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samedi 31 juillet 2021

A Beyrouth pour les dix ans de mon blog

Dans "Mon port de Beyrouth". (c) P.O.L..

Depuis son magnifique hommage illustré aux chanteuses égyptiennes  "Ô nuit, ô mes yeux" (P.O.L., 2015, lire ici), Lamia Ziadé a poursuivi dans cette veine graphique originale qu'elle a inventée. Le dessin d'après photo ou document d'archive comme élément du récit, le récit étant une histoire de l'Orient mêlée à sa propre autobiographie. Elle a ainsi publié "Ma très grande mélancolie arabe" (P.O.L., 2017), soit un siècle au Proche-Orient, et "Bye Bye Babylone" (P.O.L., 2019), la guerre à Beyrouth entre 1975 et 1979 dans une réédition très largement augmentée de son livre publié chez Denoël en 2010.


On se doute que l'explosion des silos du port de Beyrouth le 4 août 2020, il y a quasiment un an, a profondément bouleversé la Libanaise qu'est Lamia Ziadé. Elle en a conçu un époustouflant récit illustré, toujours selon le même procédé graphique, dessinant de son trait caractéristique, rapide et expressif, sans aucun liséré noir, d'après des photos arrivées sur les réseaux sociaux le 4 août et ensuite ou d'après ou des documents de presse, d'une force égale au désespoir dont il témoigne. Elle l'a achevé le 20 janvier, il a été publié le 1er avril. La capitale libanaise était alors toujours sous le choc et entamait à peine une énième reconstruction. A la lecture, on ressent l'urgence de créer ce livre de larmes et de colère, bouleversant et très documenté. "Mon port de Beyrouth" (P.O.L., 2021) est en effet né dès le lendemain de l'explosion qui a détruit la moitié de la ville de Beyrouth le 4 août 2020. A 18h07, précise l'auteure. Un mois après la catastrophe, le 4 septembre 2020, Lamia Ziadé publiait son journal intime sur ce drame dans le magazine "M Le Monde" (ici, article pour les abonnés). Largement étoffée, cette contribution est devenue "Mon port de Beyrouth".

Beyrouth, 4 août 2020. (c) P.O.L.

"C'est une malédiction ton pauvre pays!", le sous-titre du livre est en réalité le message que Lamia Ziadé reçoit sur son téléphone le soir du 4 août 2020. Elle est à Paris où elle réside depuis ses dix-huit ans et ignore encore la tragédie qui afflige Beyrouth. Le WhatsApp familial est en pleine   ébullition aussi. On comprend son angoisse quand elle découvre par bribes les conséquences de la déflagration, les ravages du "blast". Le désespoir se mue en détresse. En larmes. En dépendance totale d'un téléphone. Pour avoir des nouvelles. Pour mesurer l'étendue du cataclysme. Parce que les silos du port, "symbole le plus immuable de Beyrouth" à ses yeux, ont été pulvérisés. Comme si la ville allait ensuite "sombrer dans les ténèbres".

Le souffle de l'explosion. (c) P.O.L.

"Mon port de Beyrouth" est à la fois la chronique d'un désastre et l'analyse de tout ce qui a pu le causer, et l'histoire d'un pays à travers la vie de la famille de la chroniqueuse, hier et aujourd'hui. L'auteure-illustratrice nous partage ces terrifiantes journées d'août, les morts, les blessés, les destructions, en textes et en dessins souvent en couleur, dont de saisissants portraits de ceux qui ont perdu la vie dans l'explosion. Rien de morbide mais une émotion juste, teintée de colère, déchirante, une exaspération devant les choix et les non-choix politiques qui ont mené à la catastrophe, une reconnaissance infinie pour ceux qui se sont dévoués, parfois à en mourir, et pour tous les autres qui se sont montrés solidaires. Lamia Ziadé raconte aussi l'histoire du Liban qu'elle a quitté mais auquel elle revient sans cesse et dont elle analyse avec clairvoyance l'évolution. Petit pays en taille coincé entre des grands qui le convoitent ou l'utilisent. 

Quelques portraits de victimes de l'explosion. (c) P.O.L.

Ce témoignage poignant sur cette explosion qui n'aurait jamais dû arriver est aussi une réflexion sur l'alpha et l'oméga de la nature humaine, oscillant entre malversations et enrichissement personnel et dévouement total. "Mon port de Beyrouth" crie de douleur et de révolte,  dit la stupéfaction et l'incompréhension, pose les questions fondamentales. Il est aussi précieux car il fixe dans le temps les effets d'un événement atroce que la reconstruction rapide des lieux efface peu à peu. On sort de cette lecture terriblement ému et ravagé, nourri par les interrogations de l'auteure.

Le livre s'achève ainsi:
"Depuis le 4 août, on ne photographie le silo que sous un angle, du côté de l'explosion. Décharné, défiguré, mutilé, carcasse monstrueuse.
Vu de l'autre côté, côté ouest, il est encore bien blanc et bien droit, pratiquement intact. J'y vois un signe, tout n'est pas perdu. D'autant plus que le côté ouest, c'est celui qui prend la lumière. La lumière qui vient de la mer. La lumière du soleil couchant."

Les silos côté intact, en juin. (c) RB.



Pour feuilleter en ligne le début de "Mon port de Beyrouth", c'est ici.





Une autre vision de la capitale libanaise est donnée par Ryoko Sekiguchi dans "961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent)" (P.O.L., 254 pages) que l'écrivaine présente tout de go comme un "livre de cuisine"! "Pas seulement un manuel pour apprendre à préparer des plats (...) à la fois un concentré des goûts d'une époque, et une mémoire intime ou familiale (...) l'archive des cinq sens d'une époque". Partie là-bas pour une résidence littéraire d'un mois et demi, de 961 heures précisément, du 6 avril au 15 mai 2018, elle avait le projet de faire le portrait de la ville à travers les gestes de ses cuisiniers et les histoires de cuisine partagées par les Beyrouthins.

A ce moment, on ne devinait ni la révolution d'octobre 2019, ni la révolte anti-corruption de février 2020, ni la terrible explosion du port de Beyrouth en août 2020.  Après tous ces événements, il n'est plus possible à la Japonaise voyageuse de s'en tenir à son projet d'écriture initial. Son livre devient dès lors l'exploration de la ville telle qu'elle était avant tout cela, dans cet état d'avant-drame teinté de la nostalgie qui précède les catastrophes. Antérieurs aux drames, les récits de Beyrouthins donnent finalement l'espoir que la vie y redevienne comme elle y a été. Joyeuse, partageuse, accueillante, dans une société multiethnique et multiconfessionnelle.
"C'est précisément ce que l'on pense, chaque fois qu'une catastrophe se produit. Heureusement qu'on a connu l'avant-catastrophe. Ou même, heureusement qu'un tel est décédé avant, sans connaître ce désastre."
Surtout que Ryoko Sekiguchi sait ce que c'est que de vivre le pire en en étant loin. Elle se trouve à Paris lors du tremblement de terre, suivi du terrible tsunami et de l'accident de la centrale nucléaire qui a frappé le nord du Japon le 11 mars 2011. Elle est rivée à sa télévision. Les images qui s'impriment sur sa rétine lui rappellent d'autres catastrophes antérieures qu'elle a vues, qui ont touché le Japon. Pressée par un sentiment irrésistible, elle se met à écrire. A "transcrire". C'est le livre "Ce n'est pas un hasard" (P.O.L, 2011). Dans "961 heures à Beyrouth", elle fait autant allusion au Japon qu'au travail de mémoire de Lamia Ziadé.

Le livre se compose de 321 micro-chapitres titrés et numérotés qui, tous, font écho d'une façon ou d'une autre à une recette de cuisine, un plat, une saveur. Un prenant méli-mélo où s'enchaînent réflexions, rencontres, conseils, observations, expériences gustatives, souvenirs, sons, odeurs, saveurs, correspondances, différences, rapprochements. Tout au long des pages, on est avec Ryoko Sekiguchi dans la ville de Beyrouth et on éprouve un immense plaisir devant ses observations sur les mœurs "orientales", au Japon et au Liban bien entendu mais aussi en Iran et en Syrie. Que la cuisine est belle quand elle ouvre aux questions de transmission, de mythes, de traditions, de symboles culinaires, de mémoire et même d'immigration. 


Pour feuilleter en ligne le début de "961 heures à Beyrouth", c'est ici.



Quelques photos de Beyrouth, prises en juin 2021.
Explosions, destructions, restaurations.

Le Palais Sursock. (c) RB.

Maison traditionnelle en restauration. (c) RB.

Mur dédié aux victimes. (c) RB.

L'Electricité du Liban. (c) RB.

Restauration en face du port. (c) RB.

Quartier Mar-Mikhaël. (c) RB.

Rue Gouraud. (c) RB.

Rue Sursock. (c) RB.

Quartier Mar-Mikhaël. (c) RB.

Immeubles restaurés du quartier Gemmayzé. (c) RB.



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Il y a dix ans, le 31 juillet 2011, j'entamais ce blog au si joli logo créé par un ami très cher, dédié à la littérature, au bonheur de lire grand (libellé "littérature générale") ou petit (libellé "jeunesse").

Aujourd'hui, je frôle les deux millions de visites. C'est vertigineux.

Dix ans, l'occasion de se pencher sur quelques chiffres.

Sans surprise, ce sont toujours les décès qui sont le plus consulté. Les plus connus demeurent sur le podium, Maurice Sendak, Robert Doisneau ou Babette Cole. D'autres descendent dans la liste, malgré tout l'amour et l'intérêt qui leur sont toujours portés, Mario Ramos, Jean-Hugues Malineau ou la très chère Claire Franek. Et certains sujets se maintiennent comme le discours de Meg Rosoff à l'ALMA, la très grande interview de Charles Dantzig ou les livres mis à l'index à Venise.


D'où viennent tous ces internautes? Du monde entier! En bonne part, un tiers, de France sur la période des dix ans, mais pas cette dernière année, dominée par la Russie. Des espions ou des robots sans doute. Suivent les Etats-Unis, la Russie, la Belgique, l'Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas. Google Analytics indique aussi 1% d'internautes localisés en Norvège, Ukraine, Canada, Suisse, Royaume-Uni, Espagne, Tunisie, Indonésie, Italie, Emirats arabes unis, Pologne et 9 % encore, non localisés.





Et dix ans, c'est aussi l'idée de prendre des vacances. Retour après le 15 août.






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