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lundi 20 juillet 2020

Apprendre à devenir orpheline

Par Sarah Trillet, invitée de LU cie & co


Anne Pauly. (c) Sarah Trillet.


"Avant que j'oublie" (Verdier, 138 pages, août 2019) est le très réussi premier roman d'Anne Pauly. Salué tant par la critique que par les lecteurs, lauréat du prix Envoyé par la Poste 2019, il a tout récemment remporté le prix du Livre Inter 2020.

La surprise et l'originalité de ce roman ne tiennent pas au choix du thème - rebattu en littérature - mais bien à la manière d'Anne Pauly. Construit sous la forme d'un témoignage aux accents largement autobiographiques, la narratrice dresse un portrait-hommage de son père qui vient de succomber à un cancer.

D'une voix sensible, mêlant expressions très personnelles, parfois surprenantes, à une langue délicate piquée d'élans de grâce, elle nous accompagne dans l'exploration d'émotions et interrogations universelles. Ce que signifie la mort d'un père, la gestion de sa disparition physique, mais aussi ce mouvement de bascule dans une version inédite de soi-même qui implique d'apprendre à devenir orpheline.

Submergée par les démarches administratives et la déconcertante banalisation de la manière dont un homme disparaît du monde, le flegme presque grotesque avec lequel il est expédié sous terre, la narratrice remonte le fil de l'histoire de son père. Un père dont l'entourage, presque soulagé, retient le portrait tronqué de l'homme violent et alcoolique qu'il était, certes, mais qui le trahit tout autant.
"(...) Moi, je préférais ne pas. Le premier jour, j'ai donc résisté, façon Bartelby, à cette injonction d'inventaire définitif en contemplant, immobile, cigarette à la main, les choses dans leur ensemble depuis le seuil des pièces, hésitant à leur imposer un mouvement qui dissoudrait peu à peu et pour toujours ce qu'il y avait eu avant."
C'est au milieu de l'encombrement des objets qui ont appartenu à son père que la narratrice (re)découvre le visage d'un homme aux désirs et affinités plus complexes que ce que suggèrent les apparences, et qu'elle se souvient qu'il n'a pour elle jamais failli. Parce qu'à sa manière, entre deux éclipses d'alcool ou de colère, l’homme mal équarri à l'allure si bourrue n'a eu de cesse, à son égard, de témoigner de cette tendresse attentive qui lui permettait de percevoir ses états de détresse et d'y répondre. Toujours.
"(...) Une dernière fois, je l'ai admiré pour son esprit original et si mal compris, pour l'élégante précision de ses idées, pour son entêtement insensé à ne s'être jamais autorisé que ça alors qu'il avait tant d'ampleur et pour m'avoir appris à être sensible à la poésie que dégagent les choses modestes."
La narratrice nous dit beaucoup de l'homme mais aussi, peut-être, des rapports de classe et de la puissance avec laquelle ils se sont exercés sur les babyboomers, laissant une part d'entre eux sur les bas-côtés de leurs rêves, empoisonnant parfois l'intime jusqu'à éteindre la volonté même et à pousser à la capitulation, à cet aveu, tragique, d'insignifiance. Et à laisser à d'autres la réalisation de leur destin rêvé.

C'est ce à quoi se refuse la narratrice. Avec délicatesse et un humour qui nous permet de rester à une distance intime suffisante, elle nous invite à la suivre dans l'exploration de son deuil, mais aussi de ce qui lui a permis de se propulser dans son propre devenir, en reconnaissant les points de lumière de son parcours et en acceptant fièrement non seulement l'homme qui fut son père mais aussi les imprécisions, les accidents et les manques dont nous sommes au final tous constitués.

En plus d'être un récit très juste et raconté avec une voix et un style aboutis, ce premier roman offre une vue bien plus réaliste et subtile du processus de deuil que ce qu'en disent certains théoriciens qui le réduisent trop souvent à une série d'étapes conventionnelles dont on sortirait "guéri", de préférence le plus vite possible. Une vision non seulement réductrice et froide mais qui dénie tout autant la dimension éminemment subjective et le caractère imprévisible et profondément chamboulant d’un tel événement de vie.
"(...) Ils avaient manqué de tout puis travaillé, acheté des voitures, de bonnes moquettes, des linos en promo, des Tupperware, des fours, des livres, des vélos et des machines à laver, entretenu vaguement quelques hobbies, laissé leur porte ouverte et accueilli des étrangers, perdu leurs parents très tôt, rencontré des difficultés, subi inlassablement des choses qui ne leur convenaient pas et marché globalement complètement à côté de leur destin, croyant, comme tous les gens d'origine modeste de leur génération, n'avoir aucun choix en la matière. Ils s'étaient beaucoup fait de mal mais dans l'ensemble, ils étaient restés d'accord sur l'essentiel. Ils nous avaient aimés, poussés, et compte tenu des circonstances, on pouvait dire qu'ils avaient fait de leur mieux."

Pour lire le début de "Avant que j'oublie", c'est ici.



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