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vendredi 12 juin 2015

Le décès soudain de l'écrivain Alain Nadaud

Alain Nadaud.

Il  est des jours où il vaudrait mieux ne pas allumer son ordinateur. Comme ce soir où je viens d'apprendre le décès soudain de l'écrivain français Alain Nadaud. Il est mort ce vendredi 12 juin à Amorgos en Grèce d'une crise cardiaque à bord de son bateau. Il allait avoir 67 ans le 5 juillet prochain.

Alain Nadaud était un écrivain magnifique, terriblement exigeant envers lui-même et donc envers ses lecteurs. Ce qui lui a valu d'être baladé d'éditeur en éditeur au fil de ses superbes livres - allaient-ils se vendre? Au point de se lasser lui-même. Il avait passé l'âge de ce type de recherche, me disait-il. Et il avait publié fin 2010 "D'écrire, j'arrête" (Editions Tarabuste). Un titre qui inquiétait son entourage. Mais il avait tenu bon, préférant ses proches, ses chiens, ses cours de voile, son bateau avec lequel il allait de Tunisie jusqu'en Grèce.


Et puis, il y avait quand même eu deux nouveaux livres, des essais - "D'écrire, j'arrête", c'était pour la fiction, précisait alors Alain en riant de son bon rire, "Dieu est une fiction" (Serge Safran, 2014) et "Journal du non-écrire" (Editions Tarabuste, 2014).


Pourtant, Alain Nadaud était un écrivain majeur. Un génie méconnu qui était passé à l'émission "Apostrophes" de Bernard Pivot en 1984 pour son premier roman. Il se rappelle de ce moment à ma suggestion.

"Apostrophes", c'était pour moi le sentiment de jouer mon va-tout. Une émission dont, dans mon rêve de devenir écrivain, je m'efforçais de ne manquer aucun numéro. J’y suis passé pour mon premier roman, "Archéologie du zéro" (1984), refusé par douze éditeurs – dont je reconnaissais les têtes dans l'assistance, ayant accompagné les autres auteurs présents sur le plateau. Un fort goût de revanche donc! Le sentiment de tomber dans le vide quand j'aperçois Pivot classer ses fiches: il va me faire passer en premier! Une concentration maximale au moment de répondre, légèrement penché en avant sur les accoudoirs et non pas à la renverse sur son dossier, comme me l'avait recommandé Sollers, mon éditeur. Je suis incapable à présent de me rappeler ce que j'ai dit, mais c'était gagné. Ça avait été court mais bon. Le lendemain, les ventes, qui étaient déjà excellentes, avaient doublé. J'ai publié dix romans ensuite, Bernard Pivot ne m'a plus jamais invité.

L'an dernier, il avait beaucoup travaillé aussi, en compagnie de son épouse, l'artiste tunisienne Sadika Keskes, sur le centenaire du voyage du peintre Paul Klee en Tunisie. On peut écouter ici le "Carnet nomade" que Colette Fellous avait enregistré à cette occasion.

Alain Nadaud était aussi pour moi un ami, tout comme Sadika, son épouse. Son regard, son écoute, sa gentillesse et ses savoirs. Je l'ai rencontré tard, quand il a publié "Le Passage du col" (Albin Michel, 2009). Mais le courant est tout de suite passé et on s'est revu plusieurs fois en France ou en Tunisie.

Un roman dont il a eu l'idée dans un autobus. "Un jour où j'étais à Paris, Fadhel Jaziri, un réalisateur tunisien ("Thalathoun"), m'a demandé de jouer dans un film pour lui, tout de suite. J'ai sauté dans un car Air-France pour l'aéroport. Et là, tout d'un coup, le livre m'est arrivé en entier, avec sa structure, l'histoire des rêves, des vies antérieures. Je n'ai eu qu'à suivre le fil. En général, j'écris mes livres facilement, avec peu de documentation. Même si ça a l'air érudit, j'invente beaucoup. Je trouve vite l'esprit de l'époque, les personnages et la langue. Pour "Une aventure sentimentale", qui se passe au XVIIe siècle, je me suis spontanément mis à écrire dans une langue proche de celle du XVIIe. Cela m'amène à dire que la question des vies antérieures vient de ce que certains livres, comme celui-ci, me sont donnés d'un coup, sans que j'y réfléchisse, au point de me demander: si j'ai une telle facilité, n'est-ce pas parce que je ne fais que me ressouvenir d'existences que j'aurais vécues et que je mettrais en scène dans mes romans? C'est un jeu. Evidemment, je n'y crois pas, mais je trouvais que, du point de vue de la fiction, c'était un bon argument."

"Le passage du col" met en scène un écrivain qui entre au Tibet et se trouve bloqué à la frontière par une avalanche qui coupe la route au véhicule d’Himalaya Tours où il a pris place; des militaires chinois veulent renvoyer les voyageurs au Népal. L'écrivain rencontre là deux lamas qui lui proposent l'hospitalité dans leur monastère à condition qu'il fuie en secret avec eux, la nuit suivante.

Le titre est une expression à double sens, fidèle au style de l’auteur. Car si on pense logiquement aux nombreux cols à franchir dans ces contrées – et l’écrivain-narrateur en fera la rude expérience pendant son éprouvante marche à pied dans la montagne avant de trouver l'abri promis –, on comprend plus loin dans le livre que l'auteur faisait déjà subtilement l'annonce d'un autre sens des mêmes mots, celui qu'impose une naissance, ici celle d'un écrivain, sujet omniprésent dans le récit.

Car lors de ses nuits en haute altitude, l'écrivain narrateur fait des rêves étranges et familiers. Il est successivement pêcheur à Délos, légionnaire romain, moine copiste, peintre d'icônes, secrétaire d'un duc, archéologue, qui ont tous voulu écrire et qui tous lui ressemblent… Il est d'autant plus troublé qu'un des lamas qu'il côtoie lui a révélé que les rêves sont parfois le souvenir d'expériences vécues lors de vies antérieures.

A partir de là, Alain Nadaud a composé un roman prenant, bien dans la ligne de sa manière expérimentée depuis "Archéologie du zéro", complètement atypique lors de sa parution en 1984 chez Denoël – un titre pour lequel il avait essuyé douze refus. Abordant aussi bien les mystères du bouddhisme que les interrogations par rapport à l'acte d'écrire, à la force de la fiction et à la puissance des mots, il mêle le vrai et le faux, le réel et le vraisemblable. Son jeu superbe sur les trompe-l'œil et les mises en abyme nous emmène loin dans le monde et dans le temps, en des terres hautement romanesques. Nadaud raconte tellement bien qu'on ne se méfie de rien, jusqu'à la fin ramenant l’écrivain chez les soldats chinois.

"Le passage du col" peut se lire comme un formidable roman d'aventures, sur les traces du narrateur recueilli par les lamas tibétains, persécutés par la police militaire chinoise, et qui décrypte ses rêves étranges avec leur aide. Mais il peut aussi s'appréhender comme un opus vertigineux sur l'écriture et sa force, éclairant également les romans précédents de l'écrivain.

Parmi ses romans précédents

"Archéologie du zéro"
Denoël, 1984, Folio

Dès ce premier roman, Alain Nadaud opte pour ce romanesque singulier, savant et ludique. Il fait ici état de la découverte d’une nécropole à Alexandrie d’où sont exhumés des documents prouvant l'existence de la secte des Adorateurs du Zéro.




"Le livre des malédictions" 
Grasset, 1995

L'enquête d'un détective privé, une brève histoire d’amour ou de désir, des décors exotiques pour un roman policier et métaphysique.

"Aux portes des enfers"
Actes Sud, 2004

Une enquête géographique, littéraire, historique et légendaire sur les endroits qui, dans l'Antiquité, donnaient accès aux Enfers


"Le vacillement du monde"
Actes Sud, 2006

La vie, peu connue, du moine Louis Legrand, mais à la manière Nadaud





Sans oublier un des derniers

"La plage des demoiselles"
Léo Scheer, 2010

Un récit fouillé et captivant où l'écrivain remonte à sa jeunesse et tente d'identifier le moment où il a décidé de devenir écrivain.
On le découvre adolescent, moniteur parti en colonie de vacances avec son cahier où écrire et découvrant le sexe féminin. On le suit à Nanterre, en plein Mai 68, durant ses études de lettres, toujours captivé par les femmes.
Tout au long de ce livre dense, souvent surprenant, on verra comment femmes et littérature sont liées chez lui. Sa petite machine à écrire Java Script lui sert aussi à taper des lettres d’amour, dont certaines naissent plus pour écrire que pour dire l’amour.
L'âge adulte le mène encore en Mauritanie et en Irak avant qu'il ne revienne à Paris. En filigrane, un écrivain admet peu à peu qu'il n'a pas à choisir d'écrire ou pas. Alain Nadaud est né écrivain et Roland Barthes le lui confirmera à ses tout débuts. 

Un livre qui est aussi l'histoire de sa vie.

Alain Nadaud est en effet né à Paris en 1948. Après des études de lettres à Nanterre en 1967, et avoir exercé différents métiers, il part enseigner la littérature à l'étranger pour des séjours de deux ans (à Nouakchott en Mauritanie, puis à Bassora en Irak). Son doctorat en poche, il repart pour deux ans, en tant que conseiller pédagogique pour l’enseignement du français au Kwara State (Nigéria).

De retour à Paris, il enseigne la philosophie jusqu'en 1985. Après la publication d'"Archéologie du zéro", il entre comme conseiller littéraire aux éditions Denoël, où il a en charge le service des manuscrits. Après un passage chez Ramsay, il entre chez Balland, puis chez Belfond. Il collabore dans le même temps à de nombreuses revues, avant de fonder et de diriger "Quai Voltaire, revue littéraire".

La crise et les regroupements qui surviennent dans l'édition l'incitent à prendre du champ. Nommé directeur du Bureau du livre au Service culturel de l’ambassade de France en Tunisie en 1994, il part ensuite comme attaché culturel au Consulat général de France à Québec. Mais depuis 2002, Alain Nadaud revient en Tunisie tout en se ménageant de nombreux voyages.

Ce soir, je présente mes condoléances à son épouse Sadika, à ses trois filles, à ses petits-enfants et à ses deux belles-filles.




5 commentaires:

  1. Je m'associe à cette profonde tristesse et je pense aussi à la mère de ses enfants.
    La traductrice de l'Archéologie du Zéro en arabe

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  2. Le village de kerrhoet sur l'ile de Groix n'oubliera pas son doux sourire, sa discrétion et son amour de la mer et de la voile.
    Avec beaucoup d'émotion, nous partageons le chagrin de ses proches...
    Restent ses livres et tant de bons souvenirs avec l'ami Zef, parti trop tôt
    lui aussi. Mylène

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  3. Très bel hommage.. Qu'il repose en paix..

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