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samedi 12 mars 2016

Littérature, poésie, sciences et migrants


Académique, la remise des prix 2015 de l'Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique (ARLLFB)? Pas du tout si on s'y rend et qu'on y entend la parole des différents lauréats, précédée d'excellents choix de lecture. Lors de la séance de ce samedi 12 mars, ce sont douze prix qui ont été remis sur les trente que l'Académie décerne, tous n'étant pas annuels mais tous étant dotés par des fondations, a rappelé Jacques De Decker, Secrétaire perpétuel de l'institution. Le plus frappant ayant été de voir combien les sujets d'actualité, sciences, religions, Belgique, langues, migrants, se sont aimablement rencontrés durant cette séance célébrant la poésie, la nouvelle, le roman, l'essai, la traduction et la grammaire. Et l'esprit belge, dont l'humour est une des émanations.

Allons-y pour le défilé des douze qui étaient treize, et même treize et demi.

Prix Nicole Houssa

triennal, destiné à un poète originaire de Wallonie, pour un premier volume de vers publié ou non.


Pierre Warrant
pour son recueil "Altitudes" (Tétras Lyre, 2013)

Né en 1963, Pierre Warrant est ingénieur commercial de formation. Il se définit lui-même comme "poète, photographe et voyageur par passion".  "Altitudes", son premier recueil paru, rend compte d'une expérience à la fois intérieure et physique, son expédition en Himalaya jusqu'au pied de l'Everest.


Extrait                                                                            
L'Au-revoir
"Tu n'as pas demandé
où nous allions 

tu savais que là-haut
nous ne pouvions chercher
autre chose que nous-mêmes
 tes mots étaient montagnes
ils se joignaient au ciel
comme lueurs d'altitude."

"Je fais de la poésie pour équilibrer ce qui ne l'est pas dans le monde de l'économie. Pour être connecté à la beauté du monde. La poésie de mon carnet de route d'expédition dans l'Himalaya est comme la photographie. Ce sont des tableaux, des flashs qui, ensemble, forment un kaléidoscope."






Prix Verdickt-Rijdams

annuel, pour un ouvrage portant sur le dialogue entre les arts et les sciences.

Les éditions L'Arbre de Diane
Mélanie Godin et Renaud Lambiotte

Sous le label "Géodésiques", Mélanie Godin et Renaud Lambiotte ont lancé en 2015 la collection "La tortue de Zénon" aux éditions L'Arbre de Diane". Deux titres sont parus (lire ici),  quatre sont à paraître à partir de juin. "Dix rencontres entre science et littérature" rassemble des écrivains et des chercheurs autour de thèmes aussi divers que les systèmes nerveux, la dynamique des fluides, la matière noire, les  big data...

"La collection est née suite à des conférences grand public qui se sont tenues à Namur à propos des relations entre littérature, poésie et sciences. Elles ont remporté un grand succès. Un financement du FNRS a permis de lancer la collection. Deux livres sont sortis. La science fascine mais fait peur, ne fût-ce qu'à cause de son langage. Ici, il s'agit de montrer la beauté des sciences. Un "Géodésiques 2" est en cours, mais différent du premier."



Prix Lucien Malpertuis

biennal, attribué alternativement à un poète, à un auteur dramatique, à un romancier (ou nouvelliste) et à un essayiste belge.

Nathalie Skowronek
pour son essai "La Shoah de Monsieur Durand" (Gallimard, 2015)

"Karen et moi" (Arléa, 2011), le premier roman de Nathalie Skowronek racontait la fascination d'une femme pour l'écrivaine danoise Karen Blixen et, par ce biais, l'influence que peut exercer sur la formation d'une identité personnelle un personnage reconnu comme emblématique. Le second, " Max, en apparence" (Arléa, 2013), traite d'un secret de famille et aborde la Grande Histoire, tout en montrant comment tourner une page pour conjurer les traumas.  Son troisième livre, l'essai "La Shoah de Monsieur Durand", pose la question du devoir de mémoire pour les générations qui suivent celle des rescapés des camps, l'après-mémoire de la Shoah.

"Mes trois livres portent sur l'identité, qui je suis, où est ma place, d'où je viens, sur l'identité familiale et la transmission (juive dans mon cas), sur l'héritage, sur cette troisième génération qui déterre ce que les deux générations précédentes ont pris soin d'enterrer. Comment se positionner par rapport à tout cela? Le passé ou son éloignement interrogent la part de responsabilités, la mémoire. Ma position n'est pas d'être le gendarme de la Shoah. Je ne suis pas prescriptive. La mémoire de la Shoah ne va pas disparaître mais se transformer comme tous les grands événements historiques."


Prix Henri Davignon

quinquennal, attribué à un auteur belge pour une œuvre d'inspiration religieuse.

Paul-Augustin Deproost

Qui sait que "Utopie" de Thomas More a été édité à Louvain à la demande d'Erasme en 1516? Il y a cinq siècles, il y a un demi-millénaire... Ce livre total, intemporel, dépasse les âges et son temps. Ce qui est le principe même de l'utopie.
Le livre qui paraît aujourd'hui, "Chemins d'Utopie" (UCL, 2015), rassemble quelques-uns des passages les plus forts du livre de 1516, dans une nouvelle traduction du latin, éclairés et actualisés par des commentaires émanant de membres de la communauté universitaire, de tous horizons et de toutes les disciplines, étudiants, professeurs, chercheurs, alumni... Quelques-uns des sujets abordés: la peine de mort, l'exode rural, la propriété privée, l'éducation citoyenne, la tentation totalitaire, l'esprit des lois, le dialogue interreligieux, l'urbanisme, l'égalité...

"Le livre paraît dans une nouvelle traduction du latin que j'ai faite, notamment pour ne pas payer de droits d'auteur sur les traductions existantes. Des extraits du livre de Thomas More ont été mis sur le site de l'UCL. Ceux qui ont été commentés ont été retraduits en un constant va-et-vient entre le commentateur et le traducteur, de façon à rendre entre autres la souplesse de la langue de l'auteur."


Prix Franz De Wever

annuel, attribué à un auteur belge âgé de moins de 40 ans pour un recueil de nouvelles.

Catherine Deschepper
pour son recueil "Un kiwi dans le cendrier" (Quadrature, 2015)

Contrairement à la littérature anglo-saxonne, la francophone n'apprécie guère le genre qu'est la nouvelle. Peu d'auteurs en écrivent, peu d'éditeurs en publient. Et quand ils le font, le résultat n'est pas toujours à la hauteur des attentes. Car le lecteur qui a accès aux traductions en français des nouvelles américaines sait que le genre peut être bon, excellent même. Peu d'éditeurs francophones publient des nouvelles, sauf Quadrature qui ne fait même que ça, et avec quel talent.
C'est une débutante qui est aujourd'hui récompensée, mais on devrait encore entendre parler d'elle régulièrement. Quelle maîtrise, quel regard sur les mœurs contemporaines, quelle ingéniosité narrative et quel humour.
La lecture des trois extraits, "Emma, 30 ans, Inès, 40 ans, Zoé, 50 ans", a enchanté l'assistance.
Vite, vite, se procurer ce recueil de nouvelles.

Absente de Bruxelles ce samedi, la lauréate a fait parvenir un texte à l'Académie.
"Je suis ravie, évidemment, que le texte ait pu vous plaire. J'ai souri, parce que les hommes sortent écorchés de mes mots et que vous ne semblez pas m'en tenir (trop?) rigueur. J'ai souri aussi parce que, dans votre courrier, vous parlez d'un coup d'essai et qu'il  faudrait plus humblement parler d'essai transformé. Avant "Le kiwi", il y a eu d'autres manuscrits, après aussi, mais je patauge dans le monde codifié de l'édition  au sein duquel mes textes, désaxés peut-être, trouvent mal leur place (à moins qu'ils soient moins performants, je suis une dilettante un peu naïve, encore). En fait, l'important, c'est d'écrire, surtout, et d'être lue, un peu. Merci pour l'encouragement à continuer que vous m'offrez. Une bouffée d'orgueil, une dose de narcissisme dans les veines, et hop!, au boulot!"


Prix Georges Vaxelaire

biennal, destiné à un auteur belge d'une œuvre théâtrale représentée en Belgique, au théâtre, ou diffusée par la radio ou la télévision.

Veronika Mabardi
pour sa pièce "Loin de Linden" (Rideau de Bruxelles, 2014, en tournée actuellement)

Un petit-fils questionne ses deux grands-mères que tout oppose (l'une est flamande, de classe sociale modeste, terrienne, fille d'un garde-chasse tandis que l'autre, francophone, cosmopolite, descend d'une famille de la bourgeoisie et explore le monde) et qui ont des relations difficiles. Leur dialogue fait catharsis. Les deux femmes se rencontrent et se parlent. Chacune livre ses confidences, alors que dans la vie réelle, Eugénie et Clairette ne se sont rencontrées qu'une seule fois, très froidement, en 1960, pour le mariage de leurs enfants respectifs.

"Ce texte a mis des années à sortir de moi. J'ai fait les interviews de mes deux grands-mères, l'une, Flamande de près de Louvain, qui n'en a jamais bougé, ne parlant que sa langue, l'autre, de Bruxelles, francophone, qui a voyagé autour du monde et qui a vu tout s'écrouler lors du krach de 1929. Ce sont les ironies de la vie. C'est une pièce sur la Belgique et sur l'évolution de sa double société. Je voulais aussi montrer à quel point on peut être coupé de l'autre à cause de son propre regard".


Prix Félix Denayer

annuel, destiné à un auteur belge pour l'ensemble d'une œuvre ou pour une œuvre en particulier.

Diane Meur
pour "La carte des Mendelssohn" (Sabine Wespieser éditeur, 2015)

Avec "La carte des Mendelssohn", son cinquième  roman, Diane Meur offre une étonnante expédition dans l'arbre généalogique d'une famille qui ne produisit pas seulement un musicien que Goethe portait aux nues et un philosophe compagnon de Kant, mais une myriade de personnalités illustres ou inconnues, tout en narrant  le récit de sa propre enquête, à la première personne.

En l'absence de l'auteur, un extrait d'une rencontre à la librairie Tropismes est projeté.


Prix Léopold Rosy

triennal, destiné à l'auteur d'un essai en langue française.

François De Smet 
pour son essai "Reductio ad Hitlerum" (Presses universitaire de France, 2014)

François De Smet, on le connaît souvent en tant que directeur du nouveau centre  Myria créé en 2015, le Centre fédéral Migration, organisme fédéral chargé de veiller aux droits fondamentaux des étrangers, d'informer les autorités sur l'ampleur des flux migratoires et de stimuler la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains. Philosophe et intellectuel, il est aussi un essayiste brillant.

"Mes maîtres à penser sont tous ceux et celles qui questionnent les évidences. Hannah Arendt par exemple, lucide et courageuse. Mes analyses portent sur la modernité. Lors des négociations Europe-Turquie à propos des migrants, on reparle de l'Europe de l'Est qui avait été absente des discussions depuis vingt ans. La plus courageuse a été Angela Merkel. Elle ne vient pas de rien, elle a tenté quelque chose. En tant qu'animateur d'un centre de recherches sur la migration, je remarque que le Belge est très humain lors des rencontres de personne à personne (il fera tout pour venir en aide à son voisin albanais menacé d'expulsion) mais très conservateur dans les sondages."


Prix Albert Counson

quinquennal, attribué à l'auteur belge d'un ouvrage en langue française ayant trait à la philologie romane, ce terme étant dans le sens le plus large. Un auteur étranger peut être couronné si son essai s'intéresse spécialement à la Belgique. Le seul prix qui puisse aller à un académicien.

Marc Wilmet
Marc Wilmet, qui a été honoré en 1986 du Prix Francqui pour avoir "contribué de façon remarquable à confirmer et renforcer le prestige de la Belgique dans le monde scientifique", est aujourd'hui mondialement réputé comme un grammairien doué de science, d'invention et d'originalité. Sa "Grammaire critique du français", qui a déjà connu cinq éditions, l'a hissé au rang des meilleurs connaisseurs du fonctionnement de notre langue. Sa manière de concevoir l'étude du français repose pour l'essentiel sur une vision scientifique qui ne peut se satisfaire des approximations communément avancées par quelques auteurs prestigieux. Elle traque les contradictions dont souffrent nos manuels scolaires et propose volontiers un assouplissement des normes en matière d'orthographe d'usage, d'emploi du subjonctif ou des règles d'accord du participe passé. Elle bouleverse surtout la description des phénomènes syntaxiques en adoptant une attitude critique du meilleur aloi.


Prix Auguste Michot

biennal, destiné à un auteur belge d’une œuvre littéraire, en prose ou en vers, consacrée à célébrer les beautés de la terre de Flandre.

Werner Lambersy 
pour son recueil "Escaut! Salut!" (Opium éditions, 2015)

Le "francophone des Flandres" cumule cette année publications, une demi-douzaine, et prix, dont le Mallarmé. Il qualifie son ode à un fleuve de "suite zwanzique et folkloresque". Né à Anvers en 1941, il a d'abord été élevé en flamand par sa grand-mère avant que sa mère ne tombe amoureuse d'un médecin francophone et qu'il ne change aussi de langue. Le recueil fait l'objet, chose de plus en plus rare, d'une traduction en langue flamande, dont la saveur nous est proposée lors d'une lecture bilingue.

"J'ai fait ces livres en réacion à la commercialisation galopante de la littérature. Cinq textes totalement différents auxquels j'ai travaillé, pour certains, depuis dix ans. J'ai ensuite rencontré Opium qui avait des projets autour de la Meuse et de l'Escaut. Je vais le long de l'Escaut de la frontière française à la frontière hollandaise, de Tournai à Anvers. Ici, je livre un simple regard pour remettre l'homme dans le monde des hommes."



Prix Henri Cornélus

triennal, international, attribué à l'auteur d'un recueil de nouvelles publié en français.

Marie-Hélène Lafon
pour son recueil "Histoires" (Buchet-Chastel, 2015)

Marie-Hélène Lafon incarne dans les lettres françaises d'aujourd'hui une voix très particulière, à la fois spirituelle et terrienne, proche des âmes dites simples, qu'elle aborde avec la sensualité d'un Giono du Cantal et la colère d'un Calaferte à qui elle reconnaît sa dette.

"Mal aimée, la nouvelle en France? Les éditeurs en France ont tendance à vous demander du roman, fût-il court, plutôt que de la nouvelle. Quand j'ai proposé "Jeanne" comme une nouvelle, la réponse de l'éditeur a été: "Peux-tu l'étirer en un roman?" Mais les textes sont comme les coureurs, ils ont leur distance. A l'exception de quelques-uns, Anna Gavalda par exemple, la nouvelle est une bataille. Les personnages de mes livres sont des empêchés de la parole. C'est lié à mes origines et à mon intinéraire. "Histoires" est né de la proposition de mon éditrice chez Buchet Chastel, Pascale Gautier, de rééditer deux recueils de nouvelles et deux nouvelles attachées à deux romans. J'ai ajouté le texte qui donne son titre au livre et qui est le fruit de mes ruminations sur le rapport roman-nouvelle et nouvelle-roman."

Prix Gaston et Mariette Heux

quadriennal, destiné à un écrivain de plus de quarante ans pour une œuvre importante ou pour l'ensemble de son œuvre.

Jean-Pierre Verheggen
pour l'ensemble de son œuvre

Il y a vingt-cinq ans, Jacques de Decker écrivait dans "Le Soir" à propos de notre "prix Nobelge": "Le potentiomètre dont il se sert est celui qui l'a conduit  dans les diverses contrées que son œuvre a explorées jusqu'ici, du "Degré Zorro de l'écriture" à "Ninietszche Peau'Chien"  en passant par "Divan le Terrible": il est un imparable détecteur des charges secrètes des mots. Il leur fait rendre gorge, il les retourne comme des gants, persuadé qu'ils ne disent que pour mieux dérober, que c'est sous les sens avoués que se nichent les inavouables, et les plus révélateurs. C'est cela qui fait de Verheggen le plus aventureux de nos poètes, sous ses dehors d'amuseur et de boute en train: il creuse jusqu'au plus profond dans les gisements de langage, il rampe dans les veines, mineur acharné à porter au jour ce que les mots veulent vraiment dire.  Par ses creusements continuels dans les divers registres de la langue, il met à mal les lectures qui tentent d'imposer la dominance d'une langue artificielle et de classe (au sens marxiste) sur les langues et expressions populaires. Il parie pour l'ouvert contre le figé. Il montre que la langue et le vocabulaire sont une germination continuelle, et qu'en restant ouverte, leur lecture induit non seulement une jubilation poétique mais aussi une attitude politique, qui est d'ouverture et d'appropriation par tous plutôt qu'un instrument discriminatoire et de dominance."

Les orateurs se relâchent, après une longue séance, l'assistance aussi. Et tout le monde s'esclaffe lorsque s'enfilent les titres de Verheggen, ses traductions libres du latin, ses bons mots et sa joie. Les mots de clôture? "Le dernier qui sort éteint la lumière et ferme l'aorte." La littérature est vivante et une bonne-vivante.










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