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lundi 3 février 2020

Une tragédie en absurdie avec Jean Echenoz

Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co


Jean Echenoz. (c) Sarah Trillet.


Gérard Fulmard. Imaginez l'homme derrière ce prénom et ce nom: vous visualiserez par exemple, un fonctionnaire en complet gris, le teint délavé, les cheveux - rares - collés comme de longs cils sur un crâne chauve, gratte-papier d'une administration quelconque ou contractuel ensommeillé vautré derrière le guichet d'une poste de province. En somme un type banal, sans intérêt, un peu triste. Le parfait "loser".
"(...) je ressemble à n'importe qui en moins bien. Taille en dessous de la moyenne et poids au-dessus, physionomie sans grâce, études bornées à un brevet, vie sociale et revenus proches de rien, famille réduite à plus personne (...)"
La rue qu'habite Gérard Fulmard a été le théâtre de plusieurs faits divers tragiques. Un hasard? Imaginez ensuite une déflagration qui détruit un supermarché situé non loin de l'appartement de notre personnage, celui où il fait ses courses. En cause, la chute d'un gigantesque débris de satellite soviétique qui vient de s'écraser sur Paris. Improbable?

Comment fusionner ces éléments de base en une histoire? Demandez à Jean Echenoz, il en possède la recette absolue. "Vie de Gérard Fulmard" (Editions de Minuit, 240 pages), son seizième roman, réjouissant, vient de sortir en librairie.

Gérard Fulmard. La cinquantaine désœuvrée, dénué de tout potentiel esthétique. Au chômage depuis plusieurs mois après avoir été licencié pour faute grave d'un poste aussi insipide que semble l'être sa vie. Il cherche à se remettre en selle et imagine son métier idéal. Un sauvetage ultime qui lui permettrait d'éviter la rue. Et pourquoi pas détective privé? Divagations d'un alcoolique dépressif accoudé au fond d'un bar en pleine conversation avec lui-même? Aucunement. Avec les moyens du bord, notre anti-héros fonce dans son projet avec la fougue d'un jeune candide éberlué.  Il parvient même à nous y faire croire. À moitié.

C'est sur ce ton que débute l'intrigue, qui embarque notre personnage dans l'univers d'un petit parti politique en légère ascension. Ses porte-drapeaux pensent occuper un royaume, une meute d'opportunistes y gravite à l'affût d'un morceau de pouvoir. Pourquoi pas moi?, semble songer Fulmard. Lui aussi pourrait y trouver sa place et son compte. C'est tout-à-fait consciemment qu'il revisite son sens moral et plonge en eaux troubles, goûte aux bassesses et usages communs de ce microcosme où puissants et moins puissants se courtisent, se reniflent sous la queue et ensuite se fustigent. Un petit monde merdeux et minable où l'on use de chacun comme on se sert d'objets pour nourrir ses propres fins et gravir quelques paliers. Un monde où les circonstances déplacent les curseurs, font varier les poids et mesures des individus, tantôt à protéger, suivre et soutenir, tantôt à éliminer. Un monde où les règles de déontologie les plus élémentaires sont retournées comme des chaussettes avec la fluidité des flux sur les comptes bancaires. Fulmard traverse cette jungle en dilettante, avec une candeur à la fois bouffonne et tragique.

Jean Echenoz saisit l'humanité moderne et la palette de ses formes médiocres avec un humour noir, une incroyable finesse d'observation et une sorte de désinvolture que l'on retrouve jusque dans le phrasé de son écriture. Jean Echenoz "s'en fout" avec grand art et c'est à travers ce j'en-foutre ciselé que nous entrons en empathie avec son anti-héros, qui ne parviendra jamais à complètement se distancier de son sens éthique. Au fil de son périple foutraque, nous nous attachons à ce "loser" moderne, tremblons et espérons pour lui à mesure qu'il s'enfonce - sans véritablement se débattre - dans la vase d'où personne ne viendra le retirer. Le personnage assume les conséquences de sa naïveté et de ses choix jusqu'au bout, explore et subit les règles d'un jeu dont il démontre l'absurde en payant de sa personne, sans broncher ou à peine. Une passivité déconcertante qui nous renvoie, en négatif, à l'intensité que peut atteindre la violence et la vacuité d'une humanité en voie de perdition. Splendide satire qui complète l'œuvre d'un écrivain exceptionnel.


Jean Echenoz.
(c) Jean-Luc Bertini.
Pour lire le début de "Vie de Gérard Fulmard", c'est ici.

Jean Echenoz sera à Bruxelles, à Bozar, ce mercredi 5 février, à l'initiative de la librairie Tropismes (infos ici).


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