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jeudi 16 janvier 2020

Victoire de la mémoire

Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co


Santiago H. Amigorena. (c) Sarah Trillet.


Le dixième roman de Santiago H. Amigorena, "Le Ghetto intérieur" (P.O.L., 191 pages) vient s'imbriquer dans la vaste entreprise autobiographique du romancier né à Buenos Aires le 15 févier 1962, qu'il a nommée "Le Dernier Livre" et révèle un nouveau pan de son histoire. Evoquant la tragédie de la Shoah sous un angle original, il démontre de façon sublime la mécanique d'une transmission transgénérationnelle.

La narration se concentre sur le poids de l'exil du grand-père maternel du romancier. Vicente Rosenberg quitte la Pologne en 1928 pour s'installer en Argentine. Un exil qui lui permet, quinze ans plus tard, d'échapper au destin tragique des juifs restés au pays mais qui, dans le même temps, le précipite dans un abîme où tous ses repères volent en éclat.

Dès 1940, il assiste, impuissant, à la dégradation de la situation en Europe, voit les murs du ghetto de Varsovie se refermer sur sa mère, l'arrière-grand-mère de l'auteur. A mesure que les lettres de cette dernière disent et révèlent l'horreur, la conscience de Vicente, marié à Rosita et père de trois enfants désormais, se paralyse. Il se vide de ses mots.

Le silence est désormais la seule traduction possible de l'irreprésentable, de la culpabilité et de son identité rétrécie. Vicente devient incapable de se situer, de faire "un" et de trouver du sens à ses différentes appartenances, mari, père, fils, et sa judéité.  Avec force et une délicate pudeur, Santiago H. Amigorena nous fait entrer au plus près de l'intimité de Vicente. Il redonne une voix et des mots à son silence. On en perçoit la densité et ce qui se débat derrière ses murs intérieurs, et le processus - terrible - de l'effondrement de soi qui est en cours.

"(...) il allait éprouver une double haine de lui-même que jamais le fait de se sentir juif n'allait soulager. “Pourquoi jusqu'aujourd'hui j'ai été enfant, adulte, polonais, soldat, officier, étudiant, marié, père, argentin vendeur de meuble, mais jamais juif? Pourquoi je n'ai jamais été juif comme je le suis aujourd'hui - aujourd'hui où je ne suis plus que ça."

"(...) C'est comme si maintenant il pouvait tout exprimer sans le moindre mouvement de ses lèvres (...) son regard est devenu beaucoup plus bavard que ne l'était sa bouche du temps où il parlait encore. C'est comme s'il y avait une quantité très grande et en même temps très définie de choses à dire et qu'elles avaient juste trouvé une autre forme d'expression, un nouveau langage qui leur convenait à merveille."

Nous suivons, tout aussi impuissants, le quotidien de Vicente et de sa famille, quasi caméra à l'épaule, jusqu'aux dernières pages, poignantes, où le romancier réapparaît et reconnecte l'histoire de Vicente à la sienne. Nous sommes alors les témoins du lien ultime qu'il établit entre le silence de son grand-père et celui qu'il a reçu en héritage. Et par là-même, qui réinscrit ce roman au sein d'une histoire tenant de l'universel.

"J'ai souvent affirmé, en écrivant, que j'écrivais seulement pour survivre à mon passé. J'ai souvent écrit que l'oubli était plus important que la mémoire (...) Aujourd'hui pourtant (...) j'aime penser que Vicente et Rosita vivent en moi, et qu'ils vivront toujours lorsque moi-même je ne vivrai plus - qu'ils vivront dans le souvenir de mes enfants qui ne les ont jamais connus, et dans ces mots, que grâce à mon cousin aîné, j'ai pu leur adresser."

Santiago H. Amigorena.
(c) H Bamberger/P.O.L.
Avec "Le Ghetto intérieur", Santiago H. Amigorena a remporté les choix Goncourt 2019 de la Belgique et de la Roumanie.

Pour lire le début du "Ghetto intérieur", c'est ici.

Santiago H. Amigorena sera à Passa Porta (46 rue Dansaert, 1000 Bruxelles) pour une conversation avec Georges Didi-Huberman (infos ici).






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