Donald Ray Pollock. (c) Jean-Luc Bertini. |
Avec ou sans lunettes, l'écrivain américain Donald Ray Pollock ne se fait guère remarquer. Physiquement, veux-je dire. Le natif de l'Ohio est mince, discret. Il mange peu, ne boit pas plus. Il parle doucement, sourit souvent. A se demander comment les fantastiques histoires qu'on découvre dans ses livres se développent derrière ce grand front ("Tout est dans ma tête", me dira-t-il). Son premier roman, "Le Diable, tout le temps" (Albin Michel, 2012, Le livre de poche, 2014, 120.000 exemplaires en français, 40.000 en grand format et 80.000 en poche), avait enthousiasmé le public et la critique (lire ici).
Le second roman de Donald Ray Pollock, "Une mort qui en vaut la peine" ("The Heavenly Table", très bien traduit de l'anglais par Bruno Boudard, Albin Michel, collection "Terres d'Amérique", 564 pages) est d'un genre différent. Mais tout aussi passionnant. Une épopée grinçante mettant en scène la cavale de trois frères, Cane, Cob et Chimney, qu'on dévore avec appétit. A noter que le titre de la traduction française est celui que l'auteur avait proposé sans succès à son éditeur américain.
Ce deuxième roman, mais troisième livre en français (Donald Ray Pollock est aussi l'auteur d'un recueil de nouvelles, "Knockemstiff", paru chez Buchet-Chastel en 2010), se déroule bien entendu chez lui, dans l'Ohio, mais trente ans plus tôt que "Le Diable".
On fait tout de suite la connaissance des fils Jewett, qui ont entre 17 et 21 ans. Ils vivent en compagnie de leur père veuf, ruiné et obsédé par la religion. Il faut imaginer la vie de ces quatre hommes pauvres dans ce bout de campagne en 1917. Peu de travail dans les champs de coton, pas d'argent, quasi rien à manger, des rats qui courent partout, les animaux malades. La violence, physique et verbale. A des centaines de kilomètres de là, les époux Ellsworth et Eula Fiddler constatent la disparition de leur fils unique, envolé avec de larges provisions contre la soif. Alors que la guerre gronde en Europe et que l'armée engage sans relâche.
Pendant tout le premier quart du livre, Donald Ray Pollock alterne les chapitres entre les deux familles. Il poursuivra ce dynamique changement de personnages jusqu'à la fin du récit, élargissant le nombre d'intervenants au fur et à mesure que progresse l'intrigue mais sans jamais lâcher les Jewett et les Fiddler, invitant ainsi le lecteur à forger également ce fantastique récit.
Très vite, le vieux Pearl Jewett va mourir et ses trois fils vont prendre la route ensemble pour essayer de s'en sortir. Cane est l'aîné. Il a promis à sa mère mourante de s'occuper de ses frères, Cob le simplet, Chimney, le musicien tête brûlée. Le trio tente de mettre en pratique l'histoire d'un roman à trois sous dont le héros, Bloody Bill Bucket, s'est incarné à leurs yeux à force de lectures répétées - ils n'ont que deux livres, la Bible et "La vie et les aventures de Bloody Bill Bucket". Cela signifie voler des chevaux et devenir des braqueurs de banque pour gagner leur vie. En théorie.
Car n'est pas hors-la-loi qui veut et les frères Jewett vont tout de suite l'expérimenter. Assez rapidement, ils seront poursuivis par les autorités de tous les lieux où ils passent et précédés d'une très fâcheuse réputation. Pendant que Donald Ray Pollock nous raconte tout cela avec un impeccable brio, multipliant les scènes annexes drôlement bien menées, il nous tient bien entendu aussi informés de ce que vivent les autres personnages de ce fantastique roman. Des itinéraires qui vont finir par se croiser sans qu'on s'y attende. En filigrane de ce texte prenant, l'écrivain interroge: le paradis rêvé ne serait-il pas pire que l'enfer vécu? On est suspendu aux chapitres de cette fresque aussi noire que drôle, à l'humour sarcastique, pleine de péripéties et de belles rencontres, qui ferraille avec des questions aussi importantes que la violence, le racisme, la pauvreté, la sexualité, la religion, le mal et la rédemption.
Dix questions à Donald Ray Pollock
A voir votre deuxième roman, la forme longue semble être celle qui vous convient.
J'ai été bien plus à l'aise que je ne me l'étais imaginé parce qu'il n'était déjà pas évident de passer de la nouvelle au roman. Je l'ai réussi avec "Le Diable, tout le temps" et aussi avec mon deuxième roman, "Une mort qui en vaut la peine", qui est mon troisième livre puisque j'ai commencé par des nouvelles. Je travaille en ce moment à mon troisième roman et je me dis que c'est dans ce genre littéraire que je me sens le mieux. Finalement, les romans sont ce qu'il y a de plus facile à écrire pour un écrivain. La poésie est le genre le plus difficile. Ensuite viennent les nouvelles.
Vous remerciez une personne de vous avoir tanné pour terminer ce roman. C'était difficile?
C'est toujours très difficile de terminer un livre. Personne ne lit mon texte avant la fin du premier jet, sauf mon chien - Patsy, ma femme, est mon "grammar coach". Je remercie ici un ami proche. Ma femme et moi le rencontrons avec sa femme une ou deux fois par semaine. Chaque fois, il me demandait si mon bouquin était terminé. A un moment, j'en ai eu marre. Et pour ne plus l'entendre, j'ai terminé d'écrire le livre. Le remerciement est un clin d'œil à cela. Moi, en tant qu'écrivain, quand je rencontre un autre écrivain, je ne lui demanderai jamais quand il aura fini un livre.
Mais moi qui ne suis pas écrivaine, je vais alors vous demander quand sera terminé votre troisième roman…
Cela ne me déplaît pas de me projeter dans le futur. Pour la première fois, je me suis donné une date de fin. Mon troisième roman sera plus court, se déroulera dans l'Ohio bien entendu et verra un retour aux années 1950-1960. Il sera terminé pour la fin janvier 2018 au plus tard (traduction en français sans doute un an après). Longtemps je n'ai pas été aussi discipliné. Mais j'ai lu la biographie de l'écrivain Harry Crews et je me suis dit que cela allait m'obliger à travailler. Après "Le Diable", je suis resté deux ans sans écrire.
Vos deux romans se déroulent dans l'Ohio bien entendu, mais ont en commun qu'une Guerre mondiale se déroule alors en Europe, la Deuxième pour "Le Diable", la Première pour "Une mort…"
Si c'est délibéré, je n'en suis pas conscient. Dans "Le Diable", j'avais besoin que le livre se passe après la Deuxième Guerre mondiale: le père d'un ami de jeunesse a été prisonnier dans un camp japonais, un de mes oncles est mort à Hiroshima et j'ai perdu deux autres oncles dans cette guerre. Pour mon deuxième roman, c'est le camp Sherman qui m'a servi de base. Un camp militaire que les Américains ont établi dans l'Ohio quand ils sont entrés en guerre. Mais après, en cours d'écriture, je me suis écarté de la réalité et j'ai romancé les faits. Les années 1915 sont une époque d'innovations techniques, téléphone, automobile, avion, sanitaires, une ère de changement. Le monde ancien s'efface au profit du monde moderne. Tous ces changements ont été déclenchés par la Première Guerre mondiale.
Comment sont nés les personnages de ce second roman?
La plupart d'entre eux, je les ai créés. Les frères sont venus à trois. Mais quand j'ai découvert qu'en 1917, il y avait 7.000 toilettes extérieures dans un si petit endroit, je me suis dit que cela devait poser problème. D'où mon inspecteur sanitaire qui, lui, est authentique.
Comme dans votre premier roman, vous mettez en place un grand nombre de personnages très intéressants dont on se doute qu’ils vont à un moment se croiser. Est-ce votre manière d’écrire?
C'est la seule façon dont je m'imagine écrire un roman. Je ne travaille pas avec un tableau accroché au mur, plein de post-it et de notes. Tout est dans ma tête. Quand je relis ce que j'ai écrit, cela me donne d'autres idées. Je change telle ou telle chose. Je déplace une scène.
C’est intéressant de voir le culte que vouent les frères Jewett à Bloody Bill, un personnage de roman de gare qui devient une sorte de fil rouge à leur épopée.
Ce n'est pas un des thèmes principaux du livre. Ce qui m'intéresse, c'est que les livres peuvent changer la vie des gens, les influencer par rapport à des décisions à prendre.
Les trois frères font référence à Bloody Bill comme d'autres à la Bible ou à Shakespeare.
Eux, ce livre, ce roman de gare, est tout ce qu’ils ont, là où d'autres ont la Bible et Shakespeare. Ils ont aussi une Bible mais pour eux qui ont de 17 à 21 ans, Bloody Bill est plus tentant que la Bible. Il est leur Bible.
Ce roman paraît plus sexuel et plus drôle que le précédent.
J'avais envie d'écrire un livre différent, pas aussi noir, pas seulement pour le lecteur mais aussi pour moi. "Le Diable" était si sombre… J'ai eu envie de faire sourire le lecteur, ou même rire. J'avais aussi envie que, pour une fois, il y ait quelques gens bien, comme le couple Ellsworth et Eula, comme Jasper même si, chez lui, il y a des choses qui ne sont pas ordinaires.
La référence à l'usine à papier est-elle une manière de vous inviter dans le livre? Vous, votre père et votre grand-père y ont travaillé.
J'ai souhaité écrire sur un endroit fictif, la ville de Meade n'existe pas même si elle est très évocatrice de la ville où je vis aujourd’hui, Chillicothe. Les rues existent véritablement. Donc par souci d'authenticité, j’ai mis l’usine à papier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire