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lundi 20 avril 2020

Adresse au père et à la mère patrie

Temps de lire, de relire, de découvrir, de se souvenir, de faire fondre sa PAL,
pour les petits et pour les grands #confinothèque19

Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co


Edouard Louis. (c) Sarah Trillet.

Dans un précédent roman, "En finir avec Eddy Bellegueule" (Seuil, 2014; Points, 2015), Edouard Louis s'insurgeait contre la brutalité du monde de son enfance et nous dressait le portrait sans concession de parents violents noyés dans l'alcool, le racisme et l'homophobie.


Dans le texte court, "Qui a tué mon père" (Seuil, 90 pages, 2018; Points, 2019), il revisite l'histoire en déplaçant radicalement la focale. En partant de ce qui n'a pas eu lieu entre lui et son père, il explore une nouvelle piste de compréhension et retrace le parcours de cet homme d'origine modeste, les exclusions sociales successives qu'il a subies et auxquelles il a consenti presque "naturellement", jusqu'à en sortir broyé et privé de son propre corps.

En parallèle, Edouard Louis dénonce les inégalités profondes d'une société partagée entre une fraction de la population valorisée et soutenue et l'autre vouée aux plus humiliantes persécutions et dont la raison d'être se réduit à un rôle de chair à produire. Un système consacré et qui se perpétue grâce aux politiques qui se succèdent depuis plusieurs décennies en France.
"Quand on lui demande ce que le mot racisme signifie pour elle, l'intellectuelle américaine Ruth Gilmore répond que le racisme est l'exposition de certaines populations à une mort prématurée."
"Tu appartiens à cette catégorie d'humains à qui la politique réserve une mort précoce."
Edouard Louis s'adresse ainsi à la fois au père et à la (mauvaise) mère patrie. En éparpillant ses souvenirs devant lui, il parle de la France d'aujourd'hui et dénonce. Il s'efforce de comprendre la manière dont les circonstances s'en sont prises au corps de son père, comment elles ont réduit son existence au conformisme le plus étriqué et fait surgir la crainte des différences, jusqu'au rejet de la féminité et le refus de s’émouvoir.
"Toi tu n'étais pas là. Tu n'avais même pas la bouche ouverte parce que tu avais perdu le luxe de l'étonnement et de l'épouvante, plus rien n'était inattendu parce que tu n'attendais plus rien, plus rien n'était violent puisque la violence, tu ne l'appelais pas violence, tu l'appelais la vie, tu ne l'appelais pas, elle était là, elle était."
Adresse unique envers sa mère, qui ne semble exister dans ce récit qu'en coulisses, sans moins participer aux humiliations de l'enfance, si pas plus.

Edouard Louis évoque la manière dont la politique, si elle n'a aucun impact sensible sur l'existence des nantis, a sur d'autres l'effet de rétrécir les vies et rendre certains rêves et destins inaccessibles. Elle peut, comme ce fut son cas, s'insinuer au sein des familles et réduire ceux qui la subissent à l'état de captifs, dépouillés de tout désir de devenir autre chose que ce que leur dictent les convenances.

Edouard Louis relie ces contextes et conditionnements artificiels aux silences de son père, à sa violence, à l'expression impossible de ses attachements et de son amour pour un fils dont la féminité, insupportable miroir, était impossible à concevoir. Un père dont des pans entiers de vie sont restés atrophiés, étouffés par les oppressions imposées par sa condition sociale.
"L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique."
Dans ce huis clos à voix unique, Edouard Louis nous parle non seulement de la France d'aujourd'hui mais aussi et surtout de sa colère, du partage impossible de son amour avec un père brisé et de sa profonde tristesse mêlée à quelques bris de lumière - d'avoir entrevu ce qu'il aurait pu advenir de la vie de ce père et de n'avoir pas eu l'occasion de s'en nourrir. Il frappe juste et dur, mais il frappe aussi un sujet connu. S'il ouvre une réflexion plus large à propos de ce qu'il a vécu, en replaçant sa famille et son histoire dans un contexte socio-économique et politique, il revisite cependant une thématique rebattue.
"Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis m'a dit que ce sont les enfants qui transforment leurs parents, et pas le contraire. Mais ce qu'ils ont fait de ton corps ne te donne pas la possibilité de découvrir la personne que tu es devenu."
Replacé dans le contexte de ses précédents romans, "Qui a tué mon père" apparaît plus ambigu sur la posture que le romancier tient vis-à-vis de son père, sans pour autant être plus nuancé. Ce texte, que je ne parviens pas à situer, semble refléter une phase ultérieure du travail de compréhension et d'acceptation du romancier à l'égard de son histoire et il me laisse davantage le sentiment d'avoir assisté à la progression d'une thérapie. Ce qui est fort louable. Mais cela nous apporte-t-il réellement quelque chose sur le plan littéraire?


Pour lire en ligne le début de "Qui a tué mon père", c'est ici.



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