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jeudi 30 janvier 2020

Lettre d'Asli Erdoğan suite à l'acharnement dont elle est victime de la part de la justice turque

Asli Erdoğan. (c) Cyrille Chouplas.

EDITLe tribunal d'Istanbul a acquitté le 14 février la romancière turque Asli Erdogan des accusations de "tentative de porter atteinte à l'intégrité de l'État" et d'"appartenance à un groupe terroriste", et ordonné l'abandon des poursuites pour "propagande terroriste".


Il y a quelques semaines, l'écrivaine et journaliste turque Asli Erdoğan était informée que la prochaine audition de son procès était avancée au 14 février. Le jour de la Saint-Valentin ici. Surtout, une date très proche afin que la solidarité soit difficile à organiser.

L'accusation porte cette fois sur la publication de quatre articles considérés comme des textes de propagande. Ces textes figurent dans le recueil "Le Silence même n'est plus à toi" (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 2017, 172 pages, lire ici). La peine demandée est de neuf ans de prison.

Asli Erdoğan vit actuellement en Allemagne où elle est en résidence d'écriture. Son état de santé n'est pas bon. Elle a récemment subi deux interventions chirurgicales. Elle est très fragilisée par ses soucis médicaux et par les attaques à répétition du gouvernement turc: une campagne de presse et de tweets a été lancée contre elle en octobre.

Vraisemblablement, une "claque" a été déléguée il y a quelques jours pour siffler un spectacle inspiré de son livre "Le Mandarin miraculeux", donné à Genève. Et le changement de procureur dans l'instruction de son procès constitue pour elle un nouveau motif d'inquiétude.

Ce renversement de situation confirme l'acharnement dont elle fait l'objet. Faisant semblant de l'oublier, la justice turque revient régulièrement à la charge et prouve par là son obsession à poursuivre les intellectuels turcs (journalistes, écrivains, militants des droits humains) ayant fait preuve de solidarité envers les Kurdes.

Asli Erdoğan (dont le patronyme, courant en Turquie, n'a pas de lien avec celui du président du pays) est écrivaine et journaliste. Elle a été arrêtée et incarcérée en août 2016, au motif de sa collaboration avec au journal "Özgür Günden", quotidien soutenant notamment les revendications kurdes. Elle a été remise en liberté, après quatre mois de détention, mais sous contrôle judiciaire et sans autorisation de quitter la Turquie. En septembre 2017, son passeport lui a été restitué et elle a pu se réfugier en Allemagne où elle vit depuis lors, son procès étant toujours en cours.

Le 1er avril, Actes Sud publiera le nouveau roman d'Asli Erdoğan, "Requiem pour une ville perdue" (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes,  140 pages), un roman-poème en douze chapitres qui évoque plusieurs périodes de la vie de l'auteure. Un livre requiem où l'on trouve la quintessence de l'œuvre d'Aslı Erdoğan, qui transmue le réel, impose au lecteur le sentiment qu'il n'est plus que vibration face à un pays, une ville, face à l'exil. Ce roman fragmentaire donne à voir Istanbul et plus particulièrement Galata, ce quartier tant aimé, la nature animale, végétale, et l'obscurité qui les recouvre sans encore les détruire, le combat, la prison, toutes les heures et aucune.

D'Allemagne, Asli Erdogan adresse cette lettre datée du 28 janvier 2020 et traduite par Cécile Oumhani, membre du PEN français et du Parlement des Écrivaines Francophones.

"Chers amis, chers collègues,

Comme vous vous en souvenez peut-être, j'ai été arrêtée le 16 août 2016, au prétexte que j'étais membre du symbolique comité consultatif de "Özgür Gündem", un journal pro-Kurde, tout à fait légal, en même temps que les deux rédacteurs en chef. Bien que nous ayons été six à faire partie du comité consultatif, seule Necmiye Alpay, linguiste et critique littéraire, a été arrêtée deux semaines après moi. Les chefs d'accusation qui pesaient contre moi étaient "atteinte à l'unité de l'Etat" (réclusion à perpétuité aggravée) et "propagande et appartenance à une organisation terroriste" (jusqu'à quinze ans d'emprisonnement). Au bout de quatre mois et demi, j'ai été libérée mais l'affaire se poursuivait.
On l'a laissée traîner pendant trois ans, le procureur reportant continuellement le procès. Le mois dernier, un nouveau procureur a soudain pris une décision. Il a demandé que les rédacteurs en chef, ainsi qu'Eren Keskin, Président de l'Association des Droits Humains et ancien rédacteur en chef soient jugés pour avoir été membres du PKK (jusqu'à 15 ans d'emprisonnement). Il a aussi demandé une peine de prison de 2 à 9 ans pour moi, pour quatre articles que j'ai écrits, disant qu'il s'agissait de propagande.
Le plus absurde est que ces articles ont été publiés en 2016 et qu'ils n'ont alors suscité ni procès ni même une enquête. En fait aucun de mes articles dans toute ma carrière n'a jamais entraîné de procès. L'un d'eux est un monologue intérieur, un texte en prose intitulé, "Journal du fascisme" (lire ci-dessous). Il n'y a presque rien de politique dans ce texte, il est tout à fait abstrait et ne fait référence ni à un lieu ni à une époque. Il s'agit d'une description littéraire de la destruction intérieure d'un individu sous un régime autoritaire ainsi que du lourd poids qu'implique le fait d'être témoin. En fait cet article a été inclus dans "Le silence même n'est plus à toi" et a été publié par plusieurs éditeurs dont Actes Sud, Penguin Knaus, Gyldendal, Ramus et Potamos notamment. Le livre a été récompensé par plusieurs prix littéraires.
Maintenant les éditeurs de plus de douze maisons d'édition, ainsi que plusieurs membres appartenant à des jurys littéraires sont indirectement tenus responsables de propagande terroriste. Le procureur affirme que j'ai fait des commentaires sur des "civils assassinés", alors qu'aucun "civil" n'a jamais été assassiné et que donc j'essaie de représenter les membres du PKK assassinés comme des "civils", en conséquence de quoi je fais de la propagande, etc. Je suis certaine que ces éditeurs ne savent même pas pour quelle organisation ils sont censés avoir fait de la propagande!
Mais l'attaque contre mon œuvre littéraire ne s'arrête pas là. L'un des articles qui figure dans mon dossier s'intitule "Le plus cruel des mois: avril", en référence à T.S. Eliot. Il décrit la mort d'un chien errant dans une ville entièrement en ruines. Étrangement, aucun des articles où je décris comment des civils ont été effectivement massacrés ne figure dans le dossier.
Le procès est pour très bientôt, avant qu'aucune vraie solidarité ou réaction forte n'ait le temps de s'organiser: le 14 février, jour de la Saint-Valentin.
J'en appelle instamment à vous pour que vous protestiez contre ce qui attaque très gravement la liberté d'opinion, d'expression et bien plus… La Turquie a lancé une guerre totale contre les Droits Humains, la littérature et pire encore, la CONSCIENCE, par son insistance à me poursuivre.
Mes salutations,"
 Asli Erdoğan

"Journal du fascisme", in "Le Silence même n'est plus à toi" (Actes Sud, 2017)







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