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jeudi 26 novembre 2020

Le rêve de paradis de Lila


Il y a quelques semaines, je relayais le deuxième concours d'écriture à l'attention des 15-20 ans de l'asbl Albertine qui avait pour thème "Partager l'avenir" (lire ici; depuis, j'ai appris que Jean-Marie Gustave Le Clézio écrivait aussi tous ses textes à la main). Si le concours a eu moins de participants que l'an dernier, normal vu la situation actuelle qui chamboule pas mal les écoles en général et les projets personnels en particulier, le jury (Alain Berenboom, Mélisande Fauvet, Geneviève Damas, Sandrine Bonjean), se réjouit de la qualité des textes qui lui sont parvenus, "d'une grande qualité, riches en maturité et émotions". Tous écrits par des élèves de quatrième secondaire.

Le prix du jury a été attribué à la nouvelle de Lila Jeanjot de l'école Singelijn, "Somnium caelium" (lire ci-dessous). A noter qu'elle avait déjà participé au concours l'an dernier. Esma Sen, de l'Athénée Fernand Blum-Roodebeek, a reçu, elle, le prix coup de cœur du président du jury, Alain Berenboom, pour sa nouvelle "Le monde d'aujourd'hui, d'hier et de demain". 

Quel plaisir de découvrir cette belle plume!

"Somnium caelium"

Ostende le 22 mai 2021
La mer s'agite, les vagues sont de plus en plus fortes. Le vent souffle dans mes cheveux et emporte avec lui des grains de sable. Le ciel commence tout doucement à s'assombrir. Je crois qu'une tempête se prépare. 
Je ne devrais pas être là, mais tant pis, qu'est-ce que je risque? J'ai déjà tout perdu. Même ma vie ne m'appartient plus. Au-dessus de ma tête, un compte à rebours s'est enclenché. Quoique je fasse je mourrai à la fin du décompte. Moi qui avais une panoplie de rêves à réaliser, je me rends compte qu'au final je ne pourrai rien accomplir. Ah… rien que d'y penser j'ai envie de pleurer.
Il se met à pleuvoir, le temps est en adéquation avec mon humeur.  
Je sens mon téléphone vibrer. Plusieurs appels manqués et une série de message de mon médecin m'ordonnant de rentrer. 
Ai-je envie d'y retourner? Non, certainement pas! 
Je n'ai déjà plus beaucoup de temps, je ne vais pas le gaspiller entre ces quatre murs. Là, j'ai juste envie de balancer mon téléphone dans l'eau et de tout quitter.  Et si je le faisais? La tentation est trop forte. Je ne peux y résister. 
Je me mets à marcher jusqu'à la lisière du sable et de l'eau. J'hésite quelques secondes avant de rentrer petit à petit dans la mer. Le liquide froid m'enveloppe et me recouvre totalement. Pour la première fois de ma vie j'ai un sentiment de liberté…
Est-ce vraiment de la liberté? Un doute m'envahit, mon esprit se trouble, je n'arrive plus à réfléchir… 
Un instant de lucidité me revient. Mais que fais-je? Je suis en train de tout gâcher! En ce moment je suis vivant, c'est le principal. Ce n'est pas parce que je suis malade que je dois me croire mort avant l'heure. Sur ces pensées, je reprends des forces et affronte la tempête pour remonter à la surface. C'est dur, les vagues me secouent dans tous les sens. Je manque de me faire emporter plusieurs fois par le courant mais je résiste tant bien que mal. Il le faut!  
Allez, encore un peu de courage. J'y suis bientôt.  Je sors ma tête de l'eau. Je reprends une bouffée d'oxygène et ouvre mes yeux. Ils me piquent, mes poumons me brûlent et je me mets à tousser mais malgré tout ça je suis heureux car cela prouve que j'appartiens encore à ce monde.
Grâce à cette expérience, j'ai réalisé que j'avais encore une chose à accomplir avant de décéder. Une vie sans regret c'est ça que je veux.  

Hôpital le 23 mai 2021
Mes jambes avancent toutes seules. Ce trajet, je pourrais le parcourir les yeux fermés. Peu importe le nombre de temps à passer ici, je ne peux m'y habituer. Ces couloirs blancs m'oppressent. L'odeur si particulière de ce lieu me monte au nez et me donne la nausée. Non, décidemment je n'aime pas cet endroit. Mais je dois passer par là pour le rejoindre.
Je trouve enfin le bon couloir et marche jusqu'à cette porte. Il me suffit d'un pas pour la franchir mais je n'y arrive pas. Mon corps commence à trembler, je ne peux m'arrêter. Je m'accroupis devant la porte et essaye de reprendre mes esprits. Après cinq minutes j'arrive enfin à retrouver le contrôle de mes émotions. J'exhale un bon coup et rentre dans la pièce. 
Rien n'a changé, toujours ces murs blancs, ces deux lits au centre séparés seulement par un rideau et cette unique fenêtre servant à de longues heures de contemplation où l'on s'imagine être partout sauf ici. 
Je me dirige directement vers le deuxième lit, j'ouvre le rideau. Mon regard se pose sur le petit garçon qui me fait face. 
Il me regarde d'un air perplexe jusqu'au moment où il semble me reconnaitre. 
- Tu es revenu! s'exclame-t-il.
- Oui, désolé du retard. Je me suis perdu mais ne t'inquiète pas, maintenant je suis là, dis-je d'un ton chaleureux. 
- Alors, qu'a dit le médecin? Vas-tu rester? s'interroge-t-il.  
- Et bien comment dire… Je suis arrivé au même stade que toi et non, je ne pense pas rester ici.
- Mais tu avais promis de rester avec moi, se plaint-il les yeux plein de larmes.
- Ecoute Aris, je n'ai pas de rêve à accomplir avant de mourir mais toi tu en as un. Alors j'ai décidé que mon rêve serait de t'aider à réaliser le tien. 
Ses yeux se posent sur moi, se mettent à briller mais d'un coup je m'aperçois que leur lueur s'estompe pour laisser place à de la tristesse. 
- Pourquoi es-tu si triste?
Il secoue la tête. 
- Non, je veux partir avec toi. Mais comment vais-je faire pour transporter les machines, dit-il d'un air abattu. 
- Oh Aris, ne t'inquiète pas pour ça. 
- Mon médecin m'a dit que 'en avais besoin, gémit-il. 
Je m'accroupis devant lui et passe mes mains dans ses belles boucles blondes et le regarde dans ses yeux bleu azur. 
- Je ne te l'ai pas dit plus tôt mais aujourd'hui est un jour spécial. Tu peux quitter ces machines et cette pièce et partir loin d'ici avec moi. Le médecin m'en a donné l'autorisation. 
Il me saute dans les bras et me fait un câlin. 
- Merci, merci, chuchote-t-il, sa tête enfuie dans mon cou. 
Je lui tends ma main. 
- Lève-toi maintenant. On va préparer tes affaires. 

28 mai 2021 Sud de la France, Provence : 
Les rayons du soleil s'infiltrent à travers mes rideaux et se posent sur mon visage. Je me réveille en douceur. Mes pas me mènent vers le miroir accroché à une des poutres de cette vieille bâtisse. J'ai l'impression que mon reflet est une toute autre personne. Un léger teint halé, les yeux reposés, tout mon visage s'est décrispé. Heureusement je ne ressemble plus à un cadavre ambulant. Ça me fait du bien au moral. Je ressens les bienfaits de cette semaine passée aux côtés d'Aris. Tous les deux nous avons exploité à fond ces derniers jours pour pouvoir réaliser toutes les activités que le petit monstre voulait accomplir. 
En parlant de lui cela m'étonne qu'il ne soit pas encore venu me rejoindre. D'habitude il profite de mon sommeil pour se jeter sur mon estomac et par la même occasion me réveiller. Rien que d'y penser j'en ai encore des crampes. Mais bon comment lui en vouloir? Il est si mignon.
Je me mets à le chercher dans la maison. Ne le trouvant pas, je commence à m'inquiéter.
- Aris où es-tu? 
Pas de réponse! Je panique vraiment. Jusqu'au moment où j'entends des rires venant de l'extérieur. Je me précipite à travers les dédales de couloirs et ouvre la porte menant au jardin. Stupeur! Devant mes yeux se déroule une scène surréaliste. 
L'enfant est en train de courir sur la pelouse tout en se faisant courser par une poule. A l'instant où j'allais intervenir pour arrêter l'animal, le gamin tombe et la poule vient lui picorer la main comme si elle voulait le rassurer. Il se met à rigoler puis me voit et me sourit. 
- Simon, tu as vu? La poule et moi faisions un touche-touche, dit-il en se relevant. 
- Oui j'ai vu. Allez, viens te préparer, aujourd'hui c'est le grand jour. 
Après quelques minutes d'attente nous sommes enfin prêts. J'ouvre la grande porte en bois et nous sortons de la demeure. 
- Allons-y à pied ce n'est pas très loin, dis-je en prenant la main d'Aris. 
- Oui, j'ai hâte, s'exclame-t-il. 
Nous continuons notre chemin. Sur la route, Aris aperçoit un lézard. Comme à son habitude il lâche ma main et décide de le courser. En le regardant si joyeux, j'ai un léger pincement au cœur. Honnêtement, si quelqu'un passait par là, il ne croirait jamais que ce gamin qui joue dans les hautes herbes soit malade. Mais bon, je sais que bien souvent les apparences sont trompeuses. Allons, n'ayons pas de pensée pessimiste, aujourd'hui est un grand jour pour Aris. Il ne faut pas que je le gâche. 
- Continuons notre chemin sinon nous serons en retard, dis-je avec entrain. 
Il retourne à côté de moi et nous poursuivons notre balade. 
- Simon, je n'aime plus le bruit qu'on entend tout le temps à la maison, me chuchote-t-il comme pour me faire une confidence.
- Le bruit? Ah tu veux dire le chant des grillons?
- Oui et bien ton chant, il m'a réveillé trop tôt ce matin, se plaint-il d'une moue boudeuse. 
- Ne t'inquiète pas, tu t'y habitueras, dis-je en rigolant. 
Il ne m'écoute déjà plus, trop absorbé par le lézard qui nous suivait toujours. 
Nous marchons pendant plusieurs minutes jusqu'à notre destination. 
Quand nous sommes arrivés, tout était prêt. Nous embarquons dans la nacelle. Tous les deux nous regardons avec admiration le lancement de flammes. L'énorme ballon se gonfle doucement au-dessus de nos têtes et s'élance dans les airs. Plus nous gagnons en altitude plus nous nous habituons aux crépitements des flammes. Arrivé à une certaine hauteur, Aris s'agrippe au rebord du panier. 
- Fais attention, tu risques de tomber, dis-je d'un ton malicieux. 
- Même pas vrai, dit-il en tirant la langue. 
D'un coup, le vent se lève et la montgolfière s'accélère. Ça n'a pas du tout l'air de l'inquiéter. Le petit bonhomme repart de plus belle dans un fou rire. Nous divaguons encore quelques instants tout en contemplant le paysage. Soudain, le môme se mit à pleurer. Je reste ébranlé ne sachant pas d'où vient cette tristesse. 
- Pourquoi pleures-tu? 
- Parce-que c'est beau…
Un long silence s'ensuit jusqu'au moment où il trouve le courage de terminer sa phrase. 
- Je ne pensais jamais pouvoir ressentir cette sensation un jour. Tels les oiseaux que j'observais à travers la fenêtre de l'hôpital, je vole et contemple la Terre. 
A ces mots je le prends dans mes bras et nous continuons à regarder ce paysage si cher aux yeux d'Aris. 
Je n'en reviens pas, il y a une semaine, je voulais en finir avec ma vie, la trouvant triste à souhait. Maintenant, même si je sais que celle-ci va bientôt prendre fin, je ne suis plus attristé. Au contraire, je suis heureux d'être là, dans le ciel, aux côtés de la personne que je considère comme mon frère. Nous profitons du moment, sans penser au lendemain. Pour une fois, nous, les enfants sans avenir, sommes plus éblouissants que le soleil.


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