Gérard Mordillat. (c) François Catonné. |
Bien sûr, on peut se contenter de regarder les films d'un cinéaste.
Mais assister à une rencontre avec ledit écrivain ou ledit cinéaste apporte autre chose. Des surprises souvent. Des réponses à des questions. D'autres façons de voir le texte ou les images.
Cela a été le cas lundi soir à la librairie Joli Mai (29 Avenue Paul Dejaer à Saint-Gilles) qui accueillait Gérard Mordillat.
Pour le même prix, on a eu droit à un écrivain qui est aussi cinéaste ou à un cinéaste qui est aussi écrivain, selon les points de vue.
Pour récompenser l'un et l'autre public, l'écrivain-cinéaste avait amené deux nouveaux livres, un roman, "Xenia", et un essai, "Le miroir voilé. Et autres écrits sur l'image" (Calmann-Lévy tous les deux, 376 et 272 pages).
"Xenia", du prénom grec de son héroïne principale, est dans la ligne des précédents romans. Gérard Mordillat le répète régulièrement: "J'écris sur ce qui existe, sur les invisibles du monde du travail." Pourquoi ces derniers n'auraient-il pas le droit d'entrer dans cette forme d'art qu'est la littérature, interroge-t-il.
Dans ce nouveau roman, on fait la connaissance de Xenia, 23 ans, un bébé de quelques mois, et de sa voisine/copine Blandine, mère d'un ado mulâtre, Samuel, 15 ans. La première travaille pour une société de nettoyage, tôt le matin et tard le soir sans oublier les prestations de jour, et vient de se faire plaquer et voler par son jules. La seconde a aussi des horaires coupés et du travail dominical en supplément puisqu'elle est caissière à l'hypermarché du coin.
Ce qu'on voit d'abord dans ce livre, conçu comme un film en devenir, c'est la solidarité, entre femmes surtout mais pas que, la galère, la pauvreté, la peur du lendemain et la volonté de résister. Car les ennuis et les injustices ne vont tarder ni pour l'une, ni pour l'autre, ni pour les autres personnages ("ils me sont arrivés par l'oreille"). Il y aura aussi des pointes de lumière, de l'amour naissant, des découvertes... Des coups de tonnerre et des renversements de situation. Ce qu'on réalise ensuite, c'est le vide omniprésent, cruel, contagieux, sidérant.
Comment se laisser aimer quand on a reçu de sa mère un prénom qui signifie "l'étrangère", qu'on a pris plus de coups que n'importe qui? Comment se laisser aimer quand on porte au creux de soi un chagrin secret, que la violence de la société vous broie et qu'une voix en vous vous hurle de vous rebeller?
Blandine a, elle aussi, ses fractures, passées et présentes, ses espoirs, ses déceptions. Malgré tout, Gérard Mordillat ménage des plages de vraie joie, de pur bonheur et laisse la fin de son texte ouverte. En écrivant ce roman, il a posé un nouvel "acte de résistance", dardé quelques instants ses projecteurs sur ce qui se passe près de chez nous. Il a saisi des petits bouts d'existences invisibles.
Quand on écoute le Français parler, on découvre d'abord son rire, formidable, sa manière d'appuyer sur les "a". On l'entend invectiver les directeurs de programmes télévisés pour qui tout est trop bien. Avouer qu'il écrit toujours le premier jet d'un nouveau roman à la main. Rappeler qu'il écrit ses livres au présent par choix.
On le voit sourire quand il détaille les raisons pour lesquelles il a introduit trois livres dans le texte de "Xenia": "Alice au pays des merveilles" parce qu'"il est un admirateur inconditionnel de Lewis Carroll et que le chat du Cheschire trouve bien sa place aux côtés de quelqu'un qui vit toujours dans l'urgence"; "Les damnés de la terre" de Frantz Fanon, auteur aujourd’hui enfin réédité, dont l'exemplaire décrit, qui a bien vécu, est le sien, "un livre juste puissant"; "La vie sexuelle d'Emmanuel Kant", de Jean-Baptiste Botul, "parce que c'est le clin d’œil obligé" que se font les uns et les autres du noyau dur botulien auquel il appartient.
On apprend que le peintre lyonnais Patrice Giordia qui apparaît dans "Xenia" existe vraiment. On le rencontre aussi dans le dernier essai de Gérard Mordillat ainsi que dans des ouvrages antérieurs.
Surtout, on découvre que la scène hallucinante du pillage intégral du supermarché a existé. "Il me faut toujours une image fondamentale pour commencer un livre ou un film", a expliqué Gérard Mordillat. "Pour "Xenia", il s'agit d'une scène qui s'est déroulée en Grèce il y a deux ou trois ans. Toutes les caissières ont quitté en même temps leur poste. Non seulement, le supermarché a été complètement pillé mais même ses rayons ont été démolis. Quand la police est arrivée, il ne restait plus que le sol et le plafond!"
C'est souvent bien de se déplacer pour écouter un écrivain, un cinéaste ou un écrivain-cinéaste.
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