Dans la sélection de dix romans graphiques nommés pour ce 6e prix Première du Roman graphique, le jury d'auditeur·rice·s de La Première, présidé par Laurent Dehossay, a
choisi de récompenser un livre intime, touchant et qui atteint l'universel.
"Le petit frère" est Gilles, onze
ans, le petit frère de l'auteur alors âgé de dix-huit ans, tué par un
chauffard dans un accident de la route en 1976, lors des vacances familiales
en Bretagne. Pendant quarante-cinq ans,
JeanLouis Tripp n'a rien dit. Et quand il a raconté sa vie sexuelle dans les deux
volumes "Extases" (Casterman, 2017 et 2020), il n'a qu'effleuré ce douloureux
sujet .
Aujourd'hui, il le prend de front dans un très épais album d'une sincérité absolue où le lecteur entre en communion avec lui. Un tombeau au sens littéraire. Il raconte ces lointaines vacances en Bretagne, en roulotte, en famille, les trois garçons et leur mère - le couple des parents s'est séparé peu avant - des oncles et des tantes. Cette route tranquille où rien ne devait arriver. Cette voiture qui a surgi, a happé le gamin et a filé, le laissant au sol. L'accident affreux, qui ne serait pas arrivé une minute plus tôt ou une minute plus tard. La culpabilité du frère aîné avec qui Gilles parlait l'instant précédent.
JeanLouis Tripp raconte
les gendarmes, à une époque où les téléphones portables n'existaient pas,
l'ambulance, l'hôpital, la mort du petit frère. A moins de douze ans. Il
raconte le choc pour chacun des membres de la famille, la bascule de chacune
de leurs vies, la panique, la détresse, le déni, la colère, l'impuissance, la
négation, le deuil, le chagrin. Immense. Le procès qui ravive les
douleurs. Le temps qui passe, les questions qui restent, obsédantes, les
blessures, les plaies qui ne guérissent pas, les tentatives d'avancer.
Partout, le souvenir de Gilles. Gilles. Gilles. Déchirant. Un jour, la
décision de rendre une forme de vie à l'absent avec ce tombeau, de célébrer sa
mémoire. D'affronter ce qui s'est passé. Sans pathos.
(c) Casterman. |
"Le petit frère" est bouleversant de bout
en bout. On y pleure régulièrement. Des larmes de compassion, de partage avec
l'auteur. Si on a subi un décès, on s'y sent un peu moins seul. Les deuils ne
s'apparentent-ils pas un peu? Ou les endeuillés? "Je ne suis pas dans une démarche analytique", prévient l'auteur. Il rassemble ses souvenirs, le temps vécu et le temps
reconstitué, les sensations de la mémoire dont ces flashs répétitifs. Le drame
terrible qui l'a marqué lui et les siens à jamais apparaît dès les premières
pages.
"Le livre s'est imposé à moi. C'est un livre sur le deuil, sur l'après, sur
la vie qui continue."
Tripp explique en
postface les circonstances qui l'ont poussé à écrire et dessiner son histoire.
Si l'album évoque le jeune Gilles, il scrute aussi les déflagrations
qu'occasionne à plus ou moins long terme un drame aussi brutal.
JeanLouis Tripp dit que
la planche du choc fatal lui est venue toute seule.
"Je n'ai eu aucune difficulté à la dessiner." Elle est extraordinaire.
Comme de nombreuses autres où les dessins montrent mieux que les mots les
épreuves endurées. Qu'écrire? Les regards parlent d'eux-mêmes. Ce que
ressentent les personnages, nous pouvons le ressentir.
(c) Casterman. |
Pour la première fois,
JeanLouis Tripp a
utilisé un iPad pour dessiner, à raison d'une page par jour environ. Ses cases
organisées horizontalement passent parfois à la verticale ou à la page
entière, à bords perdus ou pas, selon l'intensité du récit. Les pages en lavis
gris tirant vers le rouge sont ponctuées de couleurs jusqu'à la séquence
finale de l'apaisement. Ses sources sont les souvenirs des uns et des autres
ainsi que les archives familiales consignées dans une valise gardée par sa
mère. Les mots sont les siens et ceux qu'il a entendus chez ses proches.
"Autant je peux témoigner de comment j'ai vécu les événements, autant je ne
présuppose jamais des pensées des autres. Je leur fais dire des choses que
j'ai entendues, dont je me souviens, mais je ne leur prête jamais de
réflexion intérieure. La théorie de mon frère Dominique est que personne n'a
les mêmes souvenirs du drame, je suis assez d'accord avec ça. Tout ce que je
dis est vrai, mais cette vérité reste la mienne."
Les autres titres retenus pour le prix étaient:
- "Le poids des héros", David Sala (Casterman)
- "L'échelle de Richter", Raphaël Frydman & Luc Desportes (Gallimard)
- "La bibliomule de Cordoue", Wilfrid Lupano (Dargaud)
- "Amalia", Aude Picault (Dargaud)
- "Le songe du corbeau", Atelier Sentô & Alberto M.C. (Delcourt)
- "Lettres perdues", Jim Bishop (Glénat)
- "L'étreinte", Jim & Laurent Bonneau (Grand Angle)
- "La Dame Blanche", Quentin Zuttion (Le Lombard)
- "Vivian Maier, à la surface d'un miroir", Paulina Spucches (Steinkis)
Pour feuilleter en ligne le début de l'album
"Le petit frère", c'est
ici.
Ce samedi 10 septembre à 13 heures, au BD Comic Strip Festival,
JeanLouis Tripp et
David Sala ("Le poids
des héros", Casterman) échangeront sur le thème des "héritages familiaux".
Modérateur Cédric Wautier (RTBF).
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