A l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, les différents jurys des prix littéraires travaillent chacun de leur côté selon la mission que leur attribuent les fondations qui les dotent. Des prix qui, on le sait, n'ont pas tous la même périodicité (lire ici). Ce samedi 11 mars ont été remis officiellement au Palais des Académies les 11 prix décernés pour l'année 2016. Bingo! 11 hommes récompensés - même 13 puisqu'une des récompenses va à un trio masculin! Pas une femme alors qu'elles figurent en bonne place aux palmarès précédents. Cela a donc à juste titre grincé ici et là lors de l'annonce des lauréats. Très vite, l'Académie a rappelé que les femmes étaient présentes les années précédentes.
Et Jacques De Decker, son secrétaire perpétuel, s'en est aussi expliqué en début de cérémonie: "La question subsidiaire, celle du genre dans son acception issue de la francisation du mot anglais "gender", nous ne nous la posons pas a priori, ce qui a pour conséquence qu'aucune femme ne figure parmi nos lauréats cette année, évidence qui a déjà été remarquée. J'attribue ce manquement, que je regrette, quoique tardivement, au fait que notre Académie a tendance à se draper un peu trop dans sa dignité d'avoir été la première de langue française à s'être ouverte aux femmes."
Il est vrai que jusqu'aux décès récents de Liliane Wouters, Françoise Mallet-Joris et Claudine Gothot-Mersch, l'Académie belge comptait douze femmes parmi ses quarante membres. "C'est sensiblement supérieur", a poursuivi le maître des lieux et de la cérémonie, "aux huit écrivaines que l'Académie française a admises dans ses rangs depuis plus de trois siècles. Mais ceci, reconnaissons-le, n'est qu'une fragile excuse pour un impair qui ne se reproduira pas. Remarquons que, l'an passé, nous avions, sur ce plan, assuré la parité. Mais répétons que nous déplorons cette évidence, survenue la semaine où la journée de la femme n'a jamais eu autant de retentissement."
Place à ces messieurs, donc. Une séance dans l'assistance de laquelle se trouvaient pour la première fois une bonne série d'enfants de moins de dix ans et même des bébés. Contraste par rapport aux chevelures souvent argentées, si l'on excepte les belles boucles de Grégoire Polet. Plaisir d'entendre les petites jambes galoper dans les allées.
Prix Émile Polak
biennal, destiné à un poète belge de moins de 35 ans.
Nicolas Grégoire
pour son recueil de poésie "s'effondrer sans" (Æncrages)
Déjà lauréat du prix Lockem 2007 pour son premier manuscrit, Nicolas Grégoire poursuit inlassablement son travail d'écriture autour du génocide au Rwanda. "s'effondrer sans" est autant un travail de mémoire sur ce génocide rwandais et un témoignage des atrocités présentes dans le monde entier.
En déplacement au Rwanda, le lauréat n'a pu recevoir personnellement son prix.
Prix Quinot-Cambron
biennal, destinée à un essai.
Gérald Purnelle
pour son essai "Jacques Izoard et François Jacqmin, deux poètes entre les choses et les mots" (Midis de la Poésie/ L'Arbre à paroles)
Un volume modeste par son format, mais riche de la réflexion qu'il contient, où Izoard et François Jacqmin sont rapprochés sous la formule synthétique de "L'Ecriture et la Foudre". L'exposé naquit d'abord sous forme orale aux Midis de la Poésie, bientôt 70 ans. A propos du livre, "Le Carnet et les Instants" écrit que ces deux poètes se rejoignent dans un refus contrasté de l'approche intellectuelle: "là où Izoard entre en contact avec des matières, des étoffes, usant sans vergogne de l'œil, du doigt, de la langue, du sexe, Jacqmin approche par cercles concentriques, franchissant par paliers les couches invisibles qui ceignent l'essence des choses."
"La Belgique est-elle un village gaulois qui continue la pratique de la critique de poésie? En France, il y a moins de critiques en revue mais la critique persiste sur internet. La Belgique a la singularité de continuer à s'intéresser à ce genre qui occupe une place prépondérante dans la Belgique littéraire."
Prix André Gascht de la critique
biennal, attribué à un critique.
Joseph Duhamel
pour l'ensemble de ses critiques
Depuis plus de trente ans, Joseph Duhamel accompagne les lettres belges en tant que témoin et analyste. Il a fait partie de l'équipe de la Promotion des lettres, créée lors du festival Europalia de 1980, et intégrée ensuite au Ministère de la Communauté française, fer de lance de la défense et de l'illustration de notre littérature. Il a été le rédacteur en chef du "Carnet et les instants", et il y a beaucoup publié. Dans des essais monographiques, il a étudié Paul Emond et Xavier Hanotte, chez qui il a surtout détaillé le thème du double.
"J'essaie de partager ma passion des lettres belges."
Prix Franz De Wever
annuel, destiné à un auteur belge âgé de moins de 40 ans pour un recueil de nouvelles.
Kenan Görgün
pour son recueil de nouvelles "Détecteur de mes songes" (Quadrature)
Un bis pour Kenan Gorgun qui avait déjà reçu ce prix en 2006 pour le recueil de nouvelles "L'Enfer est à nous" (Editions Quadrature, 2005). Écrivain prodige, fort d'une œuvre de fiction multigenre, de la fresque sociologique et visionnaire au thriller, cet écrivain belge d'origine turque, classé dans la fiction spéculative à la mode anglo-saxonne excelle aussi dans la nouvelle. "Détecteur de mes songes" est le deuxième recueil qu'il publie chez Quadrature, éditeur qui défend ce genre.
"Je m'oblige à écrire une nouvelle par mois depuis dix ans. J'en ai une centaine maintenant. C'est un exercice d'autodiscipline. Passer du festin, le texte long, au régime, la nouvelle."
Prix Robert Duterme
quadriennal, destiné à l'auteur d'un recueil de récits touchant au fantastique.
Pierre Hoffelinck
pour son roman "Relation de Karl Götz" (Murmures des soirs)
Un premier roman très abouti mettant en scène Karl Götz, personnage étrange, insaisissable et plutôt narcissique. Archéologie, recherche d'une pierre philosophale en Tunisie, cité antique dans le désert et quête identitaire. Le jury pense qu'il relève du réalisme magique et du roman initiatique, entre Hermann Hesse et Dino Buzzati. Et que, sous des dehors parfois puérils, il est malicieusement subversif, comme le sont les récits de Hermann Hesse et de Dino Buzzati.
"Est-ce du fantastique? Cela m'est confirmé par ce prix. Je ne me suis jamais dit que j'allais écrire du fantastique mais ce que j'écris est du fantastique. Je ne peux pas m'en défaire. Mon style n'est pas spontané. Je me relis beaucoup, même à voix haute."
Prix Georges Lockem
annuel, destiné à un poète belge de moins de 25 ans.
Quentin Volvert
pour son recueil de poésie "Ghettos".
Poète de 19 ans, Quentin Volvert maîtrise tous les rythmes et toutes les cadences, du distique au verset, du lapidaire à l'énumération lyrique, du constat philosophique à la vision surréaliste des environnements urbains. De plus, d'un momentum dont il est le contemporain, le poète fait le socle d'une réflexion qui porte sur l'éternel affrontement de l'homme à ses gouffres.
"Quand j'écris, je compose des mots comme une incantation. Je viens de la chanson."
Prix Emmanuel Vossaert
biennal, destiné à un écrivain belge pour un ouvrage en prose ou en vers, et plus spécialement un essai de caractère littéraire.
Pierre Schoentjes
pour "Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique" (Wildproject, 2015).
Le lauréat est un romaniste qui occupe la chaire de littérature française contemporaine à l'université de Gand. Il est un analyste attentif des nouvelles tendances en lettres françaises: "Poétique de l'Ironie" (Seuil, 2001), "Silhouettes de l'ironie" (Droz, 2007), "La Grande Guerre: un siècle de fictions romanesques" (Droz, 2008). Il a synthétisé ses plus récents travaux dans "Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique", radicalisant encore le caractère inédit de sa recherche, attentive au rapport de l'écriture à la réalité.
"Venue des Etats-Unis, l'écopoétique se propose d'étudier le rapport entre la littérature et l'environnement naturel."
Prix Félix Denayer
annuel, destiné à un auteur belge pour l'ensemble d'une œuvre ou pour une œuvre en particulier.
Grégoire Polet
pour l'ensemble de son œuvre
à l'occasion de la sortie de son roman "Tous" (Gallimard)
Lauréat du prix Sander Pierron 2008 pour son roman "Chucho", Grégoire Polet est adepte du roman choral et de la fiction ample comme en témoigne son "Barcelona!", sorti en 2015. Un roman ancré dans la ville qu'il a habitée pendant plusieurs années. Revenu à Bruxelles, il publie "Tous", toujours chez Gallimard, un roman où il prend tous les risques, un roman politique. Un récit gigogne, une sorte de triptyque avec une militante belge d'un mouvement alternatif, handicapée à la suite d’un attentat terroriste, un commissaire européen grec et un manifestant polonais qui demande justice.
"C'est un roman historique, une uchronie qui revisite le passé récent dans l'idée d'emprunter des chemins qui n'ont pas été pris. Aujourd'hui on voit que la colère des citoyens n'a servi à rien. Il m'a été en partie inspiré de l'essai "Colère et temps" de Pierre Sloterdijk. En partant de si..., et si... et si... j'ai suivi les conséquences de ce que j'écrivais. C'est de la politique-fiction qui se passe dans les cinq, six dernières années. Ce n'est pas un essai qui propose mais un roman qui imagine. Il est la continuation de mon roman précédent, "Barcelona!" Il est dérangeant car très proche de notre époque. Mais c'est un roman positif, joyeux, ironique, gai, riant."
Prix André Praga
biennal, destiné à une œuvre théâtrale créée à la scène ou à la télévision.
Benjamin d'Aoust, Stéphane Bergmans et Matthieu Donck
pour la série "La Trève"
Couronnement d'un nouveau genre audiovisuel, les séries télévisées qui sont enfin nées du côté francophone de la Belgique avec "La Trêve", coup de foudre du public de la RTBF d'abord, de l'audience internationale ensuite.
Pour bien montrer combien sont importants les dialogues dans un scénario, un extrait est projeté. Et la récompense va collectivement au trio de scénaristes.
"Travailler à plusieurs est très jouissif. C'est aussi moins douloureux. Notre postulat de départ était qu'il y ait un récit dans le récit. Comme quand on part avec deux voitures. Il y a le récit encadré chez la psy et la question de savoir pourquoi on a tué. Nous avons de l'intérêt pour le genre policier, mais aussi pour le réel qui est souvent plus inventif que ce qu'on pourrait imaginer."
Prix Verdikt-Rijdams
annuel, destiné à un ouvrage portant sur le dialogue entre les arts et les sciences
Laurent Demoulin
pour son roman "Robinson" (Gallimard)
Laurent Demoulin a déjà été couronné par l'Académie. Il reçut le prix Émile Polak 2000 pour le manuscrit de son recueil de poèmes "La Terre retournée." "Robinson" est un livre en marge des genres littéraires: ni roman, ni récit, mais un texte fascinant sur un enfant autiste, écrit par son père dans une langue précise, mesurée, maniant l'humour sans donner au lecteur un sentiment de pitié. Extrait: "Robinson, lui, ne ment jamais. Quand il jette un objet mou, qui atterrit à terre en silence sans que je m'en aperçoive, il me le montre avec une honnêteté confondante. Si, par un signe de la main, il m'indique son gobelet, c'est parce qu'il a vraiment soif et non, comme j'ai parfois tendance à le croire, pour attirer l’attention, pour rester dans la pièce que nous sommes sur le point de quitter, etc. Nulle ruse: la transparence de l’immobilité."
"Je n'ai jamais cessé d'écrire pour moi-même à côté de mon travail d'universitaire sur Simenon, Savitzkaia, Baillon, ou Jean-Philippe Toussaint. J'ai toujours écrit de la fiction pour moi-même. En cachette car le travail universitaire est intimidant. Analyser de toutes grandes œuvres amène la question: qui suis-je pour vouloir écrire moi-même? Avec "Robinson", j'ai essayé de ne pas être dans l'ego mais de me centrer sur Robinson. J'ai reçu beaucoup de lettres de parents d'enfant autiste, mais pas seulement. Dès que l'autisme est entré dans ma vie, il y a dix ans, j'ai eu envie d'écrire à ce sujet. En avais-je droit? A-t-on le droit de parler de ses enfants?"
Prix Nessim Habif
Grand prix de la francophonie décerné à un écrivain dont les œuvres sont écrites en langue française.
Patrick Chamoiseau
Ce qui aurait dû être le bouquet final de la proclamation n'a malheureusement pas pu se concrétiser. Le prix international Nessim Habif, la plus prestigieuse des distinctions, n'a pas pu être remise en mains propres à son lauréat. Patrick Chamoiseau a en effet fait savoir, qu'à son grand regret, les moyens de transports ne lui permettaient pas d'être présent à Bruxelles samedi.
Comme si le titre de son dernier roman paru, "La matière de l'absence" (Seuil) et pour lequel il était couronné, se concrétisait par l'absence de l'auteur.
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