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lundi 20 juin 2022

Isabelle et Ibrahim se sont trouvés au bord de leurs chemins d'exil

Maïa Kanaan-Macaux. (c)  Astrid Di Collalanza.

Exilés, demandeurs d'asile, réfugiés, le mot est en général utilisé au pluriel. Normal. Il l'est aussi en couverture du second roman de Maïa Kanaan-Macaux (Julliard, 186 pages), le très beau, engagé et citoyen "Les réfugiés". Mais ici, ils ne sont que deux, la Française Isabelle et le Guinéen Ibrahim dont les voix alternent de chapitre en chapitre. Une adulte d'ici et un mineur de là-bas dont les routes vont se croiser par hasard durant leurs errances respectives. Leur rencontre donne un roman différent sur les réfugiés (lire ici), un pied dans leur monde, l'autre dans celui de Monsieur ou Madame Tout-le-monde.

Ayant quitté soudainement son mari et son travail d'enseignante, Isabelle descend vers le sud, sans but précis. Lors d'une halte, elle croise Ibrahim, qui a quitté son pays pour venir en aide à sa famille. Est arrivé en France en payant des passeurs. Elle le recroise, s'attache à lui, se prend à vouloir défendre ce gamin englué dans les règlements en matière d'asile. Une cause nouvelle pour elle. Pas si nouvelle puisqu'elle a aussi quitté sa campagne natale pour vivre en exil dans une grande ville. Rien de comparable bien entendu dans leurs situations. La détresse d'Ibrahim la touche et l'obligera aussi à s'affronter elle-même, à savoir pourquoi elle a voulu "s'éloigner de son existence", partir ailleurs. Ces deux errants vont faire un bout de chemin ensemble, chacun enrichissant l'autre. 

"J'ai écrit ce livre", m'expliquait Maïa Kanaan-Macaux lors de son passage à Bruxelles, "pour les gens qui ne connaissent rien aux réfugiés MENA (mineur étranger non accompagné) et à la question de la migration. J'ai envie qu'ils fassent le chemin avec le gamin, qu'ils le comprennent, qu'ils le connaissent, qu'ils le reconnaissent."

De fait, le roman nous fait suivre le parcours d'Ibrahim, sa terrible histoire qu'il est sommé de répéter à de multiples reprises, un parcours entre la Guinée et la France, les séances chez l'avocate, chez le juge, la menace d'expulsion, le recours, et également ces rencontres qui peuvent sauver un destin. En l'occurrence, Jean, l'oléiculteur local pour le boulot, Isabelle pour le soutien moral. Si on passe par toutes les angoisses que vivent les demandeurs d'asile et leurs hébergeurs, la fin du livre est ouverte. "J'ai vécu moi-même une histoire avec un jeune migrant qui ne s'est pas bien terminée. Je voulais faire quelque chose de cette colère. La littérature permet de raconter des histoires fictives en s'ancrant dans le réel. Le parcours des MENA est connu, le vivre intimement est affreux."

"Les exilés" se déroule en France, il pourrait tout autant avoir la Belgique pour cadre tant les procédures et les règlements sont similaires. L'histoire d'Ibrahim est au centre du roman, mais comme le livre est une fiction et non un témoignage, on découvre aussi le destin d'Isabelle, ses rêves, ses échecs, ses réflexions, ses décisions. Un lecteur peu coutumier de l'hébergement des mineurs pourra ainsi s'interroger sur ses apriori, sur ses idées toutes faites. "Il y a une montée du FN qui est très effrayante", me disait la romancière, bien avant les élections présidentielles. "Aussi bien dans la société civile que dans les autres courants politiques. Mais il faut dire NON. Il y a des droits fondamentaux. Il y a des conventions. On ne peut pas s'en abstraire."

Voilà un roman qui réjouira les hébergeurs et les hébergeuses car tout y est vrai. L'envie de bien faire, les incompréhensions, les couacs dans la relation, les colères et le découragement, le yoyo de la joie et du désespoir, les démarches fastidieuses, les exigences des autorités impossibles à honorer... Ils s'y reconnaîtront.

Voilà un roman qui pourra ouvrir le cœur et l'esprit de ceux qui s'inquiètent de l'arrivée de demandeurs d'asile. La situation n'y est en rien idéalisée. On y trouve la réalité imposée par des lois qui ne sont plus justes. Et Maïa Kanaan-Macaux s'engage, faisant ainsi notamment dire à l'avocate d'Ibrahim: "A défaut de pouvoir empêcher qu'on construise des frontières de plus en plus hautes qui font de la Méditerranée un sanctuaire, qui valide le fait que des adolescents errent dans nos rues sans protection, tout en laissant entrer et prospérer des sociétés qui ne paient pas d'impôts et s'arrogent le droit de faire travailler ces mêmes hommes et ces mêmes femmes dans des conditions dignes de pays auxquels on donne des leçons de morale, je peux faire mon travail. (...) Personne ne quitte sa maison à moins que sa maison ne soit la gueule d'un requin."

Roman rude et lumineux, économe en mots pour laisser le pouvoir à l'imagination, "Les exilés" avance en deux voix, la bonne idée d'écriture. "Au départ, Isabelle racontait tout", se rappelle l'auteure. "Mais cela n'allait pas. J'ai décidé alors de donner sa voix à chacun de mes deux personnages. Il n'est pas facile de parler à la place d'un gamin guinéen de quinze ans. Ce n'est pas grave s'il y a un décalage avec Isabelle, beaucoup plus âgée, qui est aussi en fragilité. Elle n'est pas militante. Elle ne revendique rien. Cette histoire lui tombe dessus. Je voulais que le lecteur puisse s'identifier à elle. Elle, fragile, mais qui sort de sa zone de confort et qui découvre sa capacité à s'ouvrir." Combien y a-t-il d'Isabelles qui s'ignorent?






















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