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jeudi 9 juin 2022

Il y avait les mots, puis il y eut les chiffres

LU & approuvé

Geneviève Brisac. (c) Jean-François Paga/L'Olivier.


"Un dos étroit, des cheveux fous", Geneviève Brisac nous propose un formidable nouveau roman où l'on retrouve Nouk, son double littéraire, son porte-voix. Le roman d'une vie au travail. Le roman de sa vie au travail. En vingt-trois chapitres titrés avec un panache parfois sarcastique, la romancière nous partage ses ruses de vie. "Pour survivre, il ne faut ni obéir, ni désobéir", écrit-elle. "Il faut ruser." Et ses citations préférées bien entendu. "Les enchanteurs" (Editions de L'Olivier, 192 pages) apparaît comme un texte de liberté après quelques années plus sombres. N'est-ce pas une phrase d'Anne Sylvestre qui l'introduit?

C'est la sixième fois que Geneviève Brisac, une vingtaine de livres -  principalement des romans  - en littérature adulte, une trentaine en jeunesse, appelle Nouk pour se dire (*). On la découvre aux études, arrivant dans son "carrosse", une 4L de couleur bronze, à Fontenay, découvrant sa chambre cellule. "Tout est toujours plus triste chez les filles que chez les garçons." On la voit écouter le Pop Club de José Arthur, se découvrir une conscience politique grâce aux Chiliens. Croire au pouvoir des mots. 

En quelques paragraphes, on retrouve tout l'art littéraire de Geneviève Brisac. Son attention aux petites choses pour faire comprendre les grandes sans devoir les dire. Sa plume légère, qui virevolte mais peut soudainement mordre. Son choix de parler en "je" ou en "elle" avec Nouk, alternance attrayante. Sa défiance devant la misogynie et, corollaire, son féminisme. Son ton faussement désinvolte qui cache une extrême sensibilité.

En suivant d'un bout à l'autre la carrière de Nouk, c'est l'évolution du monde du travail et celui de l'édition qu'elle connaît intimement en particulier que la romancière passe à son élégant et efficace scalpel. A dix-huit ans, l'idéaliste jeune femme pensait vivre, aimer, espérer, créer, vibrer. "La passion des mots et des livres ne me quittera plus jamais, j'en suis sûre." Elle va vivre, aimer, espérer, avoir deux enfants, créer, vibrer, et aussi morfler. Le métier change, même chez les plus vertueux. L'édition qui publiait des livres de mots auxquels les éditeurs croyaient glisse sur une pente où elle fabrique des livres dont les chiffres doivent clignoter en doré dans les bilans comptables.

Pourtant, Nouk avait cru en Olaf. Mais ce premier éditeur s'est rapidement séparé d'elle. Elle s'est relancée avec Werther, grand éditeur, excentrique et visionnaire. Cela finira mal aussi. Geneviève Brisac nous confie tout cela d'un air léger, faussement désinvolte, qui décrypte une brutalité feutrée et une misogynie généralisée. Un livre sur le travail lucide, romançant son histoire personnelle dans de rutilantes clés à décrypter. Un roman cinglant que ce soit à propos de la profession, du pouvoir dans l'entreprise, du sexe au travail ou de la place des femmes a fortiori quand elles sont mères.

Il y a de la désillusion, de la colère et de la mélancolie dans "Les enchanteurs" mais le roman est aussi et surtout une merveille d'écriture dont chaque phrase se savoure, composant une ode à la résistance et une célébration de la vie. De son ton piquant, Geneviève Brisac épingle les travers des uns, des unes et des autres. On ne peut s'empêcher de sourire et de rire. De s'insurger qu'une femme comme Nouk soit sacrifiée au nom de la "cause". Nombreuses seront les femmes qui se sentiront moins seules après avoir lu "Les enchanteurs". La lucidité donne une force intérieure sur laquelle aucun patron n'a de prise. Nouk le sait, Nouk le vit, Nouk nous l'offre.



(*) On a vu Nouk, alter ego littéraire ou porte-voix de la romancière dans 
  • "Les filles" (Gallimard, 1987)
  • "Petite" (L'Olivier, 1994)
  • "Week-end de chasse à la mère" (L'Olivier, prix Femina 1996)
  • "Voir les jardins de Babylone" (L'Olivier, 1999)
  • "52 ou la seconde vie" (L'Olivier, 2007)
D'autres notes sur Geneviève Brisac ici.



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