Paul Lynch. |
Grace a quatorze ans. Elle marche seule sur une route. Il fait froid. Il fait faim. Tout est détrempé. Déluge d'octobre. Grace a quatorze ans. Déguisée en garçon, elle fuit la Grande Famine de 1845 en Irlande. Aussi le méchant homme qui loge sa famille sans père en échange des services en nature de sa mère Sarah et qui lorgne de plus en plus sur elle. "Grace" est l'héroïne du troisième et formidable roman de l'Irlandais Paul Lynch (traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, Albin Michel, 480 pages), à la fois bouleversant et enchanteur par son style.
Grace Coyle a quatorze ans. Elle part, poussée par sa mère enceinte d'un cinquième enfant. Elle sera vite rejointe, en secret, par Colly, son frère cadet de deux ans. Ils seront séparés physiquement mais se retrouveront. Leur périple à pied dans le froid, la faim, la pluie, la nuit, la débrouille, le monde et sa violence, est un carrousel d'émotions qui vont de l'amour pur à l'apocalypse totale, de la générosité au meurtre, de l'angoisse atroce à la confiance absolue. Les rencontres qu'ils font dévoilent toutes les facettes de l'être humain livré à lui-même. Formidable personnage féminin, Grace quitte en parallèle de cette marche forcée l'enfance et sa relative sécurité pour aborder seule l'âge adulte. Sa détresse lui donne sa puissance. Sa force de vie, de survie, est incroyable à nos yeux de lecteur. Elle, elle avance tout simplement, pour ne pas mourir. Et est prête à tout, ce qu'elle découvre elle-même. Le récit joue aux montagnes russes entre la noirceur et la lumière, les peurs et la paix, la vie et la mort, le désespoir et le dégoût, et on se laisse porter par l'écriture magnifique de Paul Lynch, généreuse, juste et sincère, passant régulièrement la ligne du réel pour voguer sur l'imaginaire.
"Grace" est un roman tout simplement inoubliable, au sens qu'on ne pourra jamais oublier ce récit qui nous entraîne dans les pérégrinations dangereuses mais nécessaires de son héroïne, dans les recoins les plus cachés de l'âme humaine. Il vibre d'énergie vitale et de résilience, s'aventure en terre poétique et philosophique, enchante aussi par une écriture dont aucun mot n'apparaît par hasard (chapeau à la traductrice Marina Boraso qui suit Paul Lynch depuis son premier roman). Cette Grace du XIXe siècle résonne d'autant plus intensément à l'heure des migrations actuelles et de leurs routes mortelles. Avec son style narratif lent, aussi descriptif que séduisant, Paul Lynch confirme avec ce troisième livre qu'il est un des grands romanciers d'aujourd'hui. Et nous avons de la chance de pouvoir le lire en français. "Grace" est un livre lent qui se lit à toute vitesse. Roman certes initiatique, il est aussi celui d'une renaissance renversante.
Né en 1977 à Limerick (Irlande), Paul Lynch a grandi à Donegal. Après avoir été critique cinématographique au "Ireland's Sunday Tribune" de 2007 à 2011 et pour le "Sunday", il est maintenant écrivain à temps plein. Il vit aujourd'hui à Dublin avec son épouse et ses deux enfants. Son premier roman, "Un ciel rouge, le matin" (traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, Albin Michel, 2014), a été unanimement salué par la presse comme une révélation et a été finaliste du Prix du Meilleur Livre étranger. "La Neige noire" (traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, Albin Michel, 2015) a été récompensé par le Prix Libr'à Nous et plébiscité par les lecteurs. "Grace" a été sacré Meilleur roman de l'année 2018 en Irlande (Kerry Group Irish Novel of the Year 2018). Il a apporté à son auteur la surprise de poursuivre l'histoire racontée dans son premier roman.
Paul Lynch est passé par Bruxelles pour présenter sa merveilleuse "Grace". L'occasion de découvrir l'écrivain derrière ses mots. Habillé de sombre comme sur ses photos, petit sourire en coin et barbe naissante, ouvert et disert. Il est par exemple revenu au carnet de notes manuscrites glissé dans une poche où il consigne impressions, mots d'enfants, choses vues...
Dix questions à Paul Lynch
Votre écriture est particulière par tous les détails qu'elle avance, donnant presque au lecteur l'impression de voir un film.
Mon but n'est pas de faire un film sous une forme romancée même si je fais attention à créer des images marquantes et fortes. J'ai toujours le sentiment quand j'écris que je ne suis pas allé aussi près que je voulais de mes personnages. Les mots ne suffisent pas toujours à traduire ce que j'ai en tête. Pour corriger cela, je ne cesse de réécrire et de réécrire jusqu'à obtenir cet effet. Je veux que le lecteur ait ces images-là à l'esprit. Car pour moi, la beauté de la littérature tient dans le fait que chaque lecteur crée ses propres images au départ du texte qu'il lit. Alors qu'au cinéma, l'image est fixe, dans un livre, il y a un peu plus d'espace.
Mais le cinéma vous intéresse.
J'aime beaucoup le cinéma. Après la littérature, c'est mon deuxième amour. J'ai été critique de cinéma pendant dix ans. J'ai écrit la critique de mille films pour un journal. Je continue à voir les films avec beaucoup d'amour. Il me serait difficile de nier qu'il y ait dans ma tête un dialogue entre cinéma et littérature. Quand j'écris, j'ai même parfois l'impression d'être sur un tournage. La façon dont je structure mes livres, une scène, un plan, une scène, un plan, me vient du cinéma. Mais la littérature peut atteindre des endroits que le cinéma ne peut pas atteindre. C'est ce qui m'intéresse en tant que romancier. Il y a ce qui est visible et ce qui est invisible.
Comment vous est parvenue la voix de Grace, votre personnage principal?
C'est difficile à expliquer. J'ai eu l'intuition de la présence d'un personnage, une jeune fille, sur une route. J'ai découvert qui elle était en écrivant. Quand j'écris, je ne peux pas prédire ce que sera mon livre. Ecrire n'est pas une activité de mon cerveau conscient. J'ouvre la porte de mon inconscient. Lui sait, à l'avance, où il me mène. Il joue à cache-cache avec moi. Comme si les choses étaient prévues sans que je le sache.
Grace est en lien avec votre premier roman.
Je voyais une fille de quatorze ans, qui a une mère mais pas de père, qui a un frère de deux ans son cadet. Mon premier roman, "Un ciel rouge, le matin", se déroule en Irlande en 1832. En calculant ce qui s'y passe, on se retrouve finalement en 1845, au début de la Grande Famine. Bizarrement dans les mois qui ont précédé l'écriture de ce troisième roman, j'ai beaucoup lu sur la question de la famine, notamment en Chine. Voilà bien la preuve que mon inconscient était déjà à l'œuvre. J'ai compris pourquoi nous avons cette envie de dissimuler cette période. La famine est notre grand trauma national à nous Irlandais et une des choses les plus difficiles à aborder. En parler, c'est ouvrir la porte des abîmes, invoquer les voix des morts et contempler l'enfer. Un sacré défi pour un écrivain!
Vous avez essayé de comprendre cela?
C'est une des raisons pour lesquelles j'écris. Je sentais la honte, le dégoût commun en Irlande. Je me suis demandé pourquoi je ressens cela aussi, 170 ans après les faits. Les sentiments d'embarras sont transmis de génération en génération dans la psyché irlandaise alors que nous ne sommes pas en lien direct avec l'événement. Ce transfert à travers les générations est très intéressant. Que se cache-t-il derrière cette Grande Famine jusqu'à provoquer l'inconfort des Irlandais d'aujourd'hui? Il n'y a pas de problème pour s'imaginer être des victimes de cet événement, pour accepter ceux qui sont morts du typhus, ceux qui ont dû s’exiler. Mais on ne s'est jamais imaginé ce que ces gens ont fait pour survivre. Et c'est là que ça coince.
Grace vous a permis de comprendre ce qui s'est passé.
Grace a quatorze ans, elle est innocente. Elle est fondamentalement une bonne personne mais elle est prête à tout pour survivre. En chacun de nous, il y a une part d'ombre qui ne demande qu'à se révéler. Quand la civilisation s'écroule, la part animale de l'être humain se réveille. On est prêt à croire que la dignité survit toujours. Grace le croit aussi. Mais on voit très bien qu'elle doit devenir une criminelle pour survivre, qu'elle doit mentir, voler, tuer… Autant de choses qu'on ne peut pas partager. Mais il s'agit de la réalité à laquelle le lecteur est confronté. Le roman lui permet d'éveiller sa conscience. La fin lui montre que c'est comme si Grace avait été transfigurée. Avant, elle a dû affronter les ténèbres pour voir en finale la lumière. Il y a un moment où le silence remplace les mots. Ceux qui ont survécu à la famine n'en ont pas parlé. Ceux qui sont morts ont emporté leurs histoires avec eux.
En même temps, Grace est aussi en pleine évolution.
Oui, elle descend d'abord vers le sud et découvre un monde terrible. Ensuite elle remonte vers le nord dont elle est originaire tout en devenant femme. C'est à la fois un contraste et une opposition. Son monde va droit au cataclysme et elle commence à mûrir. La nature continue sa marche, elle. Grace doit faire face à sa puberté. Elle doit se débrouiller avec cela. Son frère a bien remarqué que sa poitrine grossissait. Elle est la preuve que la vraie vie continue.
Comment vous est venu le premier de ses frères, Colly?
Il m'est apparu dès le début, lors de la scène où sa sœur se fait couper les cheveux. J'ai su tout de suite qu'il allait prendre la route avec elle. L'accident fatal à la rivière a contrarié mes plans initiaux. J'avais en effet en tête une histoire à la Huckleberry Finn avec en contre-point une dynamique entre les deux personnages. Ce n'était plus possible avec cette mort. J'ai continué à écrire et Colly est revenu dans l'histoire. Il allait de soi qu'il revienne. Grace était responsable de lui. Sa honte et son trauma de l'avoir perdu étaient tels qu'elle avait la nécessité de le ramener dans sa tête. Grace pense que Colly existe pour de vrai et que personne ne le voit. Il est un personnage sans consistance physique mais il est un personnage réel. Je suis arrivé avec lui à quelque chose que je ne pourrai pas répéter. Colly est une des plus belles choses qui me soient arrivées en tant qu'écrivain.
Vous êtes l'auteur de trois romans historiques, deux se déroulent au XIXe siècle, un dans les années 1950. Ne portent-ils pas des échos du monde qui est le nôtre?
Je pense qu'il y a effectivement des échos de ce qui se passe dans le monde, par exemple en Syrie aujourd'hui avec tous les gens sur les routes. On vit à une époque de questions très importantes. Le pouvoir ou le non pouvoir, la possession ou le manque sont devenus des notions fondamentales. "Grace" traite de la Grande Famine et en même temps de tout ce qui obéit aux mécanismes de survie. Ce qui m'interpelle, ce sont les problèmes éternels de la condition humaine. D'où la dimension mythique dans mes livres, cette sorte de temps éternel.
Les rêves ont beaucoup de place dans votre roman.
Pour moi, les rêves sont du matériau. Je m'intéresse aux événements ET aux rêves. Je fais fort confiance aux intuitions. La vie est étrange, riche, surprenante, formidable. J'essaie de saisir toutes ces dimensions car elles font toutes partie de la réalité. Si le réalisme est très important pour la littérature et le monde, le monde ne se limite pas au réel. Il y a énormément d’autres choses qui le composent. Les rêves servent aussi à déverrouiller quelque chose, à libérer des choses pour les personnes, comme des énigmes codées qui recèlent du sens. On peut y trouver des signes prophétiques sur les aspects de la personne.
Pour écouter Paul Lynch lire le début de "Grace" (en anglais), c'est ici.
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