Stéphane Lambert. (c) Arléa. |
Né à Bruxelles en 1974, il a été un enfant plutôt solitaire, excellent à l'école. Un ado en dérive, moins que son frère, et en rupture scolaire. Jeune, Stéphane Lambert s'est trouvé un refuge dans les salles de cinéma du nord de la ville, son nouveau quartier après le divorce de ses parents. Adulte, l'écrivain belge s'est plongé dans l'analyse de peintres tout en publiant une œuvre de romancier, de poète et d'essayiste. Que s'est-il passé? Que fuyait-il? Qui fuyait-il?
Stéphane Lambert s'en explique avec
précision dans
"L'Apocalypse heureuse" (Arléa, 184
pages), un livre bouleversant. Un livre qu'il portait depuis longtemps en lui,
ses écrits réfléchissant et reflétant souvent sa vie et son travail, mais dont
l'écriture achoppait régulièrement. A cause de moments de vie difficiles, de
ruptures? Possible, mais il y avait un autre cadenas. Ce qui l'a sans
doute déverrouillé, c'est le livre de Vanessa Springora, "Le consentement"
(Grasset), sorti en janvier 2020 et devenu l'affaire Matzneff. Ceux qui
suivent Stéphane Lambert sur Facebook se souviennent sûrement de son émotion
et de ses interventions (reprises en fin de cette note).
Le 4 janvier 2020, Stéphane Lambert écrivait sur Facebook:
Le 5 janvier 2020:
Le 16 janvier 2020:
Pédophilie et littérature allaient désormais se conjuguer également chez
Stéphane Lambert qui analyse avec lucidité dans ce récit la
destruction de sa famille et les répercussions des silences parentaux sur son
parcours de vie. "Le non-dit a contaminé chaque jour", écrit-il. Il avait dix ans quand il fut la proie d'un pédophile, ami de la famille, dans
le silence abyssal de ses parents. Des parents qui savaient mais n'ont rien dit, entraînant ainsi la culpabilisation de la victime. Ce calvaire a duré un an et l'écrivain l'a tu pendant sept ans avant de le mentionner au détour d'un livre, "Charlot aime Monsieur" (Espace Nord, 2015).
C'est à 46 ans qu'il a pu le regarder en face, à la faveur d'un de ces coups dont le destin a le secret. Allant à un rendez-vous chez un thérapeute dans le quartier de son enfance, il découvre en y parvenant que l'immeuble était aussi celui de D., où ce dernier le conviait près de quarante ans auparavant. Le nom du prédateur figurait même encore aux sonnettes! "L'Apocalypse heureuse" est toutefois davantage qu'un récit dénonçant des actes pédophiles. C'est une analyse lucide et douloureuse des conséquences qu'ont eus les
compromis parentaux. "C'était sur les dégâts que recouvrait ce silence que je voulais revenir." Une réflexion sur l'origine des peurs qui barrent votre route. Une introspection sur le pouvoir de la beauté.
Passée la surprise de ce rendez-vous avec soi-même imprévu, naissent les questions, l'une appelant la suivante, car l'auteur n'élude plus rien. Le divorce des parents quand il a douze ans, la lâcheté puis la dépression d'un père, les envies de revanche d'une mère, la solitude des deux enfants déstabilisés, obligés de trouver eux-mêmes des réponses à leurs questions, leurs nouvelles voies, pas forcément les bonnes. Il faut se rappeler qu'on est alors encore au XXe siècle et que les enfants n'étaient pas toujours jugés aussi importants qu'aujourd'hui. Adulte, arrivent les rencontres, les amours, dont celui de Jan pendant dix-neuf ans, et le travail d'écriture, essentiel et solitaire, les voyages. "Ce débat intérieur (trouver un accord avec l'idée de finitude) est l'histoire de ma vie." Dans ce déchirant récit autobiographique, il raconte comment s'est mise en place "la mécanique de [ses] empêchements". Il dénonce sans juger un silence parental initial destructeur dont la victime va parvenir petit à petit à s'extraire après s'être longuement maltraitée, à s'élever, à se réveiller, le père et la mère ayant inversé les rôles parents-enfants, par immaturité plus que par intention.
L'écrivain met en parallèle son itinérance à travers le globe, ses blessures et ses souffrances. Il ne cesse de s'interroger, buvant son calice jusqu'à la lie. Mais il rebondit en cherchant l'apaisement à défaut de la réconciliation. Ce cheminement vers une paix libératrice, d'une
honnêteté totale, bouleverse le lecteur qui y est invité sans qu'il ne soit fait de lui
un voyeur ou un arbitre. C'est une vie, la vie de Stéphane Lambert, une
"apocalypse heureuse", titre qui évoque irrésistiblement, mutatis mutandis,
"La nostalgie heureuse" d'Amélie Nothomb (lire
ici). Une vie dans laquelle les livres ont joué un rôle essentiel, tout comme cette
phrase d'Herman Melville, "La vie est une traversée vers sa maison". Une vie dont la route n'est plus barrée par un camion. Aujourd'hui le narrateur vagabond semble apaisé. Il s'est installé en
France, dans le Vexin, pas si loin de sa Belgique natale. Avec ce livre, il s'est tracé un chemin. Le sien.
Stéphane Lambert sera ce jeudi 10 février de 18 à 20 heures à la
librairie Filigranes (avenue des arts, 39, Bruxelles) pour présenter son livre.
Le 4 janvier 2020, Stéphane Lambert écrivait sur Facebook:
"Pour avoir été sous l'emprise d'un prédateur pédophile pendant une année alors que j'avais dix ans comme je l'ai raconté dans au moins deux de mes livres ("Charlot aime Monsieur", "Mon corps mis à nu"), je ne peux pas regarder l'extrait d'"Apostrophes" du 2 mars 1990, circulant en boucle depuis plus d'une semaine sur les réseaux sociaux, sans ressentir un très grand malaise. L'arrogance, la suffisance et le contentement de soi dont Gabriel Matzneff y fait montre sont tout bonnement insupportables et n'ont d’égal que l’impunité et la complaisance (la célébration) dont il a bénéficié tout au long de sa vie. A cet égard, la légèreté, pour ne pas dire la vulgarité, avec laquelle Bernard Pivot aborde le sujet, est inadmissible. En évoquant le goût de Matzneff pour les "minettes" sur le ton de la plaisanterie, on dirait qu'il parle de simples objets sexuels et non de jeunes êtres en formation. Nous sommes pourtant en mars 1990, et non plus dans la folie débridée des années 70, ni dans l'antiquité grecque, nous sommes alors en pleine hécatombe du sida, nous sommes six années après l'histoire que j'ai vécue.
(...) Je connais parfaitement la complexité des histoires de pédophilie, je sais sur quels ressorts s'appuie le prédateur pour créer ce phénomène d'emprise sur sa proie, je sais combien de décennies il faut pour parvenir à discerner et comprendre ce qui s'est passé, à mesurer, puis à dépasser les dégâts engendrés, je sais combien de temps il faut, après ce soi-disant apprentissage précoce de l'amour, pour se défaire de l'emprise, pour enfin prendre les rênes de sa vie, pour aimer vraiment, c'est-à-dire librement.
Je salue la manière dont Denise Bombardier avait courageusement pris la parole le soir du 2 mars 1990 envers et contre tous, car je sais qu'au ravage de l'abus de pouvoir d'un adulte sur un enfant, un autre ravage, sournois et lancinant, vient se superposer: celui du silence dans lequel la victime est laissée et où elle doit quand même tenter d'avancer et de se construire à partir de ce chaos. Car, non, je ne pense pas que briser le silence soit incompatible avec l'acte d'écriture. Je pense même qu'écrire consiste justement à extraire le non-dit de sa poche d'ombre. La subversion en littérature ne réside pas que dans l'aveu (ou dans la fascination) de l’exercice du mal, elle est aussi du côté de ceux qui se délivrent de celui qu’ils ont subi."
Le 5 janvier 2020:
"Un peu plus de 24h après la publication de mon post à propos de l'affaire Matzneff, je voudrais remercier les lecteurs et lectrices de mon texte pour leurs marques de soutien qui m'ont beaucoup touché. Je m'excuse de n'avoir pas pu réagir et répondre à chacun. Ce n'est pas chose aisée de prendre la parole dans l'espace public au sujet de ce genre d'affaire, on en éprouve encore des décennies plus tard une sorte de culpabilité à oser dénoncer, et lorsqu'on le fait, on doit lutter contre d'incompréhensibles résistances intérieures que la société a instillées en soi pour nous maintenir dans le silence.
(...) J'avais 17 ans très exactement la première fois où j'ai parlé de mon histoire. Sept années donc après les faits. Pendant ces sept années de silence, ma vie s'est totalement déconstruite. J'ai publié mon premier roman "Charlot aime Monsieur" à 22 ans. J'y racontais de l'intérieur comment l'enfant entrait dans l'emprise du prédateur, mais je n'accordais qu’une ligne à la fin du livre à ces 7 années de silence: "Pendant sept ans, Charlot se tait." Les dégâts irrémédiables qui se sont opérés pendant ces 7 années, je n'ai jamais pu encore mettre des mots dessus dans un livre. Grâce à une bourse du CNL, j'y travaille aujourd'hui depuis plusieurs mois. Comme quoi, les choses sont toujours plus complexes qu'on ne l'imagine. Quand je suis sorti du silence après ces 7 années, ma parole s'est heurtée aussitôt à un refus de l'entendre. Je n'ai pas évoqué dans ces deux posts le rôle des familles dans les histoires de pédophilie car ce n'était pas mon dessein, mais il y a beaucoup de choses à en dire, et sans doute que cet espace des réseaux sociaux n'est pas vraiment le lieu pour les dire."
Le 16 janvier 2020:
"J'ai lu le livre de Vanessa Springora hier soir. Je n'en ai presque pas dormi. C'est implacable et glaçant, et ce bien au-delà du thème de la pédophilie. Le livre montre à quel point le rapport à la littérature en France a pu avoir une dimension totalitaire et fanatique, dont on n'est pas encore sorti. On me traitera de candide ou de naïf, mais cela me bouleverse énormément. Moi qui ai tout investi dans cette activité qu'est l'écriture, je ne reconnais pas mes idéaux dans la violence de ce milieu. A l'heure où tout se déconstruit dans ma vie personnelle, j'ai l'impression aussi d'une déconstruction de ce à quoi j'ai cru profondément. Il y aura bien un avant et un après à l'affaire Matzneff."
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