Yvon Toussaint. |
Quelle époque que la rédaction installée au 120 rue Royale, à l'étage C! Au-dessus des rotatives bien visibles de la rue qui fournissaient le matin, l'après-midi et la nuit, leurs brassées de journaux aux camions massés aux quais de la rue de Ligne.
Le cliquetis des machines à écrire, toutes mécaniques, la sonnerie des téléphones fixes, les réunions de rédaction dans une salle ovale nommée "l’œuf". J'y allais souvent dans cette pièce aux cloisons de bois sombre, sidérée par l'aura de ce rédacteur en chef hors du commun, intelligent, brillant, à l'écoute, qui fédérait derrière lui et ses idées lumineuses toute sa rédaction.
Yvon Toussaint, je l'ai côtoyé de près les week-ends, un sur trois, puisque nous étions en binôme les samedis matins et les dimanches après-midis. Maintenant, je peux le dire: quand l'actualité était calme, ce fou de cinéma se rendait souvent à la séance de midi, avant la fin de l'édition, et renvoyait à la rédaction le chauffeur qui l'avait déposé et savait dans quelle salle aller le récupérer au cas où... Cela ne s'est jamais produit. Il était aussi celui qui apportait le champagne à tous les soirs de bouclage des jours de Noël et de l'An.
Débordant d'idées et de projets, il a aussi lancé les grandes enquêtes journalistiques, les jeunes, les catholiques, l'argent, les femmes... auxquelles j'ai eu la grande satisfaction et le plaisir de participer. Puis il a quitté le journal en 1989, à l'arrivée de Robert Hersant parmi les actionnaires.
J'allais le revoir de temps en temps, au marché le long des étangs d'Ixelles, le dimanche. J'entends encore son sonore "Bonjour, ma belle!".
Plus étrangement, je l'ai croisé deux fois à un carrefour du quartier parisien de Montparnasse. Il sortait de chez son éditeur Fayard, et moi je courais à un rendez-vous avec un auteur d'une autre maison d'édition.
Incroyablement, nous sommes tombés nez à nez deux fois sur la gigantesque place du marché à Bastia, presqu'aussi grande qu'un terrain de foot. Il séjournait souvent en Corse, moi une seule fois par an. Mais de là à s'y croiser... La deuxième fois, nous avons été prendre un café pour remercier le destin.
Et puis, dès 2002, tous les anciens du "Soir" ont retrouvé avec gourmandise sa plume brillante, sa culture inouïe, son goût pour les citations, son amour pour les idées et les mots dans la chronique bimensuelle qu'il a donnée au "Soir" pendant dix ans. Ces fameux "Contrepieds" (Genèse éditions, 256 pages) qui ont été rassemblés en un volume en janvier dernier. D'"Alechinsky" à "Xénophonie", ces chroniques alphabétiquement classées, rappellent quel grand homme a été Yvon Toussaint.
Né journaliste, Yvon Toussaint s'est découvert une vocation d'écrivain de livres à son départ du "Soir". Toujours son amour pour les mots. Il a signé plusieurs livres érudits, de genres divers, tous chez Fayard: l'enquête "Les barons Empain" (1996), le roman "Le manuscrit de la Giudecca" (2001), la biographie romancée "L'autre Corse" (2004).
Et surtout, son œuvre majeure, "L'assassinat d'Yvon Toussaint", paru en 2010. A la fois un roman passionnant, une enquête de grande ampleur et une discrète autobiographie. Car trois Yvon Toussaint se côtoient dans cet ouvrage vertigineux et époustouflant. L'auteur qui, en tapant son nom dans Google, découvre qu’un Yvon Toussaint a été assassiné à Port-au-Prince. Un sénateur haïtien, par ailleurs médecin, qui a fait ses études à l’ULB comme lui! Un troisième Yvon Toussaint, le narrateur, mènera l'enquête. Il ira jusqu'en Haïti, plusieurs fois, rencontrera des personnages-clés autour du sénateur assassiné et surtout se heurtera au vaudou et à la question des doubles. Le tout traité avec une maîtrise magistrale dans une langue prodigieuse où l'homme vivant, l'homme mort et l'homme qui enquête se superposent au point de parfois se confondre.
La présentation de ce nouveau roman dont le titre suscitait évidemment la curiosité a permis à Yvon Toussaint de réapparaître plusieurs fois en public. A la Foire du livre de Bruxelles où il était invité de la rédaction du "Soir" en compagnie de l'écrivain Dany Laferrière. Presqu'instantanément, il reprenait la main du débat où il était convié à répondre aux questions... Mais avec quel talent.
Il allait refaire le coup quelques mois plus tard à Saint-Malo où l'avait convié le Festival Etonnants Voyageurs. Avec le même appétit.
Sacré Yvon, tu resteras un fameux exemple pour les journalistes présents et futurs. Et pour les écrivains aussi.
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