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jeudi 10 septembre 2015

Les maux d'enfant de Sorj Chalandon, éreinté par un père dangereusement fou

Journaliste depuis 2009 au "Canard enchaîné" - qui fête ses cent ans ce 10 septembre 2015 -  après trente-quatre années passées au quotidien "Libération", Sorj Chalandon publie son septième roman, "Profession du père" (Grasset, 318 pages). Magnifique, prenant et bouleversant, sur une enfance, celle d'Emile, un gamin tenu dans l'ombre d'un père fou, mythomane et violent. De sa belle langue sobre, il dresse un portrait d'adulte masculin sans concession, dans la France des années 1960, manipulateur atroce qui terrorise épouse et fils, un furieux dont ses proches ont peur de réveiller les colères. Des crises épouvantables qu'un rien, ou même rien, suscitent à répétition.

Comme pour ses ouvrages précédents (lire ici, ici et ici), Sorj Chalandon a puisé dans sa vie, dans son enfance et sa jeunesse ici, l'idée de ce nouveau titre. La mythomanie d'un père y est admirablement condensée dans le titre. Mais il en a fait un roman, dans lequel le lecteur peut se glisser, découvrir, trembler mais aussi sourire parfois. Espérer peut-être.

Ce roman sur son père, Sorj Chalandon tournait autour de puis longtemps. Depuis son premier livre en réalité. Il s'en explique dans un texte écrit pour son éditeur.
"J'ai voulu écrire ce roman en 2004. Et puis j'ai renoncé. À la folie de mon père, j'ai préféré la terreur de son fils. Raconter "Le Petit Bonzi", ma jeunesse lyonnaise. Mais l'ombre de ce père étouffait secrètement chaque mot.

J'ai voulu écrire ce roman en 2005. Et puis j'ai renoncé. Mais j'ai donné au Bosco le visage d'un père que je n'avais pas. Et aussi une douceur, une beauté, une grandeur, lui offrant "Une promesse" qu'il ne tiendrait jamais.

J'ai voulu écrire ce roman en 2006. Et puis j'ai renoncé. Mais ce père rôdait dans "Mon traître". C'est son âge que j'ai légué à Tyrone, frère d'Irlande, et aussi son regard. Dans "Retour à Killybegs", j'ai offert au soldat républicain mon enfance battue, sans que mon père le soupçonne.
J'ai voulu écrire ce roman en 2008. Et puis j'ai renoncé. Mais j'ai partagé un hâbleur, fort en gueule, fier à bras, qui raconte ses exploits de guerre alors qu'il a longé les murs comme tant d'ombres. J'ai encombré Beuzaboc des mensonges de mon père. Mais "La Légende de nos pères" est passée dans sa vie sans qu'il comprenne.

J'ai voulu écrire ce roman en 2011. Et puis j'ai renoncé. J'ai fait le choix d'aller à Beyrouth en guerre, pour monter "Antigone" sur la ligne de front. Mais une fois encore, dans la violence des uns pour les autres, dans le cauchemar et la barbarie, j'avais emmené mon père.

Il a été interné d'office le 18 décembre 2013. Il a fermé les yeux et il n'a plus parlé. Au dernier jour, pour qu'il meure sans entrave, on lui a ôté ses sangles de lit. "Voulez-vous lui dire au revoir?", m'a demandé le docteur. J'ai refusé. Nos adieux étaient faits.

Un jour de printemps, j'étais assis dans la salle de cérémonie d'un crématorium. Et là, dans le silence gêné, ce désert sans famille, j'ai su que l'heure était arrivée. Après la douleur de l'enfant lyonnais, la trahison d'Irlande, les mensonges de mon père et mes blessures d'homme, j'ai voulu en finir avec sa folie.

Mais pour tourner la page, il m'a fallu l'écrire.

J'ai commencé ce roman devant son cercueil, le mardi 25 mars 2014 à 14h30."

Aujourd'hui, Sorj Chalandon l'a écrit, ce roman, et nous propose un texte bouleversant une nouvelle fois. Tant de violence, à la fois physique et psychique, tant de cruauté, tant de satisfaction à faire du mal. André Choulans, le père, était-il conscient de ses actes, de ses délires? Denise, la mère, en a été le témoin pétrifié, la victime, rabrouée sans cesse, bousculée, frappée, niée. Le fils a tout pris dans la figure. Il fallait l'élever à la dure, l'Emile, en faire le complice des divagations paternelles. Un père qui aurait été successivement chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur pentecôtiste et conseiller personnel du général de Gaulle. Qui avait un ami américain, un héros évidemment, que personne n'a jamais vu mais auxquels ses proches croyaient dur comme fer. On rirait de ces élucubrations si le sauvage n'était aussi destructeur, si l'homme n'était autant activement de droite, prêt à défendre l'OAS, et s'il n'avait embarqué manu militari son fils dans ses funestes projets.

Sorj Chalandon montre magnifiquement l'existence pitoyable d'Emile Choulans, douze ans, qui, sans guère de repères dans l'existence, accepte la loi du père. La subit. Sait aussi les risques qu'il y a à tenter de lui échapper. Qui résiste à sa manière en trouvant refuge dans le dessin - on le surnomme Picasso - et en reproduisant lui-même le comportement paternel honni sur un camarade de classe. Jusqu'à ce qu'il prenne ses distances quand il sera écarté d'eux par ses parents.

Le romancier a choisi d'entamer et de terminer son texte par l'incinération du père au crématorium. Au cœur de cette boucle, la vie d'Emile, par tranches et épisodes, à la maison et à l'école, fils unique éreinté par la mythomanie de son géniteur. Le jeune ado a morflé. Devenu adulte, il a fait face à sa manière et a tenté de comprendre, son père bien entendu mais aussi sa mère. "Profession du père" est un roman dur qui n'épargne pas son lecteur, rend compte sans juger, partage des vies et s'achève sur une phrase sublime.

Douze questions à Sorj Chalandon

Sorj Chalandon. (c) JF Paga.
Quel a été l'élément déclencheur de ce roman qui met des mots sur vos maux d'enfant?
La mort de mon père, interné en hôpital psychiatrique, le 21 mars 2014. C'est devant son cercueil, promis à la crémation, que j'ai su que le temps était venu.
Ce livre, venu de votre vie, "couvait" depuis longtemps, mais c'est un roman, une autre histoire que la vôtre évidemment?
Ce livre couvait depuis l'enfance. Si mon père était parti en 2005, je pense qu'il aurait été le premier de mes romans. Et peut-être le seul. Une alchimie complexe entre ce livre et "Le Petit Bonzi". Je sais que sans la mort de mon père, il n'aurait pas vu le jour. Je ne voulais pas qu'il le lise. Et il ne le lira pas. Non que je craignais sa réaction, mais pour lui éviter cela. Mon deuil avait été fait de son vivant et je n'avais plus rien à attendre, ni explication, ni regrets.
Le titre était là depuis toujours, non?
Depuis toujours, oui. Depuis l'école primaire, lorsque je ne savais pas quoi répondre à la question "Profession du père" et que celui-ci me disait: tu n'as qu'à écrire agent secret. Mon seul doute, pour le titre, tenait à la ponctuation. Point d'exclamation ou rien. Le silence l'a emporté.
Est-il une façon de clôturer un dossier douloureux comme vos livres précédents ou votre enfance était-elle déjà "réglée"?
Je ne clos rien. Je tourne une page après l'avoir écrite et puis lue. Je vis avec mon traître irlandais en moi, avec la guerre en moi, avec mon père en moi. Ce livre n'a rien réglé. Ce n'était pas son but. Je voulais partager un effroi, qui hésite entre la tragédie et la comédie, entre le lugubre et le drôle. La folie peut avoir des ressorts comiques.
Ce qui est fou, c'est qu'Emile n'a pas d'autres repères que son père fou, affabulateur et violent, et sa mère effacée. Comment s'en sort-il alors? Parce qu'il est un Picasso?
Emile vit dans une secte avec sa mère, dont le père est un gourou. Pas de voisin, d'ami, de proche. Une cellule close dans une maison cadenassée. Son père est à la fois le repère, l'exemple et la vérité. Comment un enfant peut-il douter de son père? Ce n'est pas de ses mensonges qu'il se protège en dessinant, mais de ses coups. Dessiner, c'est déjà espérer ce que sera demain.
Son asthme n'est pas que physique.
Même si j'ai de l'asthme, ces crises sont une allégorie mélangeant le bégaiement de Bonzi et l'air manquant d'Emile. Les mots ne sortent plus, l'air ne rentre pas. L'enfant est enfermé.
Quand est apparu le personnage de Luca Biglioni et la manière dont Emile va se comporter avec lui?
Dans ma vie, tout simplement. Comme Emile, j'avais décidé de partager mon secret avec un camarade de classe. Mais si le père ment à l'enfant, l'enfant ne ment pas à son ami. Il l'agrège à sa vie pour l'affronter à deux.
C'est le roman de la violence quotidienne, banale, invisible, physique et psychologique. Le livre a-t-il été dur à écrire? Comment vous sentez-vous, aujourd'hui, qu'il est là?
Dur à écrire, oui. Et je reste pas doué pour le bonheur.
"Prêt à vivre", écrivez-vous à propos d'Emile. La résilience est donc possible après une telle enfance?
Elle l'est. Mais les cicatrices sont visibles. En fait, ce livre est une cicatrice. Mais qui parle plus du père que de l'enfant. J'ai voulu faire le portrait d'un homme fou, pas d'un enfant malheureux. Des enfants maltraités, il y en a plein les romans. Je ne tenais pas à ajouter Emile à la longue cohorte. En revanche, des pères comme le sien – brutal, certes – mais aussi metteur en scène, transformiste, conteur délirant, scénariste de sa propre vie sont des personnages rares. Et tant mieux. Vivre, c'est aussi accepter cet enfance-là.
C'est aussi un livre sur l'histoire de la France, l'Algérie française,  le général de Gaulle, etc., que la Belgique connaît moins. Ont-ils été dans l'arrière-plan de votre vie?
L'histoire de France traverse la vie d'Emile, mais la Belgique n'est pas étrangère à De Gaulle ou à la guerre d'Algérie. C'est une voisine trop attentive pour avoir oublié le général et la décolonisation. Ce qui est important, ce n'est pas De Gaulle mais qu'un père fasse un matin croire à son fils qu'une organisation secrète lui ordonnait de le tuer.
Ce père, l'avez-vous aimé?
Je l'ai craint.
Quel père êtes-vous?
Un père normal. Qui protège le sommeil de ses enfants.



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