romans de Martin Winckler sont principalement publiés chez P.O.L.

Le discours de Simone Veil, le 26/11/1974. (c) Casterman.



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