Amélie Nothomb. (c) Jean-Paul Delfino. |
Le 17 mars 2020, le jour précédent le premier confinement en Belgique, le diplomate belge Patrick Nothomb, chanteur de nô à ses heures, meurt d'une rupture d'anévrisme à Habay-la-Neuve. Il ratera son 84e anniversaire de quelques semaines. Cet époux depuis soixante ans et père de trois enfants, André (1962), Juliette (1963) et Fabienne dite Amélie (1966), sera aussi privé de funérailles familiales vu les mesures sanitaires alors imposées. Amélie Nothomb, sa fille, est bloquée à Paris, en quarantaine avec son chagrin. Comment dire au revoir à ce père qu'elle adorait et admirait et qu'elle n'a pu revoir? Par un livre, se dit-elle. Il sera le centième qu'elle a écrit mais le trentième qu'elle publie.
Dans le superbe "Premier sang" (Albin Michel, 175 pages), un des 524 romans de la rentrée littéraire, dont 379 titres en littérature française (chiffres Livres Hebdo/Electre), Amélie Nothomb EST son père. Dès la première ligne, elle se glisse dans la peau du jeune homme qu'il était en 1964. Le diplomate a vingt-huit ans et est conduit devant un peloton d'exécution à Stanleyville. Consul de Belgique, il y représente le gouvernement belge et fait partie des 1.600 personnes, dont 525 Belges, prises en otages par des rebelles congolais. Par son éloquence, il sera parvienu à retarder pendant quatre mois les menaces d'exécution.
"Dans le véhicule qui m'emmenait au monument, j'ai regardé le monde et j'ai commencé à m'apercevoir de sa beauté. Dommage d'avoir à quitter cette splendeur. Dommage, surtout, d'avoir mis vingt-huit années d'existence à y être à ce point sensible."
Le peloton d'exécution fait plonger Patrick Nothomb "dans le noyau dur du présent". Ce dernier nous est présenté chronologiquement dès le chapitre suivant par Amélie Nothomb qui devient l'enfant que son père fut et le fait parler. Orphelin de père à huit mois, délaissé par sa mère dont il devient non "son premier mais son unique enfant", le poupon sera élevé par ses grands-parents maternels. A la grande joie de Bonne-Maman.
Les années passent, entre joies et chagrins dits avec une infinie délicatesse, la guerre arrive, aussi l'école maternelle censée aguerrir le tendre petit garçon. Quand il a six ans, Bon-Papa décide de l'envoyer pour les vacances chez ses autres grands-parents, au Pont d'Oye. Cela donne une scène très amusante car on s'amuse beaucoup dans ce roman qui refuse les lamentos propres aux tombeaux comme pour mieux célébrer la vie et la rendre au défunt.
"[Bon-Papa] Ne t'aveugle pas, il est trop tendre. Ma chérie, il n'y a qu'une solution: il faut l'envoyer passer l'été chez les Nothomb.Maman blêmit.- Le pauvre petit!- Je te rappelle que tu as épousé l'un d'entre eux.- J'ai épousé le seul Nothomb qui n'était pas un barbare.- (...) Patrick a besoin d'un peu de dureté que ta mère est incapable de lui prodiguer. Cet enfant s'amollit, il est grand temps de le reprendre en main.- De là à le confier aux Nothomb!"
En route pour le château des Ardennes, à Habay-la-Neuve au-delà d'Arlon. "Une élégante bâtisse du dix-septième siècle". Le petit garçon va y faire la connaissance de son autre grand-père. Veuf, le "baron" poète s'est remarié quinze ans plus tôt et se présente au "premier fils de feu son premier fils": il a treize enfants de ses deux mariages, de tous les âges, et il en perdu trois. Cette conversation ne permet pas au jeune narrateur d'imaginer ce qui va suivre. "Elle [Grand-Mère] disparut, me laissant seul pour rencontrer ceux qui légalement étaient mes oncles et tantes et s'avérèrent être une horde de Huns."
Saccage des vêtements, pillage des provisions emportées, méchanceté gratuite, repas pris selon le principe d'un "darwinisme pur et dur": une nourriture chiche, les aînés servis d'abord, les restes aux cadets, les restes des restes aux plus petits. L'adage est: "Si tu atteins l'âge de seize ans, tu seras nourri."
Il n'est pas facile de grandir au Pont d'Oye mais Amélie Nothomb réussit à ne voir cette vie rude et injuste que par les yeux de son père enfant. Un gamin qui demande à retourner là à chaque période de vacances. Même les hivers sans chauffage. Malgré les tortures. Un gamin qui souffre d'une maladie terriblement invalidante en milieu hostile: il s'évanouit quand il voit une goutte de sang. On s'imagine ce que cela donne au milieu d'enfants sauvages. "Appartenir à une bande d'enfants ne cessait de m'exalter" formule toutefois l'enfant qui va découvrir la poésie et son pouvoir avec Arthur Rimbaud.
Aussi inconcevable que cela paraisse à des yeux d'adulte, "Premier sang" se lit avec appétit et une curiosité non morbide. Plein d'humour, excellemment écrit, avec un goût inouï pour le mot juste, ou le mot rare de temps en temps, le livre campe l'existence d'enfants, en parallèle à des adultes. Amélie Nothomb raconte ensuite la scolarité de son père à Bruxelles, ses premières amitiés, l'éveil amoureux, la choix de la "carrière" diplomatique parce que celle de la poésie n'est pas "concevable", les études, l'amour et ses lettres à écrire, l'incroyable rencontre avec Danièle que Patrick allait épouser envers et contre tous, le poste au Congo... La romancière boucle la boucle de ce livre magistral dont on réalise en finale qu'il couvre l'existence de son père jusqu'en 1964, avant sa naissance donc. Des pages d'amour et de vie extrêmement personnelles qui enchantent et emportent.
Amélie Nothomb, métronome de la rentrée littéraire
Tous les livres d'Amélie Nothomb sont publiés chez Albin Michel, et ensuite, en format poche, au Livre de Poche.
- 1992 "Hygiène de l'assassin", Prix René Fallet
- 1993 "Le Sabotage amoureux", Prix de la Vocation / Prix Alain-Fournier / Prix Chardonne
- 1994 "Les Combustibles"
- 1995 "Les Catilinaires", Prix du Jury Jean Giono
- 1996 "Péplum"
- 1997 "Attentat"
- 1998 "Mercure"
- 1999 "Stupeur et tremblements", Grand Prix du roman de l'Académie française
- 2000 "Métaphysique des tubes"
- 2001 "Cosmétique de l'ennemi"
- 2002 "Robert des noms propres"
- 2003" Antéchrista"
- 2004 "Biographie de la faim"
- 2005 "Acide sulfurique"
- 2006 "Journal d'Hirondelle"
- 2007 "Ni d'Ève ni d'Adam", Prix de Flore
- 2008 "Le Fait du prince", Grand Prix Jean Giono pour l'ensemble de son œuvre
- 2009 "Le Voyage d'hiver"
- 2010 "Une forme de vie"
- 2011 "Tuer le père"
- 2012 "Barbe Bleue"
- 2013 "La nostalgie heureuse" (lire ici)
- 2014 "Pétronille" (lire ici)
- 2015 "Le crime du Comte Neville" (lire ici)
- 2016 "Riquet à la houppe"
- 2017 "Frappe-toi le cœur" (lire ici)
- 2018 "Les prénoms épicènes" (lire ici)
- 2019 "Soif"
- 2020 "Les aérostats" (lire ici)
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