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mercredi 13 janvier 2021

Chic, "Le jardin d'Abdul Gasazi" enfin réédité

La rencontre entre Alan et le magicien à la retraite. (c) D'Eux.


1979.
Quand Chris Van Allsburg publie aux Etats-Unis "The garden of Abdul Gasazi", son premier album pour enfants (Houghton Mifflin, Boston), il a trente ans. L'histoire est celle d'un dog-sitting étrange, éprouvant et mystérieux, entre réalisme et magie. On est en 1979 et cet album magnifique marque tout de suite la littérature de jeunesse. Le livre sera d'ailleurs finaliste de la médaille Caldecott en 1980 (décernée à Barbara Clooney pour "Ox-Cart Man", non traduit).

L'auteur-illustrateur américain n'aura toutefois pas longtemps à attendre avant de recevoir l'estimée médaille, octroyée par l'Association des bibliothèques américaines à l'illustrateur du meilleur livre pour enfants américain de l'année: il l'obtiendra en 1982 pour "Jumanji" et en 1986 pour "The Polar Express" ("Boréal-Express").

Immédiatement, les albums de Chris Van Allsburg sont traduits en français à l'école des loisirs, au début par Catherine Chaine, ensuite et principalement par Isabelle Reinharez, mais également à l'occasion par Michèle Poslaniec, Agnès Desarthe, François Lasquin ou Diane Ménard. Sont ainsi parus en français:
  • "Le jardin d'Abdul Gasazi" en 1982
  • "Jumanji" en 1983
  • "L'épave du Zéphyr" en 1984
  • "Le rêve de Pierre" en 1984 mais chez Gallimard
  • "Les Mystères de Harris Burdick" en 1985
  • "Boréal-Express" en 1986
  • "Deux fourmis" en 1990
  • "Ce n'est qu'un rêve" en 1991
  • "Le Balai magique" en  1993
  • "Une figue de rêve" en 1995
  • "Zathura" en 2003
  • "Probouditi!" en 2007
  • "La Reine du Niagara" en 2012
  • "Les chroniques de Harris Burdick" en 2013
  • "Les Mésaventures de Noisette" en 2015 (lire ici)
Soit une quinzaine de titres merveilleux, devenant vite des classiques du livre de jeunesse, offrant un vrai bonheur de lecture aux enfants, dont neuf sont toujours disponibles à l'école des loisirs en différents formats. Mais pas le premier de cette splendide bibliographie.


Plaisir immense donc de découvrir que le premier album de Chris Van Allsburg, le formidable "Jardin d'Abdul Gasazi" , manquant depuis longtemps, est à nouveau disponible en français. Il l'est depuis 2016 au Québec, puisque c'est l'éditeur D'Eux qui le réédite, dans une nouvelle traduction due à Christiane Duchesne, et depuis la fin 2020 en Europe, l'éditeur québécois s'étant ouvert à une distribution outre-Atlantique (lire ici).

Ce premier album pour enfants est dédié à son épouse Lisa, avec qui l'auteur-illustrateur s'est marié en 1975, quatre ans après l'avoir rencontrée à l'université du Michigan. Vraiment, plus de quarante ans après sa création, l'histoire n'a absolument pas pris une ride. On reste toujours happé par l'aventure du gamin qui vient garder Fritz, le chien très mal élevé de sa voisine, invitée sans lui chez sa cousine. Un scénario finalement simple qui sera transfiguré en une aventure incroyable mêlant responsabilité, culpabilité, magie et réalité.

En promenade. (c) D'Eux.


Farce ou magie?

Si le début du dog-sitting d'Alan se déroule bien malgré la fatigue engendrée par l'infernal toutou, les choses changent lors de la promenade. Surtout au moment où le chien s'échappe et s'enfuit dans le jardin d'Abdul Gasazi. Le magicien à la retraite y a placé un panneau: "LES CHIENS SONT ABSOLUMENT ET FORMELLEMENT INTERDITS DANS CE JARDIN."

Comment retrouver Fritz? Comment le récupérer avant qu'Abdul Gasazi ne l'aperçoive? Alan va vivre de difficiles moments, en particulier quand il rencontrera le vieux magicien et que ce dernier acceptera de lui rendre le chien auquel il a jeté un sort qui l'a changé en canard! Le jeune garçon a le cœur lourd quand il vient rendre compte de son dog-sitting raté à mademoiselle Esther. La finale en deux temps associe complètement le lecteur aux mystères du récit et le laisse repenser à tout ce qu'il a vu et entendu. Que s'est-il vraiment passé? Abdul Gasazi est-il un magicien ou un farceur? Sacré Van Allsburg!

Si le texte, peu dialogué, est hautement suggestif, les images en ton sépia s'avèrent particulièrement réussies. Elles rendent magnifiquement compte du climat d'étrangeté, de mystère et de magie du récit, notamment grâce à l'usage de la contre-plongée. Richement détaillées, elles campent admirablement les atmosphères, installent les personnages, saisissent subtilement leurs expressions, et présentent des décors qui semblent se répondre les uns aux autres. Des motifs du papier peint et du tapis plain aux fleurs des massifs, des feuilles du mur d'entrée aux marches de l'escalier. Partout l'atmosphère énigmatique du texte est attisée par ces grands dessins où tout est étudié, constructions en pierre solides et jardins luxuriants. Vraiment, "Le jardin d'Abdul Gasazi" est un tout grand album pour enfants.

A noter que le chien qui apparaît ici deviendra un héros récurrent de l'œuvre de Chris Van Allsburg.

Chris Van Allsburg en bonne compagnie.


 
Le plaisir de retrouver "Le jardin d'Abdul Gasazi" est encore augmenté par la qualité de fabrication du livre, format légèrement agrandi, entièrement toilé, à refermer par deux rubans dorés assortis au titre, comme un écrin précieux.

1982. (c) l'école des loisirs.
On me dit qu'il y a eu des changements depuis la précédente édition en français. Une édition super difficile à trouver tant elle est ancienne - merci à Cécile D. du Centre de littérature de jeunesse de Bruxelles de m'avoir permis d'en prendre connaissance.





2020. (c) D'Eux.
En effet, la couverture a été modifiée, allégée dans la nouvelle version. Elle a perdu son cadre vert, un aplat de couleur a été ajouté et la typo du titre modernisée. L'illustration de la page de titre est différente.

Les pages intérieures, quant à elles, ne comportent plus la frise à effet de feuilles encadrant les textes, présente dans la version originale et dans la première traduction en français, allusion aux nombreux motifs répétitifs apparaissant dans les images. Une suppression qui permet d'agrandir les illustrations et de les faire passer au-dessus du pli central.


Version originale américaine.

Version française actuelle. (c) D'Eux.


Christiane Duchesne v. Catherine Chaine

Les plus grands changements sont sans doute à trouver du côté de la traduction.
En comparant la version ancienne de Catherine Chaine à la nouvelle de Christiane Duchesne, et en me référant au texte original anglais, je note différents points.

Christiane Duchesne rend aux personnages leurs prénoms et leurs noms originaux, mademoiselle Hester, sa cousine Eunice, le jeune Alan Mitz (Mademoiselle Esther, sa cousine Eunésie, le jeune Alain chez Catherine Chaine). Chez elle, les adultes tutoient le garçon alors qu'il est vouvoyé dans la première traduction, l'éternel dilemme de traduire le "you" anglais.

Mais le début de son texte est étrange: "Cela faisait déjà six fois que Fritz, le chien de Mademoiselle Esther, mordait sa chère cousine Eunice". Pourquoi "mordait" et non "avait mordu"? ("Fritz, le chien de Mademoiselle Esther, avait déjà mordu six fois sa chère cousine Eunésie" chez Catherine Chaine; "Six times Miss Hester's dog Fritz had bitten dear cousin Eunice" dans le texte original).

Deux pages plus loin, Christiane Duchesne traduit ainsi le réveil: "Une heure plus tard, Alan s'éveilla brusquement d'un coup de dent de Fritz sur le bout du nez" Catherine Chaine avait opté, de manière plus fluide, ou plus européenne, pour "Une heure plus tard, Alain fut brusquement réveillé par un coup de dent sur le nez" ("An hour later Alan quickly awoke when Fritz gave him a bite on the nose") Elle ajoute aussi une direction au texte original: "En cours de route, ils aperçurent un petit pont blanc sur leur gauche" ("Walking along, they discovered a small white bridge at the side of the road", devenu en 1982 "En marchant, ils découvrirent un petit pont blanc sur le côté de la route").

Page suivante, si l'expression "Un peu passé le pont" nous étonne ("Un peu après le pont", chez Catherine Chaine, "Some distance beyond the bridge" en version originale), Christiane Duchesne traduit fort bien le panneau/écriteau: "LES CHIENS SONT ABSOLUMENT ET FORMELLEMENT INTERDITS DANS CE JARDIN." contre un "Les chiens sont strictement interdits dans ce jardin" en 1982 ("ABSOLUTELY, POSITIVELY NO DOGS ALLOWED IN THIS GARDEN", en VO).

Lors de l'échappée de Fritz, le passé simple utilisé par Christiane Duchesne sonne plus agréablement que l'imparfait de Catherine Chaine. De même qu'on préfère sa "clairière" lors de la course-poursuite d'Alan à l'"éclaircie dans la forêt" ("a clearing in the forest"). Mais pas son "il s'arrêta pile comme s'il avait frappé un mur", moins réussi que "il s'arrêta net comme s'il avait buté contre un mur" ("he stopped as quickly as if he had run up against a wall").

Si un "dit-il seulement" nous semble préférable à un "Ce furent ses seules paroles" de la nouvelle traduction ("was all that he said"), ou "déjà terrifié" à "effrayé d'avance" ("almost afraid to hear the answer"), il en est durant toute la version de Christiane Duchesne, plus longue en nombre de mots mais perdant du coup parfois la sobriété du texte original, plus littérale peut-être, plus interprétative aussi, "une famille de canards" par exemple contre "un troupeau de canards" précédemment ("a gathering of ducks"), ou "[Alan] lâcha Fritz par mégarde" contre "[Alain] laissa échapper Fritz" ("Alan lost his hold on Fritz"). 

En finale de l'histoire enfin, "Il avait peine à retenir ses larmes" de Christiane Duchesne semble moins abouti que "il avait du mal à retenir ses larmes" de Catherine Chaine ("He could barely hold back the tears") mais sa suite est meilleure: "C'est là que, sortant en trombe de ma cuisine, un peu de pâtée sur le museau, Fritz apparut" contre "quand, brusquement, de la cuisine, Fritz surgit, le museau plein de pâtée" ("then, racing out of the kitchen, dog food on his nose, came Fritz"). Catherine Chaine omet la phrase "You see, Alan, no one can really turn dogs into ducks" et ignore qu'un chien a une "gueule" et non une "bouche".

Bref, difficile de départager ces deux traductions qui ont toutes les deux leurs qualités et leurs défauts. L'une comme l'autre font passer le climat de ce formidable album, indispensable dans toute bibliothèque d'enfant.












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