Depuis mardi et l'attribution du Prix Femina essai à Ghislaine Dunant pour sa biographie "Charlotte Delbo, la vie retrouvée" (Grasset, lire ici), une partie du monde littéraire se fait entendre pour rappeler l'existence d'une autre biographie consacrée à la rescapée d'Auschwitz, "Charlotte Delbo", cosignée en 2013 par Violaine Gelly et Paul Gradvohl (Fayard). Pour indiquer des "emprunts", à tout le moins. Faute de disposer de cette première bio, je m'étais contentée de la rappeler.
Je m'étais toutefois étonnée en parcourant le livre de Ghislaine Dunant qu'elle ne mentionne pas l'ouvrage de Gelly et Gradvohl dans ses références. Il s'agissait pourtant de la première biographie consacrée à Charlotte Delbo! Et fort complète. Et pas ancienne. Et publiée dans le même groupe éditorial.
Quant à lire "Charlotte Delbo, la vie retrouvée", j'avoue en avoir été incapable. J'ai calé. Le "je" utilisé par l'auteure m'a immédiatement dérangée même si cette "résonance" voulue est sans doute ce qui a séduit les jurées. Société gouvernée par l'émocratie... Pas que j'ai un problème avec l'autofiction, même en introduction d'une biographie. Laurence Tardieu avait très joliment expliqué comment sa propre vie était entrée en résonance avec celle de Diane Arbus lire ici). Mais ici, mon capteur de sincérité est resté plat.
Et les auteurs de la première biographie de Charlotte Delbo, fruit d'un long travail, que ressentent-ils devant l'attribution de ce prix? De la colère bien entendu devant ce pillage récompensé, que Violaine Gelly dépasse magnifiquement dans un billet subtil et éclairant publié par Bibliobs et qu'elle m'a autorisée à reproduire ci-dessous.
"Trente-et-un ans après sa mort, Charlotte Delbo est toujours vivante: mardi, le prix Femina a récompensé l’essai que lui consacre Ghislaine Dunant, "Charlotte Delbo, une vie retrouvée", paru chez Grasset. Retrouvée? Quand l'avait-on perdue? Depuis sa mort en 1985, ses éditeurs Minuit et Berg international continuent d'éditer et de vendre l'œuvre de cette écrivaine, résistante, déportée, saluée comme l'égale au féminin d'un Primo Levi. Le 3 février 1995, grâce à la compagnie de théâtre Bagages de Sable, dans les cent cinquante-quatre communes d'origine des femmes du convoi du 24 janvier 1943, trois cent-vingt comédiennes ont lu toute la nuit durant, l'œuvre-témoignage de Charlotte Delbo, "Auschwitz et après".
En France, comme aux États-Unis et au Canada, des mémoires et des thèses lui sont consacrés: plus de soixante d'entre eux sont recensés par le site charlottedelbo.org. Sans oublier, en 2013, l'aboutissement d'années de travail de l'association des amis de Charlotte Delbo pour célébrer le centenaire de sa naissance: des dizaines de conférences, des pièces de théâtre montées dans la France entière, des revues, un colloque international à Paris, la parution de la première biographie de cette femme dont on ne savait rien, jusqu'alors, en dehors de ses écrits, l'édition de l'intégralité de son théâtre chez Fayard… , jusqu'à l’éventualité de son transfert au Panthéon.
Trente-et-un ans après sa mort, Charlotte Delbo n'a donc cessé de vivre à travers tous celles et ceux qui ont été touchés en plein cœur par la force de cette œuvre totalement inclassable, cette voix unique. Des universitaires, des metteurs en scène, des acteurs, des musiciens, des journalistes, des étudiants, des poètes qui ont porté sa mémoire et son talent. Autant de sources auxquelles pendant "sept années de recherche et d'enquête sur la vie de Charlotte Delbo', dans son envie de 'faire découvrir cette femme', Ghislaine Dunant, lauréate du Femina, n'a visiblement pas eu accès. Pas une citation, pas une référence, pas la moindre bibliographie.
On peut se féliciter de voir Delbo recevoir les honneurs littéraires qu'elle n’a pas connus de son vivant. On peut, dans le même temps, s'agacer que ce soit par un livre qui se revendique comme touché par la grâce de l'écrivain. Un écrivain dont l'omnipotente connaissance naît sous l'inspiration de l'émotion ou, comme dit Ghislaine Dunant, de la résonance avec son sujet. Aucun travail n'a jamais été diminué de rendre hommage à ceux qui l'ont précédé.
Dans cet essai qui, à son tour et avec son approche particulière, fait vivre la parole de Delbo, Ghislaine Dunant oublie l'une des plus belles leçons de l'œuvre de son modèle. Pour Charlotte Delbo, qui écrivait si rarement au "je", c'est le "nous", le collectif, qui prévalait. C'est avec et grâce à ses camarades de déportation qu'elle a pu revenir d'Auschwitz; c'est en leur nom qu'elle a pu écrire ces mots charnels, puissants et tellement libres.
Dans "Le Convoi du 24 janvier", Charlotte Delbo retrace chacune des biographies de ses 229 compagnes. Par ordre alphabétique, elle se glisse à la lettre D, au milieu de toutes les autres, les vivantes et les mortes, celles dont l'amitié l'a portée comme celles qu'elle ne connaissait pas. Elle l'a dit et redit: sans les autres, nous ne sommes rien. Ce n'est pas ce message-là qu'a couronné, mardi, le jury du Femina."
Violaine Gelly,
co-auteur avec Paul Gradvohl
de "Charlotte Delbo", Fayard, 2013
belle défense de Violaine!chapeau!je tiens à souligner combien l'écriture de Violaine chaleureuse sensible et vivante ,a rendu facile l'approche de Charlotte .Lisez le livre de Violaine et Paul vous ne serez pas déçus!
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