Tomi Ungerer est décédé ce samedi 9 février. |
Ce sont les "Dernières Nouvelles d'Alsace" qui l'annoncent:
"L'auteur, dessinateur et illustrateur strasbourgeois Tomi Ungerer est décédé dans la nuit de vendredi à samedi, à Cork, en Irlande, au domicile de sa fille Aria. Il a été retrouvé le matin, à 9 heures, dans son lit.
L'artiste était âgé de 87 ans et, il y a quelques semaines encore, confiait aux DNA combien il avait de projets à mener. Il laisse derrière lui une œuvre immense dont un musée à Strasbourg assure le rayonnement."Stupeur, rage, incrédulité. Quelle sale blague Tomi Ungerer nous fait-il là? Bien sûr, il avait 87 ans. Il était né le 28 novembre 1931 à Strasbourg. Mais quand même mourir dans son lit le 9 février! Il avait l'air tellement en forme. On l'avait vu et entendu partout ces derniers temps. Sa canne? Elle faisait partie de lui depuis le temps qu'il la traînait. Que va-t-on faire sans son terrible rire, son sourire carnassier, son esprit frondeur, ses résistances multiples? Il a été un des plus grands auteurs-illustrateurs de son temps, de notre temps. Dessinateur de presse implacable aussi. Collectionneur de jouets. Fabricant d'objets les plus divers. Impertinent notoire, ayant la haine de la violence, immensément attaché à la liberté et grand défenseur des droits des enfants et des opprimés. Ce n'est pas pour rien qu'il a eu autant d'ennemis dans sa vie. Autant d'amis aussi, qui se reconnaissaient dans ses mots, dans ses refus, dans ses combats. Adieu Tomi, cher vieux brigand qui nous a tant donné.
Il nous reste ses livres, ses dessins, ses prises de position, ses interviews.
Mais zut, Tomi, il ne fallait pas nous faire ça.
"Les trois brigands" (c) l'école des loisirs. |
Ici, le texte que j'avais posté pour les 80 ans de Tomi Ungerer, avec un parcours dans ses albums.
Ci-dessous l'entretien que Tomi Ungerer m'avait accordé à la Foire de Bologne en 1995 dont il était l'invité d'honneur. Un texte toujours d'actualité.
Cultivateur d'absurdie
Cheveux argentés et vêtements sombres, Jean-Thomas - dit Tomi - Ungerer appuie sa main sur le pommeau d'une canne noire. Il a un bras en écharpe. Qu'est-il arrivé à cet illustrateur - pardon, à ce dessinateur, car le Strasbourgeois refuse catégoriquement la première appellation - hors du commun? Une question, qui, selon lui, se pose comme un avion! C'est tout simple. Il est sorti de sa maison dans le noir, oubliant qu'il avait balancé par la fenêtre la glace du congélateur fraîchement dégivré. Résultat: il a glissé et s'est déchiré un tendon! Il nous confie, sans nous en dire plus, que ce n'est qu'un de ses quatre derniers accidents idiots. "J'ai foi dans l'absurde", ajoute-t-il, "ma vie est absurde, mes accidents sont absurdes... Je cultive mon jardin d'absurdie".
L'invité d'honneur de la Foire mondiale du livre pour enfants de Bologne a bien failli ne pas faire le déplacement vers l'Italie! On n'aurait donc pas entendu ses récriminations contre l'actuel essor de la littérature de jeunesse. Une croissance trop forte qui met l'homme aux apparences d'ogre hors de lui. Il se dit écœuré par l'étourdissante augmentation de la production littéraire destinée aux enfants. Un mot revient sans cesse dans sa bouche: "Assez!". Même si on sait le bonhomme volontiers provocateur, l'alerte qu'il donne mérite d'être étudiée.
Car Tomi Ungerer n'est vraiment pas n'importe qui dans ce milieu. Il est même un des plus grands dessinateurs de notre époque. On lui doit des tas d'albums géniaux, "Les trois brigands", "Le géant de Zéralda", "Le chapeau volant", "La grosse bête de M. Racine", "Pas de baiser pour Maman" pour n'en citer que quelques-uns. Autant de chefs-d'œuvre qui ont déjà fait les délices de générations d'enfants (tous parus à l'école des loisirs). Son premier titre a été "Les Mellops font de l'avion" ("The Mellops go fly") publié aux Etats-Unis en 1957. Les suivants ont vite fait de lui la bête noire des ligues bien-pensantes. "Pas de baiser pour maman" a même remporté aux Etats-Unis le "Dud Award", le prix du pire livre de l'année (Worst book)! Une récompense dont se glorifie l'agent provocateur... Son dernier livre pour enfants (dans l'état actuel des choses, NDLR en 1995, il en a refait par la suite) a déclenché la fureur des ligues américaines bien-pensantes qui estimaient tout simplement qu'un auteur de livres érotiques n'a pas le droit d'écrire pour les enfants! Alors, si on représente le héros assis sur une lunette de WC et si on permet aux mamans de ne pas embrasser leurs enfants...
Pourtant quelle merveille que cet album où Jo (le héros qui a horreur des baisers, surtout devant ses copains) et sa maman débordante d'affection trouvent un arrangement entre eux. Textes et images sonnent juste, sans cette hypocrisie qui inonde certains types de livres, si aseptisés qu'ils ignorent l'émotion.
DES ALBUMS INCREVABLES
L'atout des bouquins d'Ungerer est qu'ils n'ont absolument pas vieilli et qu'ils sont irremplaçables. On ne saurait trop les recommander aux enfants d'aujourd'hui, à ceux d'hier (un bon livre pour enfants doit aussi faire plaisir aux adultes) et à ceux de demain.
Les enfants ont-ils besoin de livres? "Oui", répond l'Alsacien, "il faut des livres, mais des vrais. Au Canada", raconte-t-il, "on donne de vrais livres de botanique aux enfants; ceux qui sont intéressés savent reconnaître les orchidées les plus rares. Il faut apprendre aux enfants à nommer les choses, il faut leur donner l'amour des mots: on n'a pas le droit de dire un arbre mais un chêne, on n'a pas le droit de dire un oiseau quand on voit un corbeau."
"Chaque vache est un livre d'enfant, chaque outil est un livre d'enfant", poursuit-il, ajoutant que ses 600 moutons apportent davantage que la production actuelle.
Envers et contre tout, Ungerer plaide pour l'imaginaire, s'en prenant à la BD dont les séquences définies contrent l'imagination. De même, il juge malsain que les enfants aillent en bibliothèques, doivent y ramener des livres dont ils ne sont pas imprégnés. Il préfère qu'ils en aient quelques-uns, chez eux. Si Ungerer n'a plus créé de nouvel album pour enfants depuis 1970, il faut préciser qu'il a 120 titres à son actif et qu'il a offert une impressionnante collection de ses dessins et affiches au musée de Strasbourg (plus de 8.000).
A-t-il des projets? Lors de sa visite à Bologne, il a laissé entrevoir quelques perspectives. Conversant avec l'un ou l'autre, sans rater une occasion de rire et médire: "Je n'écris plus car on n'a plus besoin de livres pour enfants; les enfants naissent adultes aujourd'hui!"
Si actuellement sa préférence va aux livres érotiques qu'il a réalisés à Hambourg (Ungerer est un bourlingueur: né à Strasbourg en 1931, il a aussi vécu aux Etats-Unis, en Nouvelle-Ecosse, en France et en Irlande), il se dit aussi concerné par les problèmes d'actualité: il a d'ailleurs conçu une action à propos du sida.
BLAGUEUR AVANT TOUT
Outre une pièce de théâtre à terminer, il a le projet de publier trois livres qui raconteront des blagues: celles qu'il a jouées, celles que d'autres lui ont faites et enfin celles qu'il s'est jouées lui-même. Dont celle-ci. Ungerer a longtemps collaboré avec Jack Lang, ex-ministre français de la Culture. Durant cette période, il avait une collection de pétards dont il lançait quelques exemplaires par les fenêtres de son bureau lorsqu'il recevait des personnalités politiques, histoire d'occuper leurs gardes du corps... L'aventure s'est terminée le jour où, distrait, le dessinateur a déposé un mégot dans sa réserve de pétards! Le feu d'artifice déclenché le fait encore sourire aujourd'hui.
Plus mignonne est l'histoire du taureau charolais qu'il avait choisi, dit-il, parce qu'il connaissait le nom de sa femme: en effet, quand il meuglait, on entendait "Yvoooooonne"!
Autre rencontre en 1998.
"Imaginer en passant d'une page à l'autre"
Lauréat du prix Andersen 1998, l'équivalent du Nobel en littérature de jeunesse, Tomi Ungerer était à Bologne. "En 1971", explique-t-il, "j'ai arrêté de faire des livres pour enfants. J'avais une indigestion devant tant de livres, ceux des autres et les miens!" Et de persifler: "J'ai été très surpris de recevoir le prix Andersen, je ne savais pas si c'était pour mes livres pour enfants anciens ou pour mes livres érotiques" (allusion à la campagne dont il fut victime aux Etats-Unis, certains voulant l'interdire de livres pour enfants à cause de ses dessins érotiques) .
L'Alsacien réside aujourd'hui en Irlande depuis 22 ans, après un long séjour aux Etats-Unis. Il s'étonne de son succès: "Je n'y comprends rien. Mes livres sont devenus des classiques. Moi, j'ai un plaisir énorme à les faire et une allergie à ceux qui sont finis. Pas à cause des histoires mais des dessins."
L'AUTOBIOGRAPHIE
D'UN TEDDY BEAR
Les rejetons qu'il fit pendant qu'il ne faisait plus de livres pour enfants ignoraient d'ailleurs tout du métier de leur père. Ils disaient qu'il était fermier. Vrai mais incomplet. C'est à cet artiste formidable qu'on doit les merveilles que sont, entre autres, "Le géant de Zéralda", "Le chapeau volant", "La grosse bête de M. Racine", "Les trois brigands", "Pas de baiser pour maman". Depuis son retour, Ungerer a signé le superbe "Flix" traitant de l'intolérance et "Trémolo".
Il ne s'arrêtera pas là: "Je vais publier l'autobiographie d'un teddy bear, un livre qui fera sangloter. La guerre est horrible et triste. Mon enfance en Alsace m'a marqué à vie. J'ai la haine de toute violence."
Quel conseil donne-t-il aux jeunes?"Faites votre livre entièrement vous-même. Ecrivez et dessinez. Chaque jour est plein d'histoires, chaque journal l'est aussi."
Ungerer lui-même fourmille d'idées, par exemple celle d'un petit géant et d'un grand nain qui seraient de taille identique. "Si vous n'avez pas d'idée", reprend-il, "réécrivez un vieux conte. On peut imaginer le petit chaperon rouge allant au cimetière sur la tombe du loup tué par le chasseur parce que l'animal était l'amant de la grand-mère!" Pour lui, il est important qu'il y ait une bonne mécanique dans le livre: "Toute phrase, toute image doit faire avancer le récit. L'album doit faire tic-tac, tic-tac."
"Les enfants sont formidables", ajoute-t-il. "Ils ont une telle imagination; on ne les respecte pas. Il faut placer dans l'image des détails pour qu'ils s'inventent une histoire à eux, en parallèle. Que le passage d'une page à l'autre soit un moment d'imagination."
Tomi Ungerer avait refait des livres pour enfants, "Flix", "Tremolo" et surtout "Otto" en 1999 (l'école des loisirs, 44 pages).
Sur un sujet déjà souvent abordé en littérature de jeunesse, la guerre de 1940-45 et, partant de là, l'horreur du racisme, Tomi Ungerer a composé, à près de 70 ans, un album extraordinaire de sensibilité. "Otto" est l'autobiographie d'un ours en peluche. Un jouet dont on suit la naissance, douloureuse (les aiguilles, ça pique) et l'arrivée chez David. Paris est occupée et le gamin bien vite obligé de porter l'étoile jaune. Le jour où il part, raflé, pour une destination incertaine, il confie le teddy bear à Oskar, son ami, son voisin de palier, que la vie a fait naître dans une famille non juive.
L'ours raconte. Il témoigne d'une amitié forte, d'une révolte impossible. Son chemin l'emporte de l'autre côté de l'Atlantique, via un GI à qui il sauve la vie. Il y connaît la douceur d'une nouvelle famille puis subit d'autres drames. Les années passent. Otto atterrit finalement dans la vitrine d'un antiquaire new-yorkais. Un passant le contemple par la devanture, le reconnaît malgré le demi-siècle écoulé. Le vieil homme n'est autre qu'Oskar! Un journal relate cet extraordinaire enchaînement de coïncidences. L'article permet à Oskar de retrouver le David de sa jeunesse et à Otto de récupérer son premier propriétaire.
Ungerer, Alsacien d'origine, portait depuis longtemps ce récit en lui. "Otto" est un album bouleversant et vrai, si humain par les drames mais aussi les joies qu'il rapporte. On vibre devant l'injustice des hommes et on sourit en remarquant que, malgré leurs malheurs, Oskar et David peuvent siroter un apéritif en contemplant les tableaux au mur, des femmes... assez dénudées. Un détail rassurant: Ungerer ne s'est pas rangé. Un album pour sangloter, un hymne à la vie et un cri, profond, contre la violence. Pour tous dès 5 ans.
Ici, de nombreux hommages à Tomi Ungerer.
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